« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


dimanche 15 août 2021

Loi confortant le respect des principes de la République : toilettage par le Conseil constitutionnel


La loi "séparatisme", ou plus exactement la loi "confortant le respect des principes de la République" est  globalement déclarée conforme à la Constitution par le Conseil constitutionnel. La décision du 13 août 2021 se limite en effet à censurer deux dispositions du texte, et ce ne sont pas les plus essentielles. Elle formule également deux réserves d'interprétation qui ne bouleversent en rien son équilibre général. Sur le fond, la décision ne bouleverse guère la jurisprudence, mais elle présente de l'intérêt par les sujets évoqués, tous essentiels en matière de libertés publiques.

 

Associations et subventions


Le texte réalise une réforme d'ampleur du droit des associations. Elles devront désormais signer un "contrat d'engagement républicain", préalable indispensable à l'obtention de subventions publiques. Au coeur de ce contrat figure évidemment le respect du principe de laïcité. Ce contrat n'est pas jugé inconstitutionnel, car il ne remet pas en cause la liberté d'association, particulièrement protégée par le Conseil depuis la célèbre décision du 31 juillet 1971. Le Conseil fait justement observer que ce contrat d'engagement républicain n'a pas pour effet d'encadrer les conditions de constitution d'une association ou la manière dont elle exerce son activité. Libre à elle d'ailleurs de ne solliciter aucune subvention pour échapper à ce contrat.

En revanche, le Conseil s'intéresse davantage à la sanction du non-respect de ce contrat. Dans cas, la subvention publique est retirée, par décision motivée à l'issue d'une procédure contradictoire. L'association dispose alors d'un délai de six mois pour restituer l'argent qui lui a été versé. Dans une réserve d'interprétation, le Conseil précise toutefois que ce retrait de la subvention ne saurait avoir pour conséquence d'imposer la restitution de sommes versées antérieurement au contrat d'engagement républicain. Cette réserve était-elle utile. Il s'agit en effet d'une simple mise en oeuvre du principe de non rétroactive qui s'applique aussi bien aux sanctions pénales qu'aux sanctions administratives. Dans une décision du 30 décembre 1982, le Conseil rattachait déjà le principe de non-rétroactivité à l'article 8 de la Déclaration des droits de l'homme et du Citoyen de 1789. Il ajoutait qu'il "ne concerne pas seulement les peines appliquées par les juridictions répressives, mais s'étend nécessairement à toute sanction ayant le caractère d'une punition (...)". 

 

Suspension des associations

 

Le Conseil examine aussi la procédure de dissolution administrative des associations. Celle-ci existe depuis la célèbre loi du 10 janvier 1936, votée après les émeutes du 6 février 1934, et dont les éléments essentiels figurent toujours dans le code de la sécurité intérieure (csi). Aux motifs de dissolution déjà énoncés dans l'article L212-1 csi, organisation de manifestations armées, volonté de porter atteinte à l'intégrité du territoire ou à la forme républicaine du gouvernement, agissements en vue de susciter des actes de terrorisme, provocation à la discrimination ou à la haine et à la violence raciales, la loi "séparatisme" ajoute un motif nouveau consistant à "la provocation à des agissements violents à l'encontre des personnes et des biens". Il s'agit en effet de pouvoir sanctionner des comportements, tels que ceux qui ont été observés lorsque certaines associations n'ont pas hésité à relayer des messages de violence à l'égard de Samuel Paty.

Ce nouveau cas de dissolution n'est pas contesté par le Conseil constitutionnel qui affirme qu'il poursuit "l'objectif de valeur constitutionnelle de sauvegarde de l'ordre public", lui-même consacré depuis la décision du 28 juillet 1989. Il observe de plus que cette disposition n'impute aux associations les agissements de leurs dirigeants que si ces derniers ont agi au nom du groupement. 

