« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.
vendredi 27 janvier 2012
Le Tonsuré désemparé face à la laïcité
ien que l'actualité juridique ne soit pas toujours de nature à faire sourire, il est cependant des décisions jurisprudentielles moins tristes que les autres. La seconde chambre civile de la Cour de cassation, dans une décision du 20 janvier 2012 a ainsi été conduite à se pencher sur... la tonsure.
M. X. a été ordonné prêtre en 1972, après avoir suivi une formation au grand séminaire, d'octobre 1965 à juin 1967. Ordonné prêtre en 1973, il quitte l'état ecclésiastique en 1981. Il demande ensuite la liquidation de ses droits à pension à de la caisse d'assurance vieillesse invalidité et maladie des cultes (Cavimac). Rien que de très banal.
Le dernier recours contre "la première tonsure"
Le problème est que précisément la Caisse refuse à M. X. de valider les trimestres de formation passés au grand séminaire dans la liquidation de ses droits à pension. A ses yeux, l'élève d'un grand séminaire se consacre exclusivement à l'étude, et n'exerce aucun "ministère" ni aucune autre activité sacerdotale. C'est seulement à partir de "la cérémonie de première tonsure"qu'il devient effectivement un ministre du culte catholique, en l'occurrence le 1er janvier 1973 dans le cas de M. X.
Ayant sans doute le sentiment qu'on lui cherchait des poux dans la tonsure, M. X. a donc saisi la justice d'ici-bas, à savoir le tribunal des affaires de Sécurité sociale. Après un véritable chemin de croix judiciaire, il a obtenu satisfaction devant la Cour d'appel de Dijon, dans une décision du 8 juillet 2010. Mais la Caisse des cultes et l'association diocésaine de Dijon ont saisi la Cour de cassation, qui a finalement confirmé le jugement d'appel. Conformément aux principes du droit commun, la Cour estime que l'élève d'un grand séminaire doit être considéré comme "membre d'une congrégation ou collectivité religieuse", compte tenu du "mode de vie communautaire" et de la "volonté commune d'approfondissement d'une croyance et d'une spiritualité partagées" qui y règnent. Elle en déduit donc que les années de séminaire entrent dans le calcul des droits à la retraite.
On pourrait évidemment méditer sur cet acharnement des autorités diocésaines, bien peu charitable à l'égard d'un prêtre dont on nous dit qu'il a quitté l'état ecclésiastique. Mais l'affaire n'est pas si anodine, car derrière "la première tonsure" se cache en réalité d'autres enjeux.
Des sacrements dans le droit social, comme des cheveux dans le potage
La Cavimac gère le régime de retraite des religieux conformément droit commun. L'article L 382-15 du code de la sécurité sociale prévoit cependant, et c'est tout de même une légère entorse au principe de laïcité, la consultation d'une commission consultative bipartite, comprenant des représentants de l'administration et "des personnalités choisies en raison de leur compétence, compte tenu de la diversité des cultes concernés". Cette commission participe à l'élaboration d'un règlement intérieur de la Caisse des cultes qui définit les critères d'affiliation des assurés, "en considération des règles et spécificité de chaque culte religieux". On observe néanmoins que les représentants de la religion catholique sont au nombre de 27 dans la Commission, alors que les autres religions disposent de 5 représentants, le culte protestant ayant choisi de ne pas s'affilier à cette Caisse, mais de demeurer dans le régime général.
L'article 1.23 du règlement intérieur établi par cette commission, et en vigueur au moment des faits énonçait : "En ce qui concerne le culte catholique, la date d'entrée en ministère est la date de la tonsure, si celle-ci a eu lieu avant le 1er janvier 1973, ou la date du diaconat si celui-ci a été conféré après le 1er janvier 1973. Depuis le 1er octobre 1988, c'est la date du premier engagement qui sera retenue". Qu'il s'agisse de tonsure, de diaconat, ou de premiers voeux, ce sont donc des sacrements qui conditionnaient le droit à la retraite.
Georges Brassens. La petite marguerite
L'arrêt du Conseil d'Etat de novembre 2011
Le Conseil d'Etat dans un arrêt du 16 novembre 2011, M. Jean Jacques A. a déclaré illégales l'article 1.23 de ce règlement intérieur. On observe cependant que la haute juridiction ne sanctionne pas ces dispositions pour violation du principe de laïcité mais pour incompétence. Ce moyen n'est pas tiré par les cheveux. Il est même parfaitement logique dans le mesure où l'incompétence est un moyen d'ordre public dont l'existence suffit à entraîner l'annulation de l'acte, sans qu'il soit nécessaire de se prononcer sur les autres arguments juridiques. En l'espèce, le Conseil d'Etat observe qu'une caisse gérant l'assurance vieillesse n'est pas compétente pour définir les périodes d'activité prises en considération pour l'affiliation, ces éléments relevant du code de la sécurité sociale.
A cet égard, la décision rendue par la Cour de cassation le 20 janvier 2012 apparaît comme la conséquence logique de l'arrêt du Conseil d'Etat du 16 novembre 2011. Dès lors que le règlement intérieur qui fixait la date d'ouverture des droits selon des critères purement religieux est annulé, les ministres du culte sont donc dans la situation du droit commun, conformément à l'article L 382-15 qui précise qu'ils "relèvent du régime général de sécurité sociale".
Pourquoi tant d'acharnement des autorités ecclésiastiques à défendre un droit déja écorné par les juges du fond (voir par exemple la décision du Tribunal des affaires sociales du Morbihan du 30 juillet 2007) et presque anéanti par la décision du Conseil d'Etat ?
L'effet boomerang de la liberté religieuse
La décision conduit à une situation étrange, car notre requérant s'appuie sur le droit laïc et demande l'application du droit commun.
L'association diocésaine, à l'inverse, s'appuie sur l'article 1er de la loi du 9 décembre 1905 : "La République assure la liberté de conscience. Elle garantit le libre exercice des cultes". Elle invoque également l'article 9 de la Convention européenne selon lequel "toute personne a droit à la liberté de pensée, de conscience et de religion". Derrière ces références à la liberté de religion se cache en réalité la revendication de la supériorité du droit religieux sur le droit laïc. En l'espèce, il s'agit d'imposer un sacrement comme élément conditionnant le droit à une prestation sociale. L'atteinte au principe de laïcité est alors évidente, car la religion sort de la sphère privée pour pénétrer dans la vie sociale.
L'enjeu de la décision était donc bien éloigné de la tonsure de M. X. En admettant la supériorité du droit religieux sur le droit laïc, le juge aurait probablement ouvert la boîte de Pandore. Pourquoi alors ne pas reconnaître par exemple la supériorité de la Charia pour résoudre les litiges civils ? De quoi faire dresser les cheveux sur la tête aux partisans de l'égalité devant la loi.
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