« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


vendredi 2 février 2024

Accouchement sous X : La jurisprudence Odièvre confortée.

La Cour européenne des droits de l'homme (CEDH), dans une décision Cherrier c. France du 30 janvier 2024, considère que le droit français opère un juste équilibre entre le droit d'accès aux origines et le droit à la vie privée des personnes. Une femme issue d'un accouchement sous X ne peut ainsi accéder à l'identité de sa mère biologique, que si cette dernière a formellement consenti à une telle divulgation.

 

Un accord de volontés 


Rappelons que l'accouchement sous X est issu d'une pratique lointaine inaugurée par Saint Vincent de Paul en 1638, dans le but d'éradiquer les infanticides. Il avait alors généralisé l'usage du "tour", sorte de niche creusée dans le mur des hospices. On pouvait y déposer anonymement un nouveau-né, recueilli ensuite par le personnel hospitalier, de l'autre côté du mur. Aujourd'hui, l'article 326 du code civil prévoit que "lors de l'accouchement, la mère peut demander que le secret de son admission et de son identité soit préservé". 

Ce secret des origines n'est aujourd'hui plus tout à fait absolu, dans la mesure où il peut être levé, par consentement mutuel. La loi du 22 janvier 2002 met en place une autorité indépendante, le Conseil national pour l’accès aux origines personnelles (CNAOP.) dont la mission est de permettre l’accès, par les personnes à la recherche de leurs origines, au dossier détenu par les services départementaux ou les œuvres privées d’adoption. Cet accès est cependant subordonné à l’accord de la femme ayant accouché sous X. La connaissance des origines n’est donc pas le produit d’un droit dont l’enfant serait titulaire, mais d’une rencontre entre deux volontés.  Le secret de l'identité de la mère demeure un choix relevant de sa vie privée.

La requérante, Annick Cherrier, est née sous X en 1952. Sa mère biologique a refusé, à plusieurs reprises, que son identité lui soit divulguée. Elle a même demandé au CNAOP d'être "laissée en paix". Quoi qu'il en soit, la requérante a fait un recours du refus d'accès que lui a opposé le CNAOP, recours qui a été successivement rejeté par le tribunal administratif, la Cour administrative d'appel, et enfin le Conseil d'État statuant en cassation. Devant la CEDH, elle invoque une atteinte à sa vie privée.

Elle n'obtient pas satisfaction, et les spécialistes de la jurisprudence européenne diront que l'arrêt Cherrier n'apporte rien de nouveau par rapport à la célèbre jurisprudence Odièvre qui, en 2003, avait déclaré conforme à la Convention européenne le dispositif français d'accouchement sous X. La Cour ne juge pourtant pas cette requête irrecevable, car elle éprouve le besoin de rappeler les principes directeurs de cette jurisprudence qui était contestée par ceux-là mêmes qui font la promotion d'un droit absolu d'accès aux origines.

 

 


 

Le petit duc Eugène de Montesquiou-Fézensac endormi 

Elisabeth Vigée Lebrun pastel 

 

L'arrêt Godelli

 

Dans l'arrêt Godelli c. Italie du 25 septembre 2012, la CEDH sanctionne la loi italienne qui interdit toute procédure d'accès aux origines au profit des enfants nés d'une femme "qui ne consentait pas à être nommée".  La décision avait alors été saluée par les partisans de la levée totale du secret comme un premier pas vers la reconnaissance d'un droit d'accès aux origines,  et une certaine forme de remise en cause de la jurisprudence Odièvre.

On croit aisément ce que l'on désire. En réalité, la décision Godelli confortait déjà la jurisprudence Odièvre. Aucune instance ne pouvait alors être saisie en Italie, afin de prendre contact avec la mère biologique et lui demander si elle consentirait à une levée du secret des origines. Ce n'est donc pas l'anonymat qui est sanctionné dans l'arrêt Godelli, mais son caractère irréversible. 

 

L'équilibre entre les droits

 

De fait, la décision Cherrier rappelle que l'État n'a pas seulement à s'abstenir d'intervenir  par des ingérences arbitraires dans la vie privée des personnes. Il doit aussi, parfois, prendre des dispositions positives pour garantir cette vie privée, y compris dans les relations entre les individus. C'est le cas dans l'accouchement sous X, car l'État doit garantir le secret de l'identité de la mère biologique et, en même temps, prévoir une procédure d'accès aux origines, par consentement mutuel. Comme bien souvent, il s'agit donc de ménager un équilibre entre des droits contradictoires, le droit aux origines de l'enfant et le droit à la vie privée de la mère.

En l'espèce, la CEDH estime que le droit français ménage toujours entre les intérêts en cause un équilibre satisfaisant. Contrairement à ce qu'affirme la requérante, le mécanisme de réversibilité du secret par la loi de 2002 permet aux personnes nées sous X de bénéficier du droit à la connaissance de leurs origines qu'elles tirent de l'article 8 de la Convention. 

De fait, la Cour écarte l'argument de la requérante, qui reposait au contraire sur l'idée que, depuis la jurisprudence Odièvre de 2002, l'équilibre a été modifié. Elle faisait valoir qu'une loi du 16 janvier 2009 avait complété le système de réversibilité du secret en supprimant la fin de non-recevoir de l'action en recherche de maternité qui était opposée à l'enfant donc la mère avait accouché dans l'anonymat. Mais ce texte ne peut s'appliquer que si précisément la mère a accepté de renoncer au secret. De même, l'accès aux origines des enfants nés par don de gamètes, organisé par la loi du 2 août 2021, ne peut exister qu'avec le consentement du donneur, dans des conditions identiques à celles de l'accouchement sous X. Dans le cas de la requérante, les autorités françaises ont fait ce qu'elles ont pu pour mettre la rencontre entre les deux volontés de la mère et de l'enfant née sous X. Hélas, la mère ne souhaitait pas la levée de son anonymat, précisant d'ailleurs qu'elle souhaitait que le secret perdure après son décès. C'est son droit le plus strict, et la Cour européenne estime qu'elle a le droit de conserver la maîtrise d'une information qui relève de sa vie privée.

