L'Assemblée plénière de la Cour de cassation, dans une
décision du 25 juin 2014, a mis fin aux divisions qui ont marqué le traitement judiciaire de la célèbre affaire Baby Loup. La décision intervient à l'issue d'une procédure qui a commencé en décembre 2008, avec le licenciement, par la directrice de la crèche associative Baby Loup, d'une employée qui, au retour de son congé parental, avait repris ses fonctions en portant un voile islamique.
Pour la directrice, l'attitude de cette salariée constitue une faute lourde, dès lors qu'elle viole le règlement intérieur de la crèche adopté en 2003. Ce dernier précise que la liberté de conscience des membres du personnel ne saurait faire obstacle aux principes de laïcité et de neutralité qui s'appliquent dans l'exercice de l'ensemble des activités de la crèche. Pour la salariée en revanche, son licenciement constitue une atteinte à sa liberté religieuse et elle s'estime victime d'une discrimination.
De la crèche à l'Assemblée plénière
N'ayant pas obtenu satisfaction du conseil de prud'hommes de Mantes La Jolie en 2010, ni de la Cour d'appel de Versailles en 2011, la salariée a formé un pourvoi devant la Chambre sociale de la Cour de cassation.
Celle-ci a cassé la décision de la Cour d'appel en considérant que Baby Loup ne gérait pas un service public et que l'obligation de neutralité ne s'imposait donc pas à ses employés.
Saisie sur renvoi, la Cour d'appel de Paris a résisté à cette jurisprudence de la Chambre sociale et considéré, dans une
décision de novembre 2013, que la crèche pouvait être considérée comme une "
entreprise de conviction". Elle pouvait donc imposer le strict respect du principe de neutralité à son personnel, dans le but de transcender le multiculturalisme des personnes auprès desquelles elle exerce son activité. Statuant dans ce sens, la Cour d'appel de Paris s'opposait résolument à la Chambre sociale. Dès lors que la requérante formait un nouveau pourvoi devant les juges suprêmes, le Premier Président a donc logiquement ordonné le renvoi devant l'Assemblée plénière.
Celle-ci rend une décision dont la première qualité est sans doute la clarté. Elle écarte la notion d'"entreprise de conviction", trop peu précise, pour s'engager tout simplement dans un contrôle de la proportionnalité. Elle considère ainsi que l'atteinte à la liberté religieuse qu'impose le règlement intérieur n'est pas excessive par rapport aux finalités poursuivies par l'établissement.
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Plantu. Le Monde. 5 mars 2014
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L'entreprise de conviction
S'appuyant sur le contrôle de proportionnalité, l'Assemblée plénière écarte le moyen tiré du caractère d'"entreprise de conviction" qui serait susceptible de caractériser la crèche Baby Loup.
La notion d'"entreprise de conviction" ne rencontre guère d'écho dans notre système juridique. Appelée aussi "entreprise de tendance", formulation empruntée au droit allemand, elle désigne, selon la formule donnée par Me Waquet, avocat de la salariée licenciée, "des associations, des syndicats ou des groupements (partis politiques, églises ou autres groupes à caractère religieux), dans lesquels une idéologie, une morale, une philosophie ou une politique est expressément prônée". L'objet essentiel de l'"entreprise de conviction" est donc la défense et la promotion d'une doctrine.
La
directive européenne du 27 novembre 2000
autorise, dans son article 4 § 2, les Etats membres de l'Union
européenne à conserver dans leur système juridique des dispositions
législatives autorisant une différence de traitement en matière
religieuse, lorsqu'elles s'appliquant à des "
activités professionnelles d'églises et d'autres organisations
publiques ou privées dont l'éthique est fondée sur la religion ou les
conviction". Dans ce cas, et seulement dans ce cas, la différence de traitement n'est pas considérée comme discriminatoire.
Pour qualifier Baby Loup d'entreprise de conviction, la Cour d'appel de Paris ne pouvait se fonder sur la directive, en l'absence de loi française reconnaissant formellement cette notion. Elle a donc préféré s'appuyer sur la jurisprudence de la Cour européenne. Celle-ci se réfère aux "
entreprises de conviction" et admet que l'employeur d'une telle structure impose à ses employés des sujétions particulières, sujétions qui peuvent, à titre exceptionnel, limiter les droits qu'ils tiennent de la Convention européenne des droits de l'homme. Dans sa décision du
3 février 2011 Siebenhaar c. Allemagne elle admet ainsi une obligation de loyauté particulière pour une assistante maternelle travaillant pour une église protestante.
Pour considérer la crèche comme une entreprise de conviction, la Cour d'appel de Paris a dû considérer que la laïcité et la neutralité qui en est la conséquence procèdent d'un choix idéologique. Elle a franchi ce pas, en s'appuyant sur l'arrêt
Lautsi c. Italie rendu par la Cour européenne le 18 mars 2011 qui reconnaît effectivement la laïcité comme une conviction... Certes, mais il s'agissait alors de parents d'élèves s'élevant contre la présence de crucifix dans les écoles italiennes. Les convictions laïques étaient donc celles de ces parents et non pas celles de l'établissement.
La laïcité, un élément de l'ordre public
La qualification de Baby Loup comme entreprise de convictions est donc sanctionnée par l'Assemblée plénière qui casse la décision de la Cour d'appel pour deux motifs essentiels.
Elle fait d'abord observer que les statuts de l'association Baby Loup n'expriment aucune adhésion à une doctrine philosophique ou religieuse et n'imposent aucun choix de cette nature à ses employés. Cela ne signifie pas qu'elle ne puisse pas les contraindre à respecter une obligation de neutralité, mais que cette dernière résulte d'un autre fondement, soit le respect des règles juridiques en vigueur, soit les contraintes attachées à la nature des activités de l'entreprise.