En revanche, le Conseil constitutionnel censure en partie la procédure préalable à la dissolution. Certes, elle s'accompagne du respect des droits de la défense et peut donner lieu à un recours, ce qui n'est pas contesté ni contestable. En revanche, le législateur avait cru bon d'autoriser la suspension immédiate des activités d'une association faisant l'objet d'une procédure de dissolution, suspension d'une durée de trois mois renouvelable une fois. Il s'agissait concrètement de permettre à l'administration d'instruire le dossier de dissolution. Aux yeux du Conseil, une telle suspension, d'une durée aussi longue, porte une atteinte disproportionnée à la liberté d'association. De la rédaction employée par le Conseil, on doit déduire que ce n'est pas la suspension en soi qui est sanctionnée, mais bien davantage sa durée. Il est vrai que la décision de dissoudre une association dont les activités sont dangereuses pour l'ordre public pourrait sans doute être instruite plus rapidement.

La République nous appelle. Le Chant du départ. Méhul. 1794

Georges Till.


Octroi ou renouvellement d'un titre de séjour


Le Conseil constitutionnel censure également l'article 26 de la loi, prévoyant que la délivrance ou le renouvellement de tout titre de séjour peut être refusé à un étranger ou qu'un titre de séjour peut lui être retiré s'il est établi qu'il a "manifesté un rejet des principes de la République". Cette fois, c'est la mauvaise rédaction de la loi qui est sanctionnée, trop imprécise sur les comportements justifiant le refus ou le retrait du titre de séjour.

Pour obtenir la validation d'une telle procédure, cette disposition devra donc être réécrite et revotée. Pour éviter une telle mésaventure constitutionnelle, le législateur aurait sans doute pu s'inspirer du "contrat d'intégration républicaine" que les étrangers qui sollicitent un visa de longue durée doivent signer. Il impose une connaissance minimum des institutions mais aussi un engagement sur les valeurs de la République, et notamment l'égalité entre les hommes et les femmes. Il ne serait donc pas très difficile de mettre noir sur blanc quels sont les "principes de la République" dont la violation pourrait fonder un refus de titre de séjour ou un non-renouvellement.

 

L'instruction à domicile

 

A ces éléments essentiels s'ajoute une dernière réserve d'interprétation portant sur l'instruction à domicile. On se souvient que le projet de loi envisageait, à l'origine, d'imposer l'instruction obligatoire dès l'âge de trois ans et d'interdire qu'elle soit dispensée au sein de la famille. Il s'agissait concrètement de lutter contre une pratique consistant à choisir l'enseignement à domicile et à confier en réalité l'éducation des enfants à des religieux radicalisés, dépourvus de tout diplôme d'enseignant délivré par les autorités françaises. 

Divers lobbies se opposés à une telle mesure et, sur ce point, on a vu se développer une sorte d'alliance des intégrismes religieux, de toutes confessions. Elle a obtenu satisfaction. La loi prévoit donc un principe d'instruction obligatoire dans les établissements d'enseignement publics ou privés mais autorise une dérogation en faveur de l'instruction en famille. On reste ainsi dans le cadre posé par la loi du 28 mars 1882 qui affirme que l'enseignement primaire peut être assuré soit dans les établissements d'enseignement, "soit dans les familles, par le père de famille lui-même ou par toute personne qu'il aura choisie".

Le Conseil constitutionnel réduit toutefois considérablement la portée de cette victoire des lobbies. La saisine des sénateurs, signée de Bruno Retailleau, affirmait en effet que la liberté de l'enseignement est un "principe fondamental reconnu par les lois de la République" (PFLR). C'est parfaitement exact, depuis la décision du 23 novembre 1977. Mais la saisine en déduisait, sans davantage d'explication, que l'enseignement à domicile relevait de ce principe fondamental. Hélas, la tentative a échoué et le Conseil constitutionnel n'a pas été dupe de ce bluff constitutionnel. Il affirme clairement que la loi de 1882 n'a fait de l'instruction en famille qu'une  "modalité de mise en œuvre de l'instruction obligatoire". Ce n'est donc pas "une composante du principe fondamental reconnu par les lois de la République de la liberté de l'enseignement". 