L'équilibre des droits n'a donc pas été modifié en droit interne, et la requérante n'a pas davantage pu invoquer efficacement l'existence d'un consensus entre les États sur le droit d'accès aux origines. En effet, le CEDH fait observer que les pratiques demeurent très diverses, et que la seule exigence posée par sa jurisprudence concerne le caractère non irréversible du secret. Dès lors, affirme la CEDH, "il n'y a aucune raison de parvenir à une conclusion différente de celle de l'affaire Odièvre dans la présente espèce". 

L'arrêt Cherrier reprend certes la jurisprudence Odièvre, mais c'est précisément ce qui fait son intérêt. Les partisans d'un droit absolu d'accès aux origines sont en effet très actifs sur le plan médiatique, et ils ont obtenu d'incontestables succès, en particulier avec son application aux enfants nés d'un don de gamètes. Sans doute espéraient-ils que l'élargissement du champ d'application pouvait conduire à un approfondissement de sa mise en oeuvre, faisant disparaître le veto éventuel de la mère. Sur ce plan, rien ne change, et l'on ne peut que s'en féliciter. 

Car l'accouchement sous X est le produit d'un double abandon. De l'enfant évidemment qui  devra construire son identité dans l'ignorance de ses origines, même s'il convient de rappeler que le père a la possibilité de le reconnaître dans le délai de deux mois après la naissance. Mais l'abandon est aussi celui de la mère, le plus souvent une femme très jeune ou très démunie qui ne choisit pas d'accoucher sous X sans souffrir de cette décision, et sans en souffrir durablement. Un rapport de l'INED, hélas remontant à une dizaine d'années, notait un accroissement de ces naissances, de 588 en 2005 à 700 en 2010. Parmi ces femmes, 31% vivaient chez leurs parents, 80 % n'étaient pas en couple, et 75 % ne disposaient pas de leur autonomie financière. L'accouchement sous X n'apparait alors plus comme un choix, mais comme le témoignage d'une situation sans issue. Et si cette victime veut oublier, la décision n'appartient qu'à elle.

 


Le droit d'accès aux origines : Manuel de Libertés publiques version E-Book et version papier, chapitre 8, section 2 § 2



lundi 29 janvier 2024

Le jour d'après... les 32 cavaliers de l'apocalypse


La loi du 26 janvier 2024 pour contrôler l'immigration, améliorer l'intégration a été publiée dans le Journal officiel du 27 janvier, amputée par le Conseil constitutionnel de trente-cinq articles sur quatre-vingt-six. La décision du Conseil, rendue deux jours plus tôt, sanctionnant trente-deux dispositions comme cavaliers législatifs, a provoqué des réactions politiques considérables, alors même qu'elle ne saurait surprendre les spécialistes de droit constitutionnel.

 

Des cavaliers surgis hors de la nuit

 

Tous les commentateurs ont fait observer que la sanction des cavaliers législatifs n'est pas une nouveauté et ils ont tous mentionné une jurisprudence constante, ce qu'affirme aussi le Conseil dans son communiqué. Sur ce point, la décision était prévisible. 

On définit traditionnellement ces cavaliers comme des dispositions figurant dans un article d'un projet ou d'une proposition de loi et qui n'y ont pas leur place car elles sont sans lien avec le texte. Ces cavaliers peuvent prendre la forme d'un amendement ajouté à une disposition ou la modifiant. Depuis la révision de 2008, l'article 45 de la Constitution précise que "tout amendement est recevable en première lecture dès lors qu'il présente un lien, même indirect, avec le texte déposé ou transmis". Sans ce lien, la disposition porte atteinte à l'article 45 de la Constitution.

On se souvient que la loi immigration est le produit d'un parcours parlementaire quelque peu chaotique. Déposé en première lecture au Sénat, et alors très largement amendé, le texte a été transmis par l'Assemblée nationale qui a voté une motion de rejet le 11 décembre 2023. L'Exécutif a alors choisi de réunir une commission mixte paritaire (CMP) qui se prononce sur les articles "restant en discussion". Pour faire voter le texte, les représentants des partis qui soutiennent le Président de la République ont accepté tous les amendements du Sénat. En l'espèce, le texte présenté à l'Assemblée, et rejeté, comportait 27 articles. Si l'on ajoute les dispositions ajoutées par les sénateurs, le texte arrivé en CMP avait considérablement grossi, atteignant 95 articles. Le résultat a été que les dispositions voulues par les sénateurs ont été ajoutées de manière très désordonnée sous forme d'amendements, sans trop se préoccuper de leur lien avec le texte ni avec l'article qu'ils étaient censés modifier. Ce mode d'adoption du texte a fonctionné comme un piège.

Un piège pour l'opposition de droite d'abord. Ce sont en effet ses amendements qui, ajoutés en CMP, ont été déclarés non conformes car sans lien avec le texte d'origine. Ne subsistent aujourd'hui dans la loi définitive que les dispositions voulues par le gouvernement, ou pratiquement. Les uns invoquent un "déni" de démocratie, les autres réclament une révision constitutionnelle dont on ignore sur quoi elle devrait porter. On imagine mal en effet qu'il s'agisse d'intégrer dans la constitution toutes les dispositions déclarées inconstitutionnelles. A moins que l'on souhaite réellement y voir figurer des normes sur le relevé des empreintes digitales des étrangers ...