Ensuite, l'Assemblée plénière rappelle que la laïcité est un "
principe constitutionnel d'organisation de l'Etat". L'
article 1er de notre Constitution énonce, on le sait, que "la France est une République indivisible,
laïque, démocratique et sociale". La laïcité n'est donc pas une "conviction" susceptible de justifier quelques modifications du contrat de travail dans certaines entreprises. C'est un élément de l'ordre public dont le fondement se trouve dans la Constitution. Quant au principe de neutralité, le Conseil constitutionnel le consacre comme l'un des principes fondamentaux du service public, et il ne s'impose donc pas directement aux structures privées qui ne gèrent pas un service public.
Le contrôle de proportionnalité
La notion d'entreprise de conviction n'est donc pas applicable au cas de Baby Loup, et on sent que la juridiction suprême se méfie d'une notion d'importation aux contours mal définis et dont les éléments de définition sont très difficilement applicables au cas de la crèche. Au demeurant, l'Assemblée plénière considère ce moyen comme surabondant, dès lors qu'il suffit d'exercer un contrôle de proportionnalité pour aboutir à un résultat identique.
Aux yeux de la Cour de cassation en effet, il suffit d'examiner le règlement intérieur de la crèche et de s'assurer que l'exigence de neutralité imposée au personnel est justifiée par rapport aux tâches à accomplir et aux buts de l'établissement. Ce faisant, elle se borne à appliquer la jurisprudence de la Cour européenne, en considérant qu'il est possible de réaliser un ingérence dans la liberté religieuse des personnes, si cette ingérence est nécessaire dans une société démocratique et proportionnée aux finalités poursuivies. L'Assemblée plénière note ainsi que la crèche ne comporte que dix-huit salariés et que l'interdiction du port de signes religieux n'a rien d'absolu. Elle ne concerne en effet que les activités directement en relation avec les enfants.
Cette neutralité répond à plusieurs objectif précis qui sont de respecter le droit des parents de choisir l'éducation de leurs enfant et aussi, de manière plus générale, d'assurer l'accueil des jeunes enfants dans un quartier sensible dans lequel il faut faire "vivre ensemble" des personnes provenant de milieux culturels très différents. De tels objectifs sont parfaitement licites mais incompatibles avec la position de la salariée licenciée qui n'a jamais nié qu'elle portait un voile pour manifester sa volonté de se conformer aux obligations de la religion musulmane. Il s'agit donc, comme l'affirme l'arrêt de la Cour européenne
Leyla Sahin c. Turquie du 10 novembre 2005 d'un acte motivé par une conviction religieuse.
L'Assemblée plénière arrive ainsi à la conclusion que le règlement intérieur de la crèche Baby Loup est conforme au droit français, et que la salariée voilée pouvait donc être licenciée pour non respect de ce règlement intérieur. Sur ce plan, la décision invite, en quelque sorte, les entreprises et associations concernées à reprendre la rédaction de leur règlement intérieur, afin d'y faire figurer l'obligation de neutralité.
On ne peut que saluer une décision qui présente la laïcité tout à la fois comme un élément de l'ordre public et un instrument de cohésion sociale. En même temps, l'Assemblée plénière aurait pu rappeler que le voile islamique n'est pas seulement l'expression d'une conviction religieuse mais aussi le signe de l'abaissement des femmes et de leur soumission. La laïcité est aussi l'instrument d'une lutte pour l'égalité devant la loi, et il serait bon, parfois, de le rappeler.
Bonjour,
RépondreSupprimerJe ne sais pas où vous avez vu que la Cour rappelle le principe constitutionnel de laïcité: il n'en est pas question dans les motifs, mais dans le rappel des moyens. De ce fait, votre interprétation de la portée de la laïcité semble discutable: la considérer comme une composante de l'ordre public, c'est prendre le risque de méconnaître sa fonction première: le respect de la liberté de conscience dans le secteur privé, sous réserve de restrictions contrôlées (ce dont s'assure ici la Cour, au regard des missions spécifiques de BabyLoup)...
Madame,
RépondreSupprimerJe suis entièrement d'accord avec le premier commentaire. La Cour de cassation ne s'appuie en aucun cas sur le principe constitutionnel de laïcité. La mise en avant de ce principe est le fait de la défenderesse, dans les griefs qu'elle adresse à l'arrêt d'appel. La Cour ne la reprend pas à son compte. De même, la Cour n'établit aucun lien avec l'ordre public dans les motifs de son arrêt. Nous sommes tout au contraire dans une pure affaire d'ordre intérieur, celui de la discipline dont se dote une organisation privée pour son fonctionnement interne, dans les limites que la loi lui impose. L'ordre public est donc étranger est à cette affaire. Le respect de la laïcité dans l'entreprise n'est pas une affaire qui se résout, comme en matière constitutionnelle ou de police administrative, par la conciliation entre la sauvegarde de l'ordre public et la garantie des droits et libertés mais, comme vous le soulignez d'ailleurs, par une appréciation de la proportionnalité la restriction aux fins qui peuvent être légalement les siennes.
"En même temps, l'Assemblée plénière aurait pu rappeler que le voile islamique n'est pas seulement l'expression d'une conviction religieuse mais aussi le signe de l'abaissement des femmes et de leur soumission"
RépondreSupprimerN'aurait-ce pas résonné comme une forme de discrimination religieuse ?