L'arrêt Vlahov c. Croatie, rendu par la Cour européenne des droits de l'homme le 5 mai 2022, traite d'un aspect peu étudié de la liberté syndicale. Dans ce domaine, les contentieux les plus fréquents portent sur les prérogatives des syndicats et, d'une manière générale, sur le droit d'action collective. Dans le cas de l'affaire Vlahov c. Croatie, sont en cause le droit d'adhérer à une organisation syndicale, et corrélativement, le droit de l'organisation de refuser des adhérents. En l'espèce, la condamnation pénale du requérant pour avoir refusé des adhésions est sanctionnée par la Cour comme une ingérence disproportionnée dans la liberté d'auto-organisation syndicale.
M. Vlahov était en 2007 représentant syndical à Sibenik pour la branche du syndicat des douaniers croates (SDC), un des deux syndicats actifs dans cette profession. Le SDC avait alors une taille plus que modeste, recensant une trentaine de membres dans un système de libre adhésion. On aurait pu penser que le SDC ne pensait qu'à grandir, mais de janvier à février 2007, M. Vlahov rejeta la demande d'adhésion de quinze agents des douanes de Sibenik, jusqu'à la tenue d'une assemblée générale ordinaire de l'organisation. Le président du SDC n'a pas apprécié ce refus, et une assemblée générale, extraordinaire cette fois, du SDC a décidé, en mars 2007, de démettre M. Vlahov de ses fonctions de représentant syndical.
A la suite d'une plainte déposée par la direction du SDC, M. Vlahov fut ensuite condamné pénalement à une peine de quatre mois de prison avec sursis. Le code pénal croate sanctionne en effet directement l'atteinte au droit d'adhérer au syndicat de son choix. Mais précisément, l'affaire fait apparaître les deux facettes de la liberté syndicale, car M. Vlahov estime que sa condamnation porte atteinte au droit du groupement de s'auto-organiser, et, éventuellement de refuser des adhésions.
Le droit d'adhérer à un syndicat
Rappelons que si la liberté syndicale est parfaitement autonome en France depuis la célèbre loi Waldeck-Rousseau du 21 mars 1884, il n'en est pas de même en droit européen. L'article 11 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme adopte perspective bien différente : " Toute personne a droit (…) à la liberté d'association, y compris le droit de fonder avec d'autres des syndicats et de s'affilier à des syndicats pour la défense de ses intérêts". La liberté syndicale est ainsi considérée comme un droit dérivé de la liberté d’association et qui ne s’en distingue pas clairement. La CEDH refuse en conséquence de reconnaître sa spécificité. Elle précise, dans son arrêt Syndicat national de la police belge c. Belgique du 27 octobre 1975, que l’article 11 « ne garantit pas aux syndicats, ni à leurs membres, un traitement précis de la part de l’État ». Cette jurisprudence, jamais remise en cause, conduit à laisser à l’État une large autonomie dans l’organisation du droit syndical.
La CEDH a néanmoins posé un certain nombre de principes cardinaux que les États doivent respecter, au nombre desquels figure le droit d'adhérer au syndicat de son choix. Dans la décision Young, James et Webster de 1981, la CEDH confirme ainsi qu’un individu ne jouit pas du droit d’adhérer à un groupement « si la liberté d’action ou de choix qui lui reste se révèle inexistante, ou réduite au point de n’offrir aucune utilité ». La liberté syndicale implique donc le pluralisme des organisations syndicales.
Choeur des douaniers croates
Chanson traditionnelle croate dans le palais de Dioclétien. Split.
Le droit de s'auto-organiser
Cette liberté d'adhésion peut-elle trouver sa limite dans le droit dont disposent les syndicats de s'auto-organiser ? C'est en tout cas ce que prétend le requérant, qui invoque le fait que son refus d'accepter de nouvelles adhésions lui était dicté par l'assemblée générale des membres de sa section syndicale. La CEDH reconnaît en effet, dans un arrêt Johansson c Suède du 7 mai 1990, qu'un syndicat "est libre d'établir ses propres règlements, d'administrer ses propres affaires". La Cour doit donc se demander si la condamnation pénale prononcée contre M.Vlahov emporte une ingérence excessive dans la liberté syndicale.
Les principes gouvernant le contrôle de la CEDH sur ce droit à l'auto-organisation syndicale ont été posés dans la décision Associated Society of Locomotive Engineers and Firemen (ASLEF) c. Royaume-Uni du 27 février 2007. Celle-ci énonce d'abord que les syndicats ont parfaitement le droit de gérer leur politique d'adhésion. M. Vlahov, responsable syndical dans sa région, était en effet compétent, au regard des statuts de l'organisation, pour gérer les adhésions. Dans ces conditions, il ne fait guère de doute que sa condamnation pénale s'analyse comme ingérence dans le droit d'auto-organisation syndicale. Cette ingérence est prévue par la loi et répond à un but légitime, puisqu'elle a pour objet précisément de protéger l'autre facette de la liberté syndicale que constitue le droit d'adhérer au syndicat de son choix. Quinze personnes ont été privées de ce droit, et la condamnation repose sur cette violation.
Mais la CEDH observe que les juges croates n'ont pas motivé leur décision de manière satisfaisante, et ne ne se sont pas interrogés sur le point de savoir si l'ingérence dans la liberté syndicale que constitue la condamnation pénale de M. Vlahov était "nécessaire dans une société démocratique". Les décisions de justice en effet ne font pas mention des statuts du syndicat ni du fait que l'intéressé était alors compétent pour refuser des adhésions, ni du conflit interne particulièrement aigu qui l'opposait à la direction du SDC.
La Cour observe en outre que le syndicat des douaniers croate ne fonctionne pas en Closed-Shop, aucun accord de monopole syndical n'étant en vigueur. Les victimes du refus d'adhésion n'ont donc pas subi un préjudice très lourd puisqu'elles pouvaient toujours adhérer à l'autre organisation représentative de la profession. Elles n'ont pas davantage souffert de discrimination, car M. Vlahov s'était borné à refuser l'adhésion jusqu'à la prochaine assemblée générale ordinaire du syndicat. Pour toutes ces raisons, la CEDH considère donc que l'ingérence dans la liberté syndicale, au sens cette fois de l'auto-organisation du mouvement, était excessive.
La décision Vlahov c. Croatie révèle aussi un certain malaise de la Cour, confrontée à une affaire qui ressemble davantage à un règlement de compte entre membres d'un syndicat qu'au règlement d'un conflit juridique. Il est évident que les dirigeants du SDC se sont empressés d'engager des poursuites pénales contre le requérant, dans le but de s'assurer de son éviction définitive de l'organisation. Lui-même avait d'ailleurs peut-être refusé les adhésions dans le cadre de ce conflit. La CEDH reproche finalement aux tribunaux croates de n'avoir pas fait la part des choses et d'avoir donné suite à une plainte qui précisément n'aurait jamais dû prospérer. C'est donc la judiciarisation d'un conflit syndical qui est sanctionnée, une stratégie de Lawfare que la Cour s'efforce de combattre.
Sur la liberté syndicale : Chapitre 12 Section 2 § 2 du Manuel