Le piège s'est aussi refermé sur la gauche. Car ceux qui se sont réjouis de la décision du Conseil n'ont peut-être pas suffisamment pris conscience que le projet de loi gouvernemental était finalement adopté, à peu près intact. Les dispositions ajoutées par le Sénat ont joué un rôle classique dans la procédure parlementaire. En intégrant des dispositions plus rigoureuses dans le texte en sachant qu'elles seront ensuite annulées, on rend plus supportables celles que l'on voulait, dès l'origine, faire adopter. Les amendements sénatoriaux ont ainsi joué à la perfection leur rôle d'épouvantails.



Laurent Fabius, candidat à "La tête et les jambes", 25 avril 1970

épreuve sportive : le jumping

 

Le contrôle au fond

 

L'une des caractéristiques de la décision du Conseil constitutionnel se trouve sans doute dans la quasi-absence de contrôle au fond. Seulement deux articles ont été totalement annulés par un contrôle de fond. 

C'est d'abord le cas de l'amendement particulièrement défendu à droite, prévoyant la fixation par le parlement, tous les trois ans et par catégories, du nombre d'étrangers autorisés à s'installer durablement en France. Le Conseil voit dans cette pratique une atteinte au principe d'autonomie des assemblées parlementaires, lui-même lié au principe de séparation des pouvoirs. En effet, le Conseil estime qu'aucune exigence constitutionnelle ne permet d'imposer au parlement l'organisation d'un débat en séance publique, ni même de le contraindre à adopter des objectifs chiffrés en matière d'immigration. Une décision comparable avait été adoptée le 4 décembre 2013, sanctionnant une disposition législative qui imposait la présence du ministre du budget lors de certains débats devant les commissions permanentes.

A également été annulée la disposition qui autorisait le relevé des empreintes digitales et la prise de photographies d'un étranger sans son consentement. Cette fois, le Conseil s'appuie sur le principe selon lequel la liberté personnelle ne saurait être entravée par une rigueur qui ne soit nécessaire. Fondé sur les articles 4 et 9 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789, il figure dans la décision du 13 décembre 2005 et réaffirmé ensuite à plusieurs reprises.

Observons que ces relevés sont déjà autorisés, de même que leur conservation dans un traitement automatisé, par l'article L 142-1 du code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile (ceseda). Ils s'appliquent aux étrangers en situation irrégulière qui font l'objet d'une décision d'éloignement ou qui ne remplissent pas les conditions d'entrée sur le territoire. Le seul apport du texte nouveau était donc la possibilité de recourir à la contrainte. 

Contrairement à ce qui a pu être affirmé dans certains commentaires, le Conseil constitutionnel ne conteste pas la mesure en tant que telle. Il affirme au contraire que le législateur poursuit ainsi "l’objectif de lutte contre l’immigration irrégulière qui participe de la sauvegarde de l’ordre public, objectif de valeur constitutionnelle". En revanche, il sanctionne la disposition car la procédure qui entoure cette pratique manque cruellement de garanties. Si l'officier de police judiciaire informe le procureur de la République, celui-ci n'est pas compétent pour l'autorisation. Le document qu'il reçoit n'est pas nécessairement motivé, et ne fait pas apparaître si le relevé des empreintes ou la prise de photographies constituent l'unique moyen d'identification de la personne qui refuse de s'y soumettre. Autrement dit, l'information du procureur est conçue comme une simple formalité, vide de tout contenu. Là encore, la loi a souffert d'une absence totale de réflexion préalable à sa rédaction, car il n'était réellement pas impossible d'anticiper les objections du Conseil constitutionnel.

 

Ce qui reste de la loi


Si l'on regarde désormais la loi, après passage devant le Conseil constitutionnel, on constate que les dispositions supprimées sont celles issues de la majorité sénatoriale. Finalement, les 51 articles de la loi publiée ressemblent beaucoup au projet de loi qui avait été déposé par le gouvernement. Les mesures particulièrement défendues par la droite ont disparu, comme le conditionnement de certaines aides sociales à une durée de résidence, le durcissement du regroupement familial, ou la caution demandée aux étudiants étrangers. Bien entendu, rien n'interdit au parlement de voter une loi sur ces questions, car le Conseil précise bien que sa déclaration d'inconstitutionnalité ne repose que sur la sanction des cavaliers, "sans qu’il soit besoin de se prononcer sur les autres grief"

Les dispositions essentielles du projet de loi demeurent inchangées : élargissement des OQTF à des étrangers jusqu'alors protégés, création d'un fichier des mineurs non accompagnés délinquants, régularisation dans les métiers en tension, conditionnement du titre de séjour au respect des principes de la République, allongement de six mois à un an de la durée d'assignation à résidence des étrangers faisant l'objet d'une mesure d'éloignement...

Le gouvernement a donc remporté une victoire. Il est parvenu à faire adopter la loi en utilisant les erreurs politiques de ses adversaires.  Pour autant, rien n'empêche la reprise des dispositions annulées dans un nouveau texte, cette fois voté sans le secours de la cavalerie. Sur le fond, la victoire du gouvernement repose toutefois sur une pratique très discutable. Pour la première fois, on a vu un gouvernement faire adopter, en pleine connaissance de cause, des dispositions qu'il savait inconstitutionnelles, pour ensuite confier au Conseil le soin de corriger la copie...

