Dans un
arrêt du 6 juin 2014, Fédération des conseils des parents d'élèves des écoles publiques et Union nationale lycéenne, le Conseil d'Etat affirme la légalité du
décret du 24 juin 2011 relatif à la discipline dans les établissements secondaires. Les dispositions contestées portaient sur l'obligation faite au chef d'établissement d'engager des poursuites disciplinaires contre les élèves auteurs de violences même verbales à l'égard d'un membre du personnel, ou d'actes graves à l'encontre d'un membre du personnel ou d'un autre élève. Avec ce recours, les requérants plaidaient ainsi pour la reconnaissance d'un principe général du droit d'opportunité des poursuites disciplinaires, principe général clairement écarté par le Conseil d'Etat.
On pourrait évidemment méditer longuement sur cette association de parents d'élève dont l'objectif est de mettre leur progéniture à l'abri des sanctions disciplinaires encourues, lorsqu'ils agressent professeurs ou condisciples. Si l'opportunité du recours ne saute pas aux yeux, c'est cependant l'opportunité des poursuites qui est au coeur du débat juridique.
Le principe d'opportunité des poursuites
Le principe d'opportunité des poursuites trouve son origine dans l'
article 40 du code de procédure pénale (cpp), selon lequel "
le procureur de la République reçoit les plaintes et les dénonciations et apprécie la suite à leur donner (...)". Il apprécie ensuite "
s'il est opportun", soit d'engager des poursuites, soit de mettre en oeuvre une procédure alternative, soit encore de classer sans suites la procédure si des circonstances particulières liées à la commission des faits le justifient. (
art. 40-1 cpp).
Observons que ce principe d'opportunité des poursuites a valeur législative, la rédaction actuelle de l'article 40 cpp trouvant son origine dans
la loi Perben 2 du 9 mars 2004. Il n'a pas valeur constitutionnelle, et la présente décision du Conseil d'Etat refuse formellement d'en faire un principe général du droit. Il n'a pas davantage valeur universelle, même s'il est très répandu, aussi bien dans les pays de droit écrit comme la Belgique, les Pays Bas ou encore l'Egype, mais aussi dans certains pays de Common Law, en particulier aux Etats Unis ("
Nolle Prosequi").
Le principe de légalité des poursuites
Certains pays comme l'Allemagne, la Pologne, l'Espagne (ou encore l'ex Union soviétique) préfèrent le principe de légalité des poursuites, selon lequel le procureur est tenu de poursuivre le suspect, si l'enquête préliminaire met en lumière des soupçons à son encontre.
Cette opposition entre opportunité et légalité des poursuites est au coeur de l'arrêt du 6 juin 2014. Car le décret attaqué impose effectivement un système de légalité des poursuites dans le cas particulier des procédures disciplinaires engagées à l'encontre d'élèves coupables de violences. Aux yeux des requérants, ce décret viole un principe général du droit (PGD) d'opportunité des poursuites. René Chapus, on le sait, a montré que les PGD consacrés par le Conseil d'Etat ont valeur supra-décrétale et infra-législative, ce qui signifie qu'un décret non conforme à un PGD est entaché d'une erreur de droit et donc annulé pour illégalité.
En l'espèce, le Conseil d'Etat ruine les espoirs des requérants. Il affirme certes que "dans le silence des textes, l'autorité administrative compétente apprécie l'opportunité des poursuites en matière disciplinaire". Autrement dit, le principe d'opportunité des poursuites, qui trouve son origine dans le droit pénal est également applicable en matière disciplinaire. Cette référence au "silence des textes" vaut à la fois consécration et condamnation. Car en l'espèce, il n'y a pas silence des textes. Au contraire, l'administration a pris soin de prendre un décret pour affirmer haut et clair sa volonté de mettre en place un régime de légalité des poursuites. Le Conseil d'Etat ajoute donc logiquement "qu'aucun principe général du droit ne fait obstacle à
ce qu’un texte réglementaire prévoie que, dans certaines hypothèses,
des poursuites disciplinaires doivent être engagés". Dans ce cas, le chef d'établissement ne dispose plus du pouvoir discrétionnaire d'engager ou non des poursuites. Il est dans une situation de compétence liée et doit engager ces poursuites lorsque les faits de violence sont établis.
|
Bill Watterson. Calvin et Hobbes. Circa 1993. |
Un décret cosmétique ?