L'instruction en famille n'a donc qu'une valeur législative, et ce n'est pas un droit. L'article 49 de la loi contrôlée par le Conseil prend d'ailleurs soin d'énumérer les motifs pour lesquels elle peut être accordée, à titre dérogatoire, "soit en raison de l'état de santé de l'enfant ou de son handicap, soit en raison de la pratique d'activités sportives ou artistiques intensives, soit en raison de l'itinérance de la famille en France ou de l'éloignement géographique de tout établissement scolaire public". A ces motifs, a été ajoutée "l'existence d'une situation propre à l'enfant motivant le projet éducatif", formulation suffisamment imprécise pour autoriser un choix purement religieux.

Mais le Conseil prend soin de préciser, et c'est précisément l'objet de la réserve d'interprétation, que le pouvoir réglementaire devra déterminer avec précision les modalités de délivrance de l'autorisation et les conditions du contrôle. L'administration devra ainsi s'assurer très concrètement de la "capacité d'instruire" de la personne en charge de l'enfant, et notamment de son aptitude à dispenser le socle de connaissances exigé par le code de l'éducation. Elle devra aussi contrôler l'existence de la "situation propre à l'enfant" justifiant un tel choix. Le Conseil exige ainsi une véritable "mise sous tutelle" de l'instruction en famille, dans l'intérêt supérieur de l'enfant.

Deux réserves et deux annulations, somme toute secondaires. La décision du Conseil conforte ainsi la loi "séparatisme" dont la constitutionnalité avait pourtant été largement contestée devant les médias, avec des moyens parfois quelque peu fantaisistes. Mais les opposants à ce texte peuvent continuer le combat. Sept articles sur 103 ont été déférés au Conseil, ce qui signifie que des questions prioritaires de constitutionnalité pourront être posées sur toutes les dispositions qui n'ont pas clairement été déclarées constitutionnelles, dès que la loi sera appliquée. Il faut donc s'attendre à une avalanche de QPC et les opposants au texte pourront reprendre à leur compte la célèbre maxime du Taciturne : "Il n'est pas nécessaire d'espérer pour entreprendre, ni de réussir pour persévérer".



Sur la liberté d'association : Manuel de Libertés publiques version E-Book et version papier, chapitre 12, section 2, § 1.

jeudi 12 août 2021

Contrôle technique des deux-roues : Mais où est passé le Premier ministre ?


Le 12 août 2021, le ministère des transports annonce officiellement que "le contrôle technique des deux-roues est suspendu sur demande d'Emmanuel Macron". Il aura duré vingt-quatre heures, le décret du 9 août 2021 le mettant en place et imposant son respect à partir du 1er janvier 2023 ayant été publié au Journal officiel le 11 août. Sa mise en oeuvre est donc repoussée aux calendes, le ministre étant invité à rencontrer les fédérations de motards « à la rentrée pour échanger largement sur les différents sujets les concernant". On ne doute pas que ces échanges dureront jusqu'aux élections présidentielles.

On pourrait évidemment se borner à constater une nouvelle fois la puissance des lobbys durant l'actuel quinquennat, les motards ayant réussi l'exploit d'obtenir la non-application d'un décret publié.  On pourrait aussi sourire en constatant que la presse quotidienne du même jour relaie d'autres propos, bien différents, du Président de la République. A la veille de a Cop 26, celui-ci invoque en effet une "écologie de gouvernement", invitant les États à sceller "un accord à la hauteur de l'urgence". On doit donc déduire que l'urgence n'est pas si grande, dès lors que la non application du décret conduit à laisser circuler sur les routes une grande quantité de véhicules polluants dont l'empreinte carbone devrait donner des allergies aux experts du Giec. 

Au-delà de ces questions de fond qui n'ont rien de nouveau, le problème posé est celui de la conformité au droit de l'intervention du Président de la République. On pourrait résumer la situation en affirmant qu'il ignore le droit de l'Union européenne et méprise souverainement la Constitution.