En ce qui concerne le Conseil constitutionnel, le bilan est également nuancé. Certes, il a annulé une grande partie du texte, donnant ainsi satisfaction au Président de la République et au Premier ministre (alors madame Borne) qui avaient affirmé, un peu étrangement, qu'il contenait des mesures contraires à la Constitution. En revanche, et c'est sans doute ce que l'on retiendra, la décision a suscité des questions nouvelles sur le Conseil, sur l'étendue de son contrôle, sur son caractère démocratique, ou pas... Des questions que personne n'osait se poser autrement que mezzo voce et qui surgissent sur la place publique.

 

Le droit des étrangers : Manuel de Libertés publiques version E-Book et version papier, chapitre 5,  section 2




jeudi 25 janvier 2024

Les Invités de LLC. Serge Sur. Un génocide peut en cacher un autre


 

 

 

Serge Sur est professeur émérite de l'Université Paris-Panthéon-Assas, et membre de l'Institut (Académie des sciences morales et politiques)

  

UN GÉNOCIDE PEUT EN CACHER UN AUTRE


Le magazine Le Point a diffusé sur son site internet, le 24 janvier 2024, et dans l'hebdomadaire le 25 janvier 2025, p. 60 à 63, une tribune de Mme Noëlle Lenoir, également signée par des membres du Cercle Droits et débats, qu’elle préside. Cette tribune concerne la requête déposée par l’Afrique du Sud auprès de la Cour internationale de Justice au sujet du comportement d’Israël dans la bande de Gaza après l’agression du Hamas le 7 octobre 2023. La requête se fonde sur la convention de 1948 pour la prévention et la répression du crime de génocide.

 

Il s’agit d’une analyse unilatérale et militante. Le post suivant se propose de répondre à ses principaux points, en montrant qu’elle comporte un mélange de propos sans pertinence, d’assertions non vérifiées et d’erreurs juridiques.  

 

 

 

Ils sont tombés. Charles Aznavour. 1978

 

 

Voici un texte qui ne s’embarrasse pas de nuances. Il reprend en fait les affirmations du gouvernement Netanyahu. Or, si l’on envisage les questions qu’il soulève du point de vue du droit international, on peut mettre sérieusement en doute sa pertinence. Pour résumer en une phrase les critiques qui peuvent lui être adressées, on dira qu’il est pour une part hors sujet, pour une autre nourri d’assertions non vérifiées, enfin et surtout juridiquement erroné.

 

1. -  Sont hors sujet tous les développements consacrés au fait que le peuple juif a été victime d’un génocide, ce que nul ne conteste, et que les attaques par le Hamas le 7 octobre 2023 pourraient aussi relever d’un génocide. En quoi cette situation pourrait-elle empêcher Israël de commettre à son tour un génocide, et l’exonérer de ce crime ? Avoir été victime d’un génocide donne-t-il aux victimes et à leurs descendants une sorte d’immunité et justifie-t-il qu’ils en commettent à leur tour ? On connaît le syndrome de l’enfant battu, ou violé, qui devient prédateur à son tour. Il n’est pas question ici de transposer cette dérive à un Etat, mais les ressorts psychologiques des dirigeants peuvent être mis en question.

 

Nul doute que le Hamas soit un mouvement terroriste, qui a commis des crimes internationaux, et condamnable à ce titre. Mais Israël n’a pas toujours condamné le terrorisme. Sa naissance n’a-t-elle pas connu des actes terroristes, comme l’attentat contre l’Hôtel du Roi David en 1946, imputable à l’Irgoun, causant une centaine de morts ? L’assassinat en 1948 du médiateur de l’ONU, le comte Bernadotte, et du colonel Sérot, officier français n’a-t-il pas été perpétré par un autre groupe terroriste juif ? Et des musées célèbrent aujourd’hui en Israël les actions de ces groupes. On peut rapprocher ces derniers assassinats de celui d’Yithzak Rabin, premier ministre israélien, en 1995, par un extrémiste sioniste. Les deux ont en commun d’avoir interrompu définitivement un processus de paix, plus nécessaire que jamais.

 

Ceci ne saurait en rien justifier le terrorisme du Hamas, mais plutôt souligner que, hélas, le Moyen-Orient est un tombeau du droit international, victime de multiples violations sans conséquences. Il faut ici rappeler cette évidence que, pour le droit international humanitaire, ses violations par un acteur n’autorisent pas les autres à le violer à leur tour. Ce droit comporte des obligations absolues, ou intransgressibles, ou unilatérales et échappe à la clause non adimpleti contractus. Aucun génocide n’autorise un Etat à en commettre un autre en représailles, pas davantage que des crimes contre l’humanité, ou des crimes de guerre. Le texte de Mme Lenoir semble oublier cette donnée fondamentale. Tous les développements consacrés aux malheurs historiques du peuple juif sont donc en l’occurrence totalement dénués de pertinence.

 

2. -  Quant aux assertions invérifiées, elles concernent toutes les accusations portées contre le Hamas, boucliers humains, utilisation criminelle d’écoles ou d’hôpitaux, etc… Peut-être sont-elles exactes, mais comment le savoir ? Il y faudrait une enquête internationale indépendante et impartiale. Or les gouvernements israéliens ont toujours refusé de telles enquêtes sur leur territoire comme sur celui des territoires occupés, ce qui ôte beaucoup de crédibilité à leurs affirmations – affirmations que reprend sans examen et sans réflexion le texte de Mme Lenoir.

 

3. -  S’agissant enfin des erreurs juridiques, au-delà de la méconnaissance des bases même du droit international humanitaire, on peut ici en relever deux.   

