Dans une décision rendue sur question prioritaire de constitutionnalité (QPC)
du 22 janvier 2016, le Conseil constitutionnel déclare conformes à la Constitution les dispositions imposant au maître d'ouvrage de se substituer à son sous-traitant dans l'hypothèse où ce dernier ne remplit pas son obligation d'offrir à ses salariés un hébergement collectif "
compatible avec la dignité humaine".
Cette contrainte est issue de la
loi du 10 juillet 2014 qui introduit un nouvel article L 4231-1 dans le code du travail. Elle prévoit une procédure simple : lorsque le maître d'ouvrage est informé que les salariés de son cocontractant sont soumis à des conditions d'hébergement collectif incompatibles avec la dignité humaine, il doit lui enjoindre par écrit de faire cesser sans délai cette situation. A défaut de régularisation, il est tenu de prendre en charge lui-même cet hébergement, dans des conditions respectueuses des normes en vigueur. Cette procédure a ensuite été organisée plus précisément par le
décret du 30 mars 2015.
C'est à l'occasion d'un recours pour excès de pouvoir dirigé contre ce décret que la
Fédération des promoteurs immobiliers a posé une question prioritaire de constitutionnalité portant sur l'article L 4231-1 du code du travail, ou plus exactement son second alinéa relatif à la substitution du maître d'ouvrage au sous-traitant. Le Conseil d'Etat, dans un
arrêt du 23 octobre 2015, a décidé le renvoi de la question, estimant qu'elle présentait un "caractère sérieux". Le Conseil constitutionnel examine successivement l'atteinte au principe de responsabilité et à l'égalité devant les charges publiques.
Le principe de responsabilité
La loi du 10 juillet 2014 introduit en effet un dispositif de responsabilité du maître d'ouvrage pour des faits commis par son sous-traitant.
Dans sa
décision du 22 octobre 1982, le Conseil constitutionnel érige au niveau constitutionnel le principe énoncé à l'
article 1382 du code civil, selon lequel "
tout fait quelconque de l'homme, qui cause à autrui un dommage, oblige celui par la faute duquel il est arrivé à le réparer". Pour donner valeur constitutionnelle à cette disposition d'origine législative, le Conseil la rattache à l'article 4 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789, aux termes duquel "
la liberté consiste à faire tout ce qui ne nuit pas à autrui". Par la suite, dans une
décision QPC du 31 juillet 2015, il précise que ce principe a pour conséquence la faculté ouverte à chacune d'engager une action en responsabilité, action dont le législateur peut définir les conditions.
En l'espèce, la loi du 10 juillet 2014 institue une solidarité de paiement : en cas de défaillance du sous-traitant, le maître d'ouvrage doit assumer la charge du logement décent des employés, ce qui ne lui interdit pas d'engager ultérieurement une action contre le sous-traitant pour obtenir remboursement de ces frais. Dans cette même décision du 31 juillet 2015, le Conseil constitutionnel contrôle si les conditions d'engagement de cette solidarité sont "proportionnées à son étendue et en rapport avec l'objectif poursuivi par le législateur".
Le droit au logement décent
En l'espèce, l'objet des dispositions contestées est d'assurer le respect "droit au logement décent". Ce droit ne figure pas, en tant que tel, dans notre corpus constitutionnel. Tout au plus, peut-on citer le
Préambule de 1946 qui affirme que "
la Nation assure à l'individu et à la famille les conditions nécessaires à leur développement" et
qui consacre en même temps le principe de dignité de la personne
humaine. Dans sa
décision du 19 janvier 1995, le Conseil constitutionnel a fait une interprétation très constructive de ces dispositions, en affirmant que la "
possibilité de toute personne de disposer d'un logement décent est un objectif de valeur constitutionnelle". Le droit à un logement décent n'est donc pas un droit, mais un objectif justifiant une politique d'aide au logement et d'amélioration qualitative de celui-ci.
En l'espèce, le Conseil constitutionnel estime donc que la mesure décidée par le législateur, dans le cadre d'une politique publique visant à assurer aux salariés un logement décent n'est pas "manifestement disproportionnée" par rapport à l'objectif poursuivi.
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Fernand Léger. Les ouvriers. 1951 |
L'égalité devant les charges publiques
Le second moyen invoqué était précisément celui invoqué par le Conseil d'Etat dans sa décision de renvoi. La Fédération requérante s'appuyait sur la
décision du 20 novembre 2003 rendue à propos de la
loi du 26 novembre 2003 relative à la maîtrise de l'immigration. Ce texte impose en effet à la personne hébergeant un étranger venu séjourner en France pour une visite privée ou familiale de prendre en charge non seulement les frais de son séjour mais aussi, le cas échéant, ceux liés à son rapatriement. Le Conseil constitutionnel a alors considéré qu'une telle contrainte, ne prévoyant aucun plafonnement des frais et ne tenant pas compte de la bonne foi de l'hébergeant, portait une atteinte "
caractérisée" au principe d'égalité des citoyens devant les charges publiques, garanti par l'article 13 de la
Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789.
Dans sa décision du 22 janvier 2016, le Conseil constitution estime, et c'est déjà un élément non négligeable, que le grief tiré de l'égalité devant les charges publiques est opérant. Il aurait pu, en effet, l'écarter purement et simplement, en s'appuyant sur une jurisprudence traditionnelle. Il considère ainsi, d'une manière générale, qu'une obligation légale pesant sur une personne privée, l'obligeant à engager une dépense ou à procurer un bien à un tiers, ne peut s'analyser comme une "
charge publique" susceptible d'être contrôlée au regard de l'article 13 de la Déclaration de 1789. Dans sa
décision du 29 mai 2015, il en décide ainsi à propos de la loi interdisant aux sociétés distributrices d'eau d'interrompre le service en cas de non-paiement des factures.
En l'espèce, le Conseil accepte d'examiner le moyen reposant sur l'égalité des charges publiques, après avoir observé que la loi du 10 juillet 2014 et son décret d'application du 30 mars 2015 confèrent à l'administration un pouvoir d'injonction qui lui permet d'obliger le maître d'ouvrage à assumer sa responsabilité en matière de logement collectif. Une telle contrainte imposant une charge financière peut donc s'analyser comme une charge publique.
Malheureusement pour la Fédération requérante, l'évolution jurisprudentielle s'arrête là. Après avoir admis le caractère opérant du moyen, le Conseil l'écarte sur le fond. Compte tenu de l'objectif d'intérêt général poursuivi par une telle mesure, il estime, là encore, que la charge imposée au maître d'ouvrage n'emporte pas une "rupture caractérisée" à l'égalité devant les charges publiques.
En rejetant la QPC posée par la Fédération des promoteurs immobiliers, le Conseil constitutionnel valide une mesure législative reposant sur l'idée d'une responsabilité solidaire de l'ensemble des responsables d'un chantier. Il incite à méditer sur l'intensité des contraintes que le Parlement doit imposer pour qu'un droit figurant parmi les plus élémentaires soit respecté. En l'absence de contrainte financière, force est de constater que les employeurs de certains secteurs ont tendance à considérer leurs salariés comme une main d'oeuvre taillable et corvéable. Espérons que ces éléments seront pris en considération lors de la réforme annoncée du Code du travail.
- Sur la notion de dignité et le droit au logement : introduction du chapitre 7 dans le
manuel de libertés publiques sur internet.
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