 

Le droit de l'Union européenne

 

Le contrôle technique des deux-roues est imposé par le droit de l'Union européenne. Une directive du 3 avril 2014 l'impose en effet pour tous les véhicules motorisés de deux et trois roues d'une cyclindrée supérieure à 125 cm3. Elle fixe au 1er janvier 2022 la date limite de mise en oeuvre de cette contrainte. Le décret publié le 11 août fixait déjà cette date au 1er janvier 2023, soit avec une année de retard par rapport à ce qu'impose le droit européen. Sept ans après les directive, il faut bien reconnaître que ses dispositions demeurent ignorées en France, alors même que les autres États de l'Union imposent depuis longtemps ce contrôle technique.

Rappelons tout de même qu'aux termes de l'article 260 du traité sur le fonctionnement de l'Union européenne (TFUE) les États sont non seulement tenus de transposer une directive dans leur ordre interne, mais ils sont aussi tenus de communiquer à la Commission les mesures qu'ils prennent pour assurer cette transposition. En cas de manquement à ces obligations, la Cour de justice de l'Union européenne (CJUE) peut être saisie, et, éventuellement, condamner l'État réticent au paiement d'une somme forfaitaire ou d'une astreinte. Un premier recours en manquement a ainsi été accueilli dans un arrêt du 8 juillet 2019 dirigé contre la Belgique qui, en septembre 2017, n'avait pas engagé la transposition d'une directive de 2014 sur les réseaux de communication à haut débit. 

Si le droit de l'Union européen est traité avec négligence par le Président de la République, le droit constitutionnel, lui, est totalement méprisé.



Harley Davidson. Brigitte Bardot. 1968. Chanson de Serge Gainsbourg

 

La Constitution

 

Le décret du 9 août 2021 est évidemment l'expression du pouvoir réglementaire du Premier ministre. Il s'ouvre ainsi par cette formule : "Le Premier ministre, Sur le rapport de la ministre de la transition écologique (...)". Il s'achève par les signatures du Premier ministre Jean Castex, du ministre de la transition écologique Barbara Pompili et du ministre délégué chargé des transports Jean-Baptiste Djebbari. Le Président de la République ne signe pas ce type de décret, car il n'a pas été délibéré en conseil des ministres.

Le fondement de ce décret réside donc dans l'article 21 de la Constitution qui énonce que "sous réserve des dispositions de l'article 13, c'est-à-dire des décrets délibérés en conseil des ministres et co-signés par le Président, le Premier ministre "exerce le pouvoir réglementaire". L'article 22 affirme ensuite que "les actes du Premier ministre sont contresignés, le cas échéant, par les ministres chargés de leur exécution". Ce contreseing des ministres les associe de manière symbolique à la décision, mais la seule signature du Premier ministre suffit à assurer la validité d'un texte réglementaire. En d'autres termes, le Président de la République n'est pas associé au pouvoir réglementaire ordinaire. 

Le plus amusant, mais est-ce vraiment amusant, est que le ministre délégué aux transports ne l'est pas beaucoup plus, sa signature étant une formalité non substantielle. Mais peu importe, c'est à lui qu'Emmanuel Macron s'adresse pour suspendre le décret... comme s'il était compétent pour le faire. En d'autres termes, le Président, incompétent en l'espèce, s'adresse à un ministre tout aussi incompétent. En revanche, le malheureux Premier ministre, le seul qui soit réellement compétent, n'est pas "dans la boucle". Le pauvre Jean Castex a été oublié dans l'affaire.

On pourrait évidemment conseiller au Président de la République de suivre quelques cours de droit constitutionnel, car ce n'est pas la première fois qu'il écarte purement et simplement la Constitution. Le professeur Serge Sur, invité de Liberté Libertés Chéries, citait déjà, l'intervention télévisée du 12 juillet dernier, dans laquelle Emmanuel Macron annonçait une batterie de mesures sanitaires, ajoutant : « Pour pouvoir faire cela, je convoquerai le parlement en session extraordinaire à partir du 21 juillet pour l’examen d’un projet de loi qui déclinera ces décisions". Le Président ignorait alors l'article 30 de la Constitution qui précise qu'il ne peut convoquer une session extraordinaire que sur proposition du premier ministre, déjà oublié dans l'affaire. Ajoutons qu'il violait aussi l'article 39 qui attribue l'initiative des lois au seul Premier ministre. 

Chargé de "veiller au respect de la Constitution" par l'article 5, le Président de la République l'ignore donc superbement, quand il l'entend et comme il l'entend. Tous ces manquements présentent le point commun de tout ramener à la personne du Président, de présenter la décision politique comme émanant de lui seul. C'est en outre une démarche pathétiquement électorale. Selon la formule de Sieyès, "L'autorité vient d'en haut et la confiance d'en bas".  Sacrifier l'autorité à la confiance risque de les perdre toutes les deux.

 


lundi 9 août 2021

Les Invités de LLC. Condorcet : Sur l'admission des femmes au droit de cité

 

A l'occasion des vacances, Liberté Libertés Chéries invite ses lecteurs à retrouver les Pères Fondateurs des libertés publiques. Pour comprendre le droit d'aujourd'hui, pour éclairer ses principes fondamentaux et les crises qu'il traverse, il est en effet nécessaire de lire ou de relire ceux qui en ont construit le socle historique et philosophique. Les courts extraits qui seront proposés n'ont pas d'autre objet que de susciter une réflexion un peu détachée des contingences de l'actualité, et de donner envie de lire la suite. 

Les choix des textes ou citations seront purement subjectifs, détachés de toute approche chronologique. Bien entendu, les lecteurs de Liberté Libertés Chéries sont invités à participer à cette opération de diffusion de la pensée, en faisant leurs propres suggestions de publication. Qu'ils en soient, à l'avance, remerciés.

 

 CONDORCET

 

Sur l'admission des femmes au droit de cité

3 juillet 1790

 

 

 

 

L’habitude peut familiariser les hommes avec la violation de leurs droits naturels, au point que, parmi ceux qui les ont perdus, personne ne songe à les réclamer, ne croie avoir éprouvé une injustice.

 

Il est même quelques-unes de ces violations qui ont échappé aux philosophes et aux législateurs, lorsqu’ils s’occupaient avec le plus de zèle d’établir les droits communs des individus de l’espèce humaine, et d’en faire le fondement unique des institutions politiques.

 

Par exemple, tous n’ont-ils pas violé le principe de l’égalité des droits, en privant tranquillement la moitié du genre humain de celui de concourir à la formation des lois, en excluant les femmes du droit de cité ? Est-il une plus forte preuve du pouvoir de l’habitude, même sur les hommes éclairés, que de voir invoquer le principe de l’égalité des droits en faveur de trois ou quatre cents hommes qu’un préjugé absurde en avait privés, et l’oublier à l’égard de douze millions de femmes ?

 

Pour que cette exclusion ne fût pas un acte de tyrannie, il faudrait ou prouver que les droits naturels des femmes ne sont pas absolument les mêmes que ceux des hommes, ou montrer qu’elles ne sont pas capables de les exercer.

 

Or, les droits des hommes résultent uniquement de ce qu’ils sont des êtres sensibles, susceptibles d’acquérir des idées morales, et de raisonner sur ces idées. Ainsi les femmes ayant ces mêmes qualités, ont nécessairement des droits égaux. Ou aucun individu de l’espèce humaine n’a de véritables droits, ou tous ont les mêmes ; et celui qui vote contre le droit d’un autre, quels que soient sa religion, sa couleur ou son sexe, a dès lors abjuré les siens.

 

(...)Dira-t-on qu’il y ait dans l’esprit ou dans le cœur des femmes quelques qualités qui doivent les exclure de la jouissance de leurs droits naturels ? Interrogeons d’abord les faits. Élisabeth d’Angleterre, Marie-Thérèse, les deux Catherine de Russie, ont prouvé que ce n’était ni la force d’âme, ni le courage d’esprit qui manquait aux femmes.

 

On a dit que les femmes, malgré beaucoup d’esprit, de sagacité, et la faculté de raisonner portée au même degré que chez de subtils dialecticiens, n’étaient jamais conduites par ce qu’on appelle la raison. Cette observation est fausse : elles ne sont pas conduites, il est vrai, par la raison des hommes, mais elles le sont par la leur.

Leurs intérêts n’étant pas les mêmes, par la faute des lois, les mêmes choses n’ayant point pour elles la même importance que pour nous, elles peuvent, sans manquer à la raison, se déterminer par d’autres principes et tendre à un but différent (...).

 

On a dit que les femmes, quoique meilleures que les hommes, plus douces, plus sensibles, moins sujettes aux vices qui tiennent à l’égoïsme et à la dureté du cœur, n’avaient pas proprement le sentiment de la justice ; qu’elles obéissaient plutôt à leur sentiment qu’à leur conscience. Cette observation est plus vraie, mais elle ne prouve rien : ce n’est pas la nature, c’est l’éducation, c’est l’existence sociale qui cause cette différence. Ni l’une ni l’autre n’ont accoutumé les femmes à l’idée de ce qui est juste, mais à celle de ce qui est honnête. Éloignées des affaires, de tout ce qui se décide d’après la justice rigoureuse, d’après des lois positives, les choses dont elles s’occupent, sur lesquelles elles agissent, sont précisément celles qui se règlent par l’honnêteté naturelle et par le sentiment. Il est donc injuste d’alléguer, pour continuer de refuser aux femmes la jouissance de leurs droits naturels, des motifs qui n’ont une sorte de réalité que parce qu’elles ne jouissent pas de ces droits.

 

Si on admettait contre les femmes des raisons semblables, il faudrait aussi priver du droit de cité la partie du peuple qui, vouée à des travaux sans relâche, ne peut ni acquérir des lumières, ni exercer sa raison, et bientôt, de proche en proche, on ne permettrait d’être citoyens qu’aux hommes qui ont fait un cours de droit public. Si on admet de tels principes, il faut, par une conséquence nécessaire, renoncer à toute constitution libre. Les diverses aristocraties n’ont eu que de semblables prétextes pour fondement ou pour excuse ; l’étymologie même de ce mot en est la preuve.

 

On ne peut alléguer la dépendance où les femmes sont de leurs maris, puisqu’il serait possible de détruire en même temps cette tyrannie de la loi civile, et que jamais une injustice ne peut être un motif d’en commettre une autre.

 

Il ne reste donc que deux objections à discuter (...).

 

On aurait à craindre, dit-on, l’influence des femmes sur les hommes.

 

Nous répondrons d’abord que cette influence, comme toute autre, est bien plus à redouter dans le secret que dans une discussion publique ; que celle qui peut être particulière aux femmes y perdrait d’autant plus, que, si elle s’étend au-delà d’un seul individu, elle ne peut être durable dès qu’elle est connue. D’ailleurs, comme jusqu’ici les femmes n’ont été admises dans aucun pays à une égalité absolue, comme leur empire n’en a pas moins existé partout, et que plus les femmes ont été avilies par les lois, plus il a été dangereux, il ne paraît pas qu’on doive avoir beaucoup de confiance à ce remède. N’est-il pas vraisemblable, au contraire, que cet empire diminuerait si les femmes avaient moins d’intérêt à le conserver, s’il cessait d’être pour elles le seul moyen de se défendre et d’échapper à l’oppression ?

Si la politesse ne permet pas à la plupart des hommes de soutenir leur opinion contre une femme dans la société, cette politesse tient beaucoup à l’orgueil ; on cède une victoire sans conséquence ; la défaite n’humilie point parce qu’on la regarde comme volontaire. Croit-on sérieusement qu’il en fût de même dans une discussion publique sur un objet important ? La politesse empêche-t-elle de plaider contre une femme ?

 

Mais, dira-t-on, ce changement serait contraire à l’utilité générale, parce qu’il écarterait les femmes des soins que la nature semble leur avoir réservés.

Cette objection ne me paraît pas bien fondée. Quelque constitution que l’on établisse, il est certain que, dans l’état actuel de la civilisation des nations européennes, il n’y aura jamais qu’un très petit nombre de citoyens qui puissent s’occuper des affaires publiques. On n’arracherait pas les femmes à leur ménage plus que l’on n’arrache les laboureurs à leurs charrues, les artisans à leurs ateliers. Dans les classes plus riches, nous ne voyons nulle part les femmes se livrer aux soins domestiques d’une manière assez continue pour craindre de les en distraire, et une occupation sérieuse les en détournerait beaucoup moins que les goûts futiles auxquels l’oisiveté et la mauvaise éducation les condamnent.

 

La cause principale de cette crainte est l’idée que tout homme admis à jouir des droits de cité ne pense plus qu’à gouverner ; ce qui peut être vrai jusqu’à un certain point dans le moment où une constitution s’établit ; mais ce mouvement ne saurait être durable. Ainsi il ne faut pas croire que parce que les femmes pourraient être membres des assemblées nationales, elles abandonneraient sur-le-champ leurs enfants, leur ménage, leur aiguille. Elles n’en seraient que plus propres à élever leurs enfants, à former des hommes (...).

 

Jusqu’ici, tous les peuples connus ont eu des mœurs ou féroces ou corrompues. Je ne connais d’exception qu’en faveur des Américains des États-Unis qui sont répandus en petit nombre sur un grand territoire. Jusqu’ici, chez tous les peuples, l’inégalité légale a existé entre les hommes et les femmes ; et il ne serait pas difficile de prouver que dans ces deux phénomènes, également généraux, le second est une des principales causes du premier ; car l’inégalité introduit nécessairement la corruption, et en est la source la plus commune, si même elle n’est pas la seule.

Je demande maintenant qu’on daigne réfuter ces raisons autrement que par des plaisanteries et des déclamations ; que surtout on me montre entre les hommes et les femmes une différence naturelle, qui puisse légitimement fonder l’exclusion du droit.

 

L’égalité des droits établie entre les hommes, dans notre nouvelle constitution, nous a valu d’éloquentes déclama­tions et d’intarissables plaisanteries ; mais, jusqu’ici, personne n’a pu encore y opposer une seule raison, et ce n’est sûrement ni faute de talent, ni faute de zèle. J’ose croire qu’il en sera de même de l’égalité des droits entre les deux sexes. Il est assez singulier que dans un grand nombre de pays on ait cru les femmes incapables de toute fonction publique, et dignes de la royauté ; qu’en France une femme ait pu être régente, et que jusqu’en 1776 elle ne pût être marchande de modes à Paris ; qu’enfin, dans les assemblées électives de nos bailliages, on ait accordé au droit du fief, ce qu’on refusait au droit de la nature. Plusieurs de nos députés nobles doivent à des dames, l’honneur de siéger parmi les représentants de la nation. Pourquoi, au lieu d’ôter ce droit aux femmes propriétaires de fiefs, ne pas l’étendre à toutes celles qui ont des propriétés, qui sont chefs de maison ? Pourquoi, si l’on trouve absurde d’exercer par procureur le droit de cité, enlever ce droit aux femmes, plutôt que de leur laisser la liberté de l’exercer en personne ?


jeudi 5 août 2021

Crise sanitaire : Le Conseil constitutionnel valide l'essentiel de la loi


La décision rendue par le Conseil constitutionnel le 5 août 2021 sur la loi relative à la gestion de la crise sanitaire est exactement conforme à ce qui était attendu par celles et ceux qui connaissent bien sa jurisprudence. Le Conseil déclare conformes à la Constitution les éléments essentiels du texte. Mais il donne aussi une satisfaction symbolique aux auteurs des saisines et en déclarant inconstitutionnelles deux dispositions relativement secondaires, et en formulant une réserve purement déclaratoire.