 

-  Sur le fond d’abord, la référence au droit de légitime défense d’Israël. Personne ne le remet en cause, y compris contre des acteurs non étatiques. La Charte de l’ONU ne l’exclut pas, la pratique internationale, celle des Etats comme celle du Conseil de sécurité le confirment. La question est celle de la proportionnalité de la réponse par rapport à l’agression subie. Il est difficile en l’occurrence de soutenir qu’elle est respectée. Cette réponse relève de la punition, voire de la vengeance, plus que de la légitime défense. Le texte de Mme Lenoir témoigne d’une regrettable confusion entre jus ad bellum – le droit d’employer la force armée – et le jus in bello – l’intensité de la force mise en œuvre. Les visibles destructions de la bande de Gaza, les bombardements indiscriminés, la quasi-impossibilité d’assurer aux Gazaouis une assistance humanitaire témoignent à l’envi de la disproportionnalité.   

 

-  Sur la procédure enfin, on comprend mal la mise en cause de l’action judiciaire de l’Afrique du Sud. Elle est parfaitement régulière sur la base du droit international en vigueur, et conforme à la jurisprudence de la Cour internationale de Justice : on épargne ici des références bien connues des spécialistes. Israël comme l’Afrique du Sud sont également parties à la convention de 1948 pour la prévention et la répression du crime de génocide. Cette convention crée des obligations erga omnes partes, c’est-à-dire donnant à tous les Etats parties le droit d’en réclamer le respect. C’est bien ce que fait l’Afrique du Sud, et ce qui est étonnant, c’est que jusqu’à présent elle soit le seul Etat à le faire, signe peu encourageant pour la popularité de la CIJ.

 

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On terminera par deux observations qui sortent de pures considérations juridiques.

 

- D’abord, la mise en cause de la légitimité de l’action de l’Afrique du Sud : tout au contraire, ce pays a connu une longue et cruelle pratique de l’apartheid, qui a été en son temps considéré comme un crime international. Il n’est pas surprenant qu’aujourd’hui il ait une sensibilité particulière lorsque le droit international humanitaire est violé.

 

- Ensuite, une fâcheuse allusion à la composition de la CIJ, ce qui est l’amorce d’une disqualification de ses décisions. Evitons toute comparaison polémique avec le Conseil constitutionnel. Tous ceux qui ont eu le privilège de participer aux délibérations de la Cour internationale peuvent témoigner de la haute conscience juridique de la quasi-totalité de ses membres, de leur parfaite indifférence aux pressions extérieures et de leur souci de respecter et de faire respecter le droit international, au-dessus de toutes autres considérations.

 


mardi 23 janvier 2024

Le projet de loi sur les dérives sectaires à la dérive

Le projet de loi visant à renforcer la lutte contre les dérives sectaires devrait bientôt être débattu par l'Assemblée nationale. Mais déposé en première lecture au Sénat, il en est sorti singulièrement édulcoré, au point que l'on peut se demander s'il existe encore quelques articles dignes d'être débattus.

Rappelons que le droit français ne réprime pas les sectes en tant que telles, dont il n'existe d'ailleurs pas de définition juridique. La loi About-Picard du 12 janvier 2001 ne fait pas référence à la dimension religieuse des groupements visés ni à la croyance qu’ils professent. Elle se borne à renforcer la répression des agissements illicites qu’ils sont susceptibles de commettre. Elle définit donc le mouvement sectaire comme celui « qui poursuit des activités ayant pour but ou pour effet de créer, de maintenir ou d’exploiter la sujétion psychologique ou physique des personnes qui participent à ces activités ». Est donc considéré comme sectaire le groupement qui porte atteinte aux droits de ses adeptes.

Le projet actuel, plus de vingt ans après la loi fondatrice, trouve son origine dans les premières Assises nationales de la lutte contre les dérives sectaires qui se sont déroulées les 9 et 10 mars 2023. 

Il s'agissait alors de tirer les conséquences d'un rapport particulièrement alarmant de la Mission interministérielle de vigilance et de lutte contre les dérives sectaires (Miviludes), institution désormais rattachée au ministère de l'Intérieur. Le nombre de saisines était alors de 4020 en 2021, soit une augmentation de 33, 6 % en un an. Sur l'ensemble des signalements effectués auprès de la Miviludes, 12 % concernaient des enfants,  25 % la santé, 70 % dénonçaient des pratiques non conventionnelles, et presque 4 % relevaient du complotisme, en particulier du mouvement antivax. Si le pourcentage peut sembler modeste, cette dernière catégorie représentait tout de même 148 dossiers.

 


 

 Signé Furax. Hymne des Babus

Pierre Dac et Francis Blanche.. 1951-1952

La Miviludes

 

La Miviludes a été créée par un décret du 22 novembre 2002, d'application la loi About-Picard du 12 janvier 2001. Elle se veut d’abord un « observatoire » des mouvements sectaires dont les agissements sont attentatoires aux droits de l’homme. Elle diffuse des rapports qui sont autant de mises en garde, attirant l’attention sur des mouvements considérés comme dangereux. Mais l'institution a fait l'objet d'une relative mise en sommeil à partir des années 2010. On l’accusait alors de stigmatiser des mouvements religieux. Par un décret du 15juillet 2020, elle est rattachée au ministère de l’Intérieur et placée sous l’autorité du Comité interministériel de prévention de la délinquance et de la radicalisation. La visibilité de son action en a souffert, surtout si l'on considère que son personnel comptait alors huit personnes. Aujourd'hui, l'islam radical comme l'épidémie de Covid ont montré un certain accroissement des dérives sectaires, ce qui a suscité un intérêt nouveau pour le travail de la Miviludes, le personnel passant de huit à douze personnes. On le voit, l'augmentation des moyens de l'Institution demeure modeste.