Sur le plan du raisonnement juridique, l'arrêt n'est guère contestable. Mais on peut justement s'interroger sur la mise en oeuvre de cette compétence liée. En effet, le Conseil d'Etat précise que " l’obligation ainsi faite aux chefs d’établissement trouve sa limite dans
les autres intérêts généraux dont ils ont la charge, notamment dans les
nécessités de l’ordre public", formule qui ne figure pas dans le décret attaqué. Bien entendu, les nécessités de l'ordre public constituent une obligation d'origine législative supérieure à celle imposée par le décret de 2011.
Il n'empêche que l'on peut se demander si cette réserve ne vide pas de son contenu l'obligation imposée par le décret. Supposons, par exemple, un chef d'établissement confronté à une agitation des élèves, qui s'opposent à ce que l'un d'entre eux soit déféré devant le conseil de discipline pour violences envers un professeur. Les contraintes de l'ordre public, c'est à dire les risques de désordre, peuvent-elles justifier un refus d'exécuter l'obligation imposée par le décret ? On peut le penser, à la lecture de l'arrêt du Conseil d'Etat. En définitive, ce sont bien les nécessités de l'ordre public qui fondent le principe de l'opportunité des poursuites, puisque sa mise en oeuvre repose sur un arbitrage entre le trouble à l'ordre public résultant d'une infraction et le trouble que risques de provoquer des poursuites dans certains contextes.
De la même manière, on ne peut qu'observer, avec les requérants, l'imprécision des termes employés par le décret. La référence à une "violence verbale" ou à un "acte grave" est effectivement peu claire, surtout dans des affaires mettant en cause des adolescents parfois peu conscients précisément de la gravité de leur comportement. Le Conseil d'Etat écarte l'argument d'une atteinte au principe de légalité des délits, consacré par l'article 8 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789. A ses yeux, le décret "ne définit pas d'obligation dont la méconnaissance constituerait un manquement
disciplinaire, mais se borne à faire référence à certains cas pour
lesquels sont instituées des modalités spécifiques d’engagement des
poursuites disciplinaire". Le raisonnement apparaît teinté de sophisme, car ces cas d'engagement de poursuites demeurent relativement imprécis.
Un dernier élément d'incertitude réside enfin dans l'articulation entre poursuites pénales et poursuites disciplinaires. En principe, les deux procédures sont parfaitement indépendantes, mais la réalité des choses est bien différente. Dans l'hypothèse de violences physiques exercées à l'encontre d'un professeur, il est très probable que celui-ci portera plainte, suscitant ainsi une mise en examen de l'auteur de ces violences. Dans ce cas, le chef d'établissement devra-t-il saisir immédiatement le conseil de discipline comme le décret l'y oblige, ou pourra-t-il attendre les suites de l'enquête pénale ? S'abritant derrière "les
nécessités de l’ordre public", il pourra sans doute faire le second choix, d'autant qu'il est délicat d'engager des poursuites disciplinaires lorsque par exemple la plainte est classée sans suite.
La décision du 6 juin 2014 met en lumière le caractère pour le moins cosmétique du décret de 2011, d'ailleurs très caractéristique du droit de cette époque. D'un côté, on affirme une volonté répressive, celle de lutter avec sévérité contre ces jeunes qui sèment la terreur dans les établissements d'enseignement. A cette fin, on impose une obligation de les poursuivre. De l'autre côté, on met en place toute une série d'instruments juridiques permettant de se soustraire à cette obligation. Quand un décret a une finalité purement rhétorique, on ne peut pas reprocher au Conseil d'Etat... de faire la même chose.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire