La première décision rendue par la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH) à propos d'une convention judiciaire d'intérêt public (CJIP) est datée du 30 mars 2023, mais elle n'a été publiée que le 4 mai 2023. Il s'agit d'une décision d'irrecevabilité, et il faut reconnaître que ces arrêts ne suscitent en général que fort peu d'intérêt.
Dans le cas présent, l'arrêt François Ruffin et Association Fakir c. France intéresse d'abord par les faits à son origine. Le requérant, fondateur de l'association Fakir qui édite un journal de même nom, est un parlementaire LFI qui est bien connu comme journaliste et documentariste. En 2015, il réalisa un film documentaire très critique intitulé "Merci Patron", dénonçant la politique de délocalisation du groupe LVMH. Il se trouve que, deux années plus tôt, en 2013, cette firme avait conclu un contrat de consultant avec B.S., ancien directeur du renseignement intérieur. Il s'agissait alors de protéger LVMH contre certains risques, en particulier la contrefaçon. Mais dans les années 2015-2016, l'intérêt de B.S. s'est orienté vers les auteurs du film. Des informateurs ont ainsi été introduits au sein de Fakir, afin de surveiller les activités de l'association et de ses membres, dont François Ruffin.
Lorsqu'une plainte a été déposée contre B.S. et LVMH pour trafic d'influence, les requérants se sont portés partie civile, invoquant le fait qu'ils avaient été surveillés pendant trois ans par un véritable système d'espionnage. Ils ont donc été victimes d'une infraction connexe au trafic d'influence. Ils ont toutefois été très déçus lorsqu'ils ont appris, en décembre 2021, que LVMH avait conclu avec l'État une CJIP, par laquelle l'entreprise acceptait une amende de dix millions d'euros, les poursuites pour trafic d'influence étant alors interrompues sans qu'il y ait procès. L'audience a eu lieu le 17 décembre 2021 et, à l'issue, le président du tribunal judiciaire a rendu une ordonnance de validation de la CJIP.
Les requérants, estimant qu'ils n'avaient pas pu faire valoir leurs droits durant la procédure, ont contesté cette ordonnance, d'abord devant la Cour d'appel, puis devant la Cour de cassation. A l'occasion de leur pourvoi, ils ont également déposé une question prioritaire de constitutionnalité (QPC), portant sur la conformité à la Constitution de la procédure de CJIP. A leurs yeux, elle portait atteinte au principe d'égalité devant la loi, au respect des droits de la défense et au droit au recours effectif. Ils n'ont pas obtenu satisfaction. Leur pourvoi a été rejeté et la Cour a refusé de renvoyer la QPC au Conseil constitutionnel. Comme la Cour d'appel avant elle, la Cour a rappelé que l'ordonnance validant du CJIP est insusceptible de recours. Les requérants se sont donc tournés vers la CEDH, invoquant la violation de leur droit d'accès à un tribunal, garanti par l'article 6 § 1 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme. Mais la CEDH déclare irrecevable leur recours, dans un arrêt qui accable les requérants, en montrant qu'ils ont tout simplement omis d'exercer leur droit, lorsqu'ils y étaient invités.
La CJIP
La CJIP est née de la loi Sapin 2 du 9 décembre 2016 relative à la transparence, à la lutte contre la corruption et à la modernisation de la vie économique. Elle a un champ d'application limité aux atteintes à la probité commises par des personnes morales, concrètement aux poursuites liées à la corruption, à la fraude fiscale, au blanchiment et au trafic d'influence, comme c'est le cas dans l'affaire LVMH. Aux termes de l'article 41-1-2 du code de procédure pénale (cpp), le procureur de la République peut proposer à la personne mise en cause une convention qui intervient avant même la mise en mouvement de l'action publique. Cette convention est évidemment négociée, mais elle suppose toujours le paiement d'une "amende d'intérêt public", dans le cas présent dix millions d'euros, accompagnée de différentes obligations comme l'application d'un programment de mise en conformité de l'entreprise au regard des normes anti-corruption.
Cette justice transactionnelle est souvent critiquée, certains l'accusant de permettre aux entreprises "d'acheter leur innocence". Elle présente toutefois un double avantage. D'une part, cette "justice d'adhésion" ne risque pas de se perdre dans les sables de la procédure. On sait en effet que les firmes poursuivies sont accompagnées d'experts juridiques qui savent empiler les recours et gagner du temps, parfois beaucoup de temps. Au moment où l'affaire arrive devant le juge, les faits sont depuis longtemps oubliés, les dirigeants ont changé et le caractère exemplaire de la peine n'apparaît plus clairement. A l'inverse, la CJIP est une procédure rapide, qui impose à l'entreprise de modifier ses comportements. D'autre part, et ce n'est pas le moindre de ses intérêts, elle est particulièrement attractive pour le budget de l'État, les "amendes d'intérêt public" étant généralement très élevées. On considère ainsi que le Parquet national financier (PNF) a fait rentrer dans les caisses de l'État une somme approximative de dix milliards d'euros.
Les droits des victimes
Quoi qu'il en soit, contrairement à ce que semblent affirmer les requérants, les droits des victimes ne sont pas oubliés lors d'une CJIP. Lorsqu’il propose la conclusion d’une CJIP, le procureur informe la victime de sa décision et fixe le délai dans lequel celle-ci peut lui transmettre tout élément de nature à établir la réalité et l’étendue de son préjudice. Ces dispositions impératives sont prévues par un décret du 27 avril 2017, codifié dans l'article R 15-33-60-1 du code de procédure pénale.
Or c'est exactement ce qu'a fait le parquet de Paris dans l'affaire LVMH. Le 2 décembre 2021, la procédure de CJIP a été engagée et le procureur de la République de Paris envoya, le jour même, un courriel à l'avocat de M. Ruffin et de l'association Fakir, les invitant à lui faire connaître dans les dix jours la réalité et l'étendue de leur préjudice. Aucune réponse n'a été envoyée, l'avocat se bornant à indiquer qu'il était en arrêt de travail. Par ailleurs, rien n'interdit aux victimes d'exercer directement leur droit à indemnisation auprès du tribunal civil, mais de nouveau aucune requête n'a été introduite. M. Ruffin et l'association Fakir étaient, en quelque sorte, aux abonnés absents.
La CEDH affirme, conformément une jurisprudence constante, que le droit d’accès à un tribunal n’est pas absolu. L'État dispose, sur ce point, d'une certaine marge d'appréciation, sous la seule condition que le justiciable puisse effectivement faire valoir ses droits, et que les éventuelles limitations à ce droit d'accès poursuivent un but légitime, et qu'il existe une proportionnalité entre ce but et les moyens employés. Ce principe a été notamment rappelé dans l'arrêt de Grande Chambre Nicolae Virgiliu Tanase c. Roumanie, rendu le 25 juin 2019.
Dans le cas présent, il est parfaitement clair que le droit d'accès à un tribunal ne faisait l'objet d'aucune atteinte dans sa substance même. Les requérants avaient à leur disposition deux procédures alternatives, soit répondre à l'invitation du procureur leur demandant de joindre leur revendication à la CJIP, soit engager une action civile distincte de la Convention. Ils ont choisi de ne rien faire. Il est un peu surprenant de voir des requérants invoquer une violation du droit d'accès à un tribunal, alors qu'ils ont eux même refusé de participer à la procédure. Doit-on en déduire que leur constitution de partie civile était une posture politique, comme d'ailleurs leur recours devant la CEDH ? Une vision aussi réductrice de la procédure en cours est un peu fâcheuse, si l'on considère qu'ils avaient effectivement été espionnés et que personne ne le contestait.
En toute hypothèse, la démarche de M. Ruffin et de l'association Fakir témoigne d'un véritable attachement au système capitaliste. D'abord, leur générosité a permis à LVMH de faire quelques économies, puisqu'ils n'ont pas été indemnisés de leur préjudice. Ensuite, ils ont offert à la CEDH l'occasion de consacrer la conformité de la CJIP à la Convention européenne des droits de l'homme. Sans doute ont-ils été conquis par la justice transactionnelle ?