Le projet de loi a pour objet d'accroître la visibilité et de développement la mission de la Miviludes. Il lui lui attribue un fondement législatif, ce qui met cette institution un peu plus à l'abri  de l'action de lobbies visant à son affaiblissement. Cette disposition a été acceptée par le Sénat. De manière très pragmatique, le projet permettait aussi à la Miviludes d'intervenir comme amicus curiae, à la demande d'un parquet ou d'une juridiction pour l'éclairer sur les dérives sectaires. Une telle procédure n'est pas inconnue et existe déjà au profit de certaines autorités indépendantes. Le projet prévoyait donc que la Miviludes pourrait intervenir pour éclairer les juges à propos des abus de faiblesse, figurant déjà dans le code pénal, et de deux nouvelles infractions créées par les articles 1 et 2 du projet de loi. Mais le Sénat a supprimé ces deux infractions, réduisant le rôle de la Miviludes au seul abus de faiblesse.

La lecture du projet remanié par le Sénat montre qu'il a créé une infraction nouvelle, mais qu'il en a supprimé trois.


L'infraction nouvelle 

 

Dans le chapitre 1er consacré à l'approche pénale, le Sénat ajoute une infraction qui vise à renforcer la répression de l'abus de faiblesse dès lors qu'il serait commis en ligne ou au moyen de supports numériques. Les peines sont donc portées à cinq ans d'emprisonnement et à 750 000 € d'amende dans cette hypothèse.

L'idée d'ajouter une infraction punissant l'abus de faiblesse en ligne n'est sans doute pas mauvaise. Mais le Sénat ne justifie pas réellement son choix d'aggraver la peine liée à cette incrimination. Il n'y est pas fait référence, ni dans le rapport, ni dans les débats. Or précisément, on aimerait savoir en quoi l'abus de faiblesse sur internet est plus grave que l'abus de faiblesse "à l'ancienne".

 

Les infractions qui disparaissent

 

Le projet de loi déposé devant le Sénat se proposait, dans ses articles 1, 2 et 4, de créer trois nouvelles infractions, spécifiques des dérives sectaires. 

La première est le délit d'abus frauduleux de l'état d'ignorance ou de faiblesse résultant de l'état de sujétion d'une personne. Il s'agit en fait de distinguer les abus d'ignorance et de faiblesse des personnes fragiles, déjà réprimé par l'article 223-15-2 du code pénal, de ceux des personnes déjà en état de sujétion. Cette infraction nouvelle a été justifiée par la difficulté pour les victimes d'admettre qu'elles sont en situation de faiblesse et par le désir de reconnaître le préjudice causé par la sujétion elle-même, indépendamment de tout acte que la victime accomplirait ou s'abstiendrait d'accomplir. Pourrait ainsi également être sanctionnée la mise sous sujétion « ayant pour effet de causer une altération grave de la santé physique ou mentale ». Les peines seraient aggravées, de trois à cinq ans d'emprisonnement pour les infractions commises à l'encontre des mineurs ou des personnes vulnérables.

Le Sénat supprime purement et simplement cette infraction. Ses justifications ne sont guère convaincantes. Son rapport affirme d'abord que "le renforcement du quantum de peines (... à est encore une habitude courante du droit pénal, qui ne repose en général sur aucune évaluation d'un besoin en la matière". Il ajoute, ce qui n'est pas faux, que la répression des dérives sectaires souffre d'abord d'un manque de moyens humains et matériels. Sans doute, mais on ne voit pas exactement le rapport entre ce manque de moyens et la durée de la peine. Quoi qu'il en soit, cette infraction est supprimée et avec elle l'article 1er du projet.

L'article 2 connait le même sort, car il se limitait à dresser une liste de circonstances aggravantes à l'infraction de l'article 1er. Il disparaît donc et, avec lui, les circonstances aggravantes liées à la sujétion accompagnée de torture ou de violences.

 

Le cas de la provocation à l'abandon de soins

 

L'article 4, quant à lui, créait une infraction de provocation à l'abandon de soins, que le Sénat fait également disparaître. L'objet du texte semble pourtant utile, car il s'agit de sanctionner le fait d'inciter des malades à ne pas suivre un traitement thérapeutique prescrit par des médecins lorsque cela risque d'avoir des conséquences graves sur leur santé. Pour justifier son refus du texte, le Sénat s'appuie sur l'avis du Conseil d'État qui affirme que ces incriminations nouvelles peuvent être poursuivies sur d'autres fondements, comme l'exercice illégal de la médecine (article 4161-1 du code de la santé publique), les pratiques commerciales trompeuses (article L 121-2 du code de la consommation), la non-assistance à personne en danger (article 223-1 du code pénal), parmi d'autres.

On peut évidemment admettre cet argument, si ce n'est qu'il est très destructeur si l'on considère que l'objet du projet de loi était précisément de créer des infractions spécifiques aux dérives sectaires. Le Conseil d'État renvoie ainsi à un droit commun qui n'est finalement pas toujours utilisé avec efficacité dans ce domaine particulier. Les poursuites sont rares, notamment parce que le monde médical préfère régler ses comptes en interne, avec ses propres procédures disciplinaires. Ces pratiques constituent pourtant des infractions pénales qui doivent être sanctionnées.

