Le Chat. Philippe Geluck |
L'obstacle de la compétence ratione temporis
La Cour va pourtant affirmer sa compétence en s'appuyant sur une jurisprudence inaugurée par l'arrêt Silih c. Slovénie du 9 avril 2009, selon lequel l'obligation procédurale de mener une enquête effective s'impose à un Etat en cas d'atteinte quand bien même les faits se sont déroulés avant l'entrée en vigueur de la Convention, à la condition que ces faits soient très graves comme des atteintes à la vie ou à l'intégrité d'une personne. Cette jurisprudence a d'ailleurs déjà été appliquée à des victimes des évènements de juin 1990 en Roumanie (par exemple : CEDH, 20 octobre 2009, Agache et a. c. Roumanie). Certes, la Cour a récemment précisé, dans l'affaire Janowiec et a. c. Russie du 21 octobre 2013, que cette antériorité des faits ne peut être admise que si l'essentiel de la procédure d'enquête ne peut matériellement se dérouler qu'après l'entrée en vigueur de la Convention. Autrement dit, le fait générateur et l'entrée en vigueur de la Convention doivent être séparés par un laps de temps relativement court qui, en tout état de cause, ne saurait dépasser dix ans.
Recours des victimes et devoir d'enquête
Le second obstacle opposé à la Cour par les autorités roumaines vise exclusivement le cas du second requérant, Marin Stoica, qui a été enfermé et maltraité dans les sous-sols de l'immeuble de la télévision. Aux yeux de la Roumanie, sa plainte est tardive car déposée une dizaine d'années après les faits, en juin 2001. Par voie de conséquence, sa saisine de la Cour européenne serait donc irrecevable.
La Cour admet pourtant la recevabilité de la requête, en estimant que la plainte déposée par Marin Stoïca devant les juges roumains n'était pas tardive. Pour parvenir à ce résultat, elle prend en considération l'impact psychologique spécifique des mauvais traitements infligés à des personnes qui ne s'identifient pas à des manifestants. Tel était précisément le cas du requérant qui a été arrêté alors qu'il se rendait à son travail. S'appuyant sur des travaux scientifiques mentionnés dans l'Observation générale n° 3 éditée en 2012 par le Comité des Nations Unies contre la torture, la Cour montre que ces traitements ont pour effet d'anéantir la capacité des victimes de faire confiance à autrui, situation qui explique leur répugnance à porter plainte immédiatement après les faits.
La diligence du requérant pour saisir les juges internes s'apprécie ainsi au regard de deux critères. Le premier est sa situation psychologique, que la Cour prend en considération. A cette analyse psychologique s'ajoute, en l'espèce, une explication parfaitement rationnelle, dès lors que les victimes n'avaient guère d'espoir de voir leur plainte aboutir dans les années qui ont immédiatement suivi les évènements.
Cette observation conduit au second critère qui repose sur la diligence de l'enquête menée par les autorités roumaines. Celle-ci n'a été réellement engagée qu'après l'an 2000, lorsque des responsables des évènements de 1990 ont enfin été mis en accusation, mise en accusation qui a immédiatement suscité un afflux de plaintes. Or, la jurisprudence de la Cour, dont le fondement se trouve dans les articles 2 et 3 de la Convention européenne des droits de l'homme, affirme que les Etats ont un devoir d'"enquête effective" lorsque les droits à la vie et à l'intégrité personnelle ont été violés sur leur territoire. C'est ainsi qu'elle sanctionne régulièrement, par exemple dans l'arrêt du 20 octobre 2011, Jularic c. Croatie, l'absence d'enquête officielle après des bavures policières. En l'espèce, la Cour observe que l'enquête après 1990 a été "lacunaire et déficiente", marquée par "de longues périodes d'inactivité". La Roumanie a donc failli à son devoir d'enquête effective.
Dès lors, la Cour sanctionne logiquement les autorités roumaines pour violation des articles 2, 3 et 6 § 1 de la Convention. Sur ce point, cette décision constitue une mise en garde adressée aux Etats. Ceux qui seraient tentés de considérer que la maîtrise du temps suffit à assurer une certaine forme d'impunité devront méditer cette décision. Comme elle l'avait fait récemment à propos des massacres de Katyn, soixante-douze ans après les faits, la Cour refuse de se laisser imposer un calendrier.
Cette décision de la Cour européenne des droits de l'Homme possède une double dimension :
RépondreSupprimer- doctrinale, tout d'abord. Les juges strasbourgeois ont souvent une interprétation extensive de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'Homme et des libertés fondamentales qui constitue la principale base de leurs décisions. Est-ce un bien ? Est-ce un mal ? Il est heureux pour le citoyens que la hardiesse de la juridiction du Conseil de l'Europe compense la frilosité des juridictions nationales dont elle est la dernière instance de recours.
- politique, ensuite. Il n'est pas inutile, au moment où dans la plus grande précipitation, les Etats adoptent des législations pour lutter contre le terrorisme international (utiles en termes de sécurité), de leur rappeler que le droit les oblige et qu'ils ne peuvent pas tout faire au nom de la raison d'Etat (inutilité de certaines dispositions liberticides). Ce rappel vaut pour les pouvoirs exécutif (inspirateur de la norme), législatif (rédacteur de la norme) et judiciaire (contrôleur de l'application de la norme. Cette dernière est faite pour protéger le citoyen contre l'Etat.
Dans le cas d'espèce, la Cour européenne des droits de l'Homme vient, au plus grand bonheur des défenseurs des libertés, contredire la morale de la fable de Jean de la Fontaine : "Selon que vous serez puissant ou misérable, les jugements de Cour vont rendront blanc ou noir (Les animaux malades de la peste).