Le passe sanitaire est intégralement déclaré conforme à la Constitution. L'argument juridique reposant sur une rupture d'égalité entre vaccinés et non-vaccinés est balayé, de même que celui selon lequel le passe sanitaire s'analyserait comme une obligation vaccinale. Ces deux moyens manquent en fait, dès lors que chacun peut bénéficier du passe sanitaire non seulement avec un justificatif de statut vaccinal, mais aussi avec un test de dépistage négatif, ou un certificat de rétablissement à la suite d'une contamination. Ces dispositions n'entrainent donc pas de rupture d'égalité et n'imposent aucune obligation vaccinale. Le raisonnement juridique du Conseil est certes élémentaire, mais il se borne à rappeler qu'il est impossible de faire dire à la norme juridique ce qu'elle ne dit pas.

D'une manière générale, le Conseil constitutionnel ne nie pas que la loi impose des restrictions à certaines libertés. Il en dresse une liste et reconnaît ainsi que le passe sanitaires, en réduisant l'accès à certains lieux, induit des atteintes à la liberté d'aller et de venir, à la liberté de réunion et même à l'expression collective des idées et des opinions. Mais, comme toujours, il exerce un contrôle de proportionnalité et apprécie si l'ingérence dans ces libertés est proportionnée à la finalité poursuivie. Bien entendu, il écarte implicitement l'argument vu et revu, selon lequel la finalité de la loi serait de garantir la seule présence dans un espace donné des personnes ne présentant pas de risque de transmission de virus. Il affirme donc que la finalité de la loi est, tout simplement, de protéger la santé publique. Les restrictions à ces libertés ne sont pas la finalité poursuivie par le législateur mais le moyen de satisfaire une norme constitutionnelle figurant dans le Préambule de 1946.

Quant aux deux déclarations d'inconstitutionnalité, elles sont relativement secondaires et ne bouleversent en rien l'équilibre du texte.

 

CDI et CDD

 

La première réside dans la différence de situation, jugée excessive, entre les salariés en contrat à durée indéterminée (CDI) et ceux en contrat à durée déterminée (CDD) ou en mission d'intérim. L'article 1er de la loi prévoyait en effet qu'un CDD ou une mission d'interim d'un salarié ne présentant pas les justifications nécessaires à l'obtention du passe sanitaire pouvait être rompu, avant son terme, à l'initiative de l'employeur. 

Il est vrai que le principe d'égalité issu de l'article 6 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789 ne s'oppose pas à ce que le législateur règle de façon différente des situations différentes, ni à ce qu'il déroge à l'égalité pour des raisons d'intérêt général. Encore faut-il cependant que la différence de traitement qui en résulte soit en rapport direct avec l'objet de la loi qui l'établit, principe rappelé dans la décision du 18 mars 2009. Pour évaluer les dispositions de la présente loi, le Conseil se tourne vers ses travaux préparatoires, et il constate que le législateur a entendu exclure que la méconnaissance de l'obligation de présenter un passe sanitaire puisse constituer une cause réelle et sérieuse de licenciement d'un salarié en CDI. 

Dès lors, la différence de situation entre les salariés en CDD ou en intérim et ceux en CDI est jugée excessive. En effet, l'objet de la loi, on l'a dit, est de protéger la santé publique et, par là-même, d'empêcher la diffusion du virus. Or tous les salariés, qu'ils soient en CDD ou en CDI ou en interim, sont soumis au même risque de contamination. La différence de traitement n'est donc pas justifiée au regard de l'objet même de la loi. 

L'analyse est conforme à la jurisprudence antérieure du Conseil constitutionnel. Il appartiendra donc au législateur de modifier ces dispositions, probablement en interdisant aux employeurs de mettre fin à un CDD au motif que le salarié n'a pas produit le passe sanitaire. Rien ne pourra cependant leur interdire de ne pas renouveler un contrat dans une telle situation, car il n'existe pas de droit au renouvellement d