Pour exprimer sa réserve, le Conseil d'État formule un autre argument, beaucoup plus surprenant. Lorsque la provocation à l'abandon de soins est formulée sur un blog ou un réseau social, il affirme qu'en tant "qu'elles viseraient à empêcher la promotion de pratiques de soins non conventionnelles dans la presse, sur internet et les réseaux sociaux, de telles dispositions constituent une atteinte à la liberté d'expression". Il ajoute que tout individu a le droit de refuser des soins, et finit par dire que n'ayant pas eu le temps de formuler une autre rédaction, il suggère de l'abandonner.

Le Sénat s'engouffre dans la brèche ainsi ouverte par le Conseil d'État. Bien entendu, on ne peut s'empêcher de s'interroger sur le rôle des lobbies dans cette disparition de l'article 4, et d'ailleurs aussi dans celle des articles 1 et 2. Parmi les signataires de l'amendement de suppression, on découvre ainsi le nom d'un sénateur, médecin radiologue, qui, le 4 novembre 2022 a été interdit d'exercice de la médecine pendant neuf mois par la chambre disciplinaire de l'Ordre des médecins de Bourgogne-Franche-Comté pour différentes fautes déontologiques. Il lui était reproché sa participation au documentaire complotiste Hold Up, et sa participation à un mouvement défendant le traitement du professeur Raoult. Certes, l'intéressé a fait appel de cette sanction disciplinaire. Mais on pourrait penser que les auteurs de dérives sectaires et les divers complotistes ont certainement trouvé quelques oreilles bienveillantes au Sénat. 

Ce qui reste du projet de loi a été transmis à l'Assemblée nationale le 20 décembre. On peut espérer qu'il rétablira les dispositions supprimées. Dans le cas contraire, le débat pourrait être rapide, car les sénateurs n'en ont pas laissé grand-chose.

 

Les dérives sectaires : Manuel de Libertés publiques version E-Book et version papier, chapitre 10, section 3


samedi 20 janvier 2024

Le Fact Checking de LLC : Stan et l'argent public

La ministre de l'Éducation nationale, de la Jeunesse, des Sports et des Jeux Olympiques et Paralympiques se trouve au coeur d'une tempête médiatique. La querelle entre les partisans de l'école publique et ceux de l'école privée constitue en effet l'un des clivages les plus ancrés dans notre société, toujours prête à rebondir à la moindre étincelle. Cette fois, l'étincelle est une grosse gaffe de la ministre qui n'a guère préparé d'éléments de langage pour expliquer les motifs pour lesquelles elle scolarise ses enfants à Stanislas, établissement d'enseignement catholique considéré comme plutôt conservateur. 

Interrogée sur ce point par des journalistes, question parfaitement prévisible, elle a répondu  qu'elle y avait inscrit son fils aîné à cause "d'un paquet d'heures non remplacées", stigmatisant au passage l'école de la rue Littré où l'enfant avait été scolarisé auparavant. Hélas la presse, et Mediapart en particulier, a approfondi son enquête et montré que le changement d'école était, en l'espèce, motivé par la volonté de la ministre de faire sauter une classe à l'enfant, alors en petite section de maternelle. L'intéressée a fini par affirmer que la "réalité lui donnait tort". C'est donc un mensonge qui est reproché à la ministre et non pas l'inscription de ses enfants dans l'enseignement confessionnel. 

Elle en a parfaitement le droit, car l'enseignement privé est aujourd'hui associé au service public de l'enseignement. La loi Debré du 31 décembre 1959 consacre ainsi la liberté de l’enseignement, constitutionnalisée par la décision du Conseil constitutionnel du 23novembre 1977. Ce texte demeure le fondement du système actuel, et la promptitude avec laquelle la querelle scolaire peut être ranimée n’incite guère les gouvernements successifs à le modifier de manière substantielle. On l’a vu en 1981, lorsque le projet de loi Savary voulant créer un « grand service public unique laïque de l’enseignement » a été retiré, après avoir suscité des manifestations de protestation des milieux catholiques.

Il est intéressant de voir que ces derniers ont immédiatement feint de croire que l'enseignement privé était directement menacé. Ils se demandent, avec le plus grand sérieux, s'il est "encore permis de dispenser un enseignement catholique". La question n'est pas là, évidemment, mais l'élément de langage permet de se victimiser.

Quoi qu'il en soit, l'établissement où sont scolarisés les enfants de la ministre est une question qui ne présenterait que fort peu d'intérêt si l'affaire n'avait pas permis de développer un débat sur le financement public de l'enseignement privé, et sur le contrôle de l'État auquel il est théoriquement soumis. Sur ce point, ce débat présente un aspect réellement positif.


Les chiffres

 

Observons d'emblée que l'enseignement privé hors contrat, extrêmement minoritaire (environ 73 000 élèves) est soumis à un certain contrôle de l'État, dans l'intérêt des enfants, mais ne participe pas au service public de l'enseignement et n'est donc pas subventionné. En revanche l’enseignement privé sous contrat connaît aujourd’hui un important développement. En 2022, selon l'Insee, il accueillait plus de deux millions d'élèves, soit 17, 6 % des élèves de niveaux primaire et secondaire. Il comptait environ 9 000 établissements. Parmi ces derniers, 96 % sont catholiques.

 

 


 

La vie est un long fleuve tranquille. Etienne Chatiliez. 1988
Patrick Bouchitey. Hélène Vincent


Les contrats

 

L'énorme majorité des établissements privés a donc signé un contrat d'association avec l'État. Il en existe deux types.

Le contrat simple est le plus respectueux de l’autonomie de l’établissement, d’autant qu’il peut en limiter l’application à certaines classes. La rémunération des enseignants des classes sous contrat est assurée par la collectivité publique. En contrepartie, ces classes font l’objet d’un contrôle sur le contenu pédagogique des enseignements et leur conformité aux programmes officiels. L’administration est tenue d’accorder ce contrat simple dès que sont réunies les conditions fixées par la loi, notamment celles relatives à la qualification des maîtres, au nombre d’élèves et à la salubrité des locaux. Un contrôle normal est néanmoins effectué par le juge sur la réalisation de ces conditions.

Le contrat d’association, comme son nom l’indique, associe plus étroitement l’établissement privé au service public. Il en devient partie intégrante, au même titre que ses homologues du secteur public. S’il est vrai que tout établissement privé peut solliciter un tel contrat, sa passation demeure subordonnée à l’existence d’un « besoin scolaire reconnu ». Le Conseil constitutionnel, dans sa décision du18 janvier 1985, précise que ce « besoin scolaire reconnu » peut reposer « en partie sur une évaluation quantitative des besoins de formation », mais aussi sur des éléments qualitatifs comme « la demande des familles et le caractère propre de l'établissement ».

Le collège Stanislas est lié à l'État par un contrat d'association. Il est donc juridiquement associé au service public de l'enseignement. Cela signifie qu'il est normal qu'il bénéficie de subventions publiques, mais cela signifie aussi qu'il doit respecter ce contrat et les contraintes qui lui sont associées.


De la subvention déguisée... à la subvention directe

 

La IVe République avait adopté un système de subvention déguisée, sous la forme d'une aide aux familles. Le décret Poinsot-Chapuis du 22 mai 1948 autorise les communes à aider les familles des enfants scolarisés dans un établissement privé. Les lois Marie et Barangé des 21 et 28 septembre1951 mettent ensuite en place un système de bourses et généralisent l’aide aux familles. En réalité, cette allocation n’est pas versée aux familles, mais à l’association de parents d’élèves de l’établissement privé, de la même manière qu’elle est versée à la caisse départementale scolaire pour les écoles publiques. Il s'agit donc bien d'une subvention déguisée.

L’apaisement de la querelle scolaire au début de la Vème République va permettre d’opérer un glissement de l’aide aux familles à la subvention directe des établissements privés.

 

Le financement global

 

Le contrat d'association suppose que l'État rémunère les enseignants et que les autres collectivités publiques, communes et régions, assument le fonctionnement de l'établissement. En 2022, selon les chiffres de la Cour des comptes, l'État a ainsi dépensé 8 milliards d'euros au financement de l'enseignement privé, soit 75 % de ce financement.  Dans le primaire, 55 % du financement est assuré par l'État et 21, 5 % par les communes. Dans le secondaire, l'État assure 67, 2 % du financement, et les régions 9, 6 %. La part payée par les familles ne dépasse donc pas 23, 2 %.

Ces éléments imposent une définition plus précise de la liberté de l'enseignement, que les défenseurs de l'école Stanislas semblent quelque peu ignorer.  La loi confère aux parents la liberté de choisir l'établissement dans lequel leurs enfants sont scolarisés. Mais elle ne confère pas à l'établissement le droit de se soustraire aux contrôles de l'État. La liberté de l'enseignement s'arrête là où commence le service public et le financement de l'État justifie un contrôle effectif.

La loi Debré fait en effet peser les contraintes du service public sur les écoles sous contrat d'association. Elles s'engagent à dispenser un enseignement conforme aux programmes officiels et à ne pratiquer aucune discrimination dans l'accueil des élèves. Cela signifie clairement qu'elles doivent accueillir les élèves sans considération de leur religion, et ne peuvent imposer un enseignement religieux obligatoire. Celui-ci peut néanmoins être proposé aux élèves. Le rapport établi par l'Inspection générale sur Stanislas, dont de larges extraits ont fuité dans la presse, laisse penser que ces obligations ne sont pas réellement respectées dans cet établissement.

La situation de Stanislas conduit à s'interroger sur l'effectivité du contrôle de l'État. La Cour des comptes, dans un rapport publié le 1er juin 2023, dresse un bilan alarmant de la situation. Elle regrette que les contrôles ne soient pas effectués : "Le contrôle financier des établissements « n'est pas mis en oeuvre ; le contrôle pédagogique, (...) est exercé de manière minimaliste ; le contrôle administratif (...) n'est mobilisé que ponctuellement lorsqu'un problème est signalé ». Elle ajoute que l'objectif de mixité sociale ne semble pas réellement pris en considération. 

La ministre de l'Éducation nationale et autres activités a ainsi, à l'insu de son plein gré, mis le doigt sur une situation catastrophique. Les faits dévoilés sur l'école de ses enfants montrent en effet que l'enseignement religieux est largement financé par l'État, sans réel contrôle. Il parait en effet impossible de réussir la mixité sociale dans l'enseignement public, lorsque l'enseignement privé confessionnel devient le refuge de ceux qui précisément, particulièrement à Stanislas, refusent que leurs enfants rencontrent d'autres enfants de milieu social différent. Dès lors, l'établissement se soustrait clairement aux objectifs définis par l'État. Sur ce point, on ne peut que rejoindre la Cour des comptes qui pense nécessaire de "proposer une rénovation de la relation contractuelle entre l’enseignement privé et l’État". Mais est-elle possible sans susciter les habituelles manifestations des parents d'élèves catholiques ? Dans la presse qui accueille volontiers leurs tribunes, la menace est à peine voilée.


Le financement public de l'enseignement privé : Manuel de Libertés publiques version E-Book et version papier, chapitre 11, section 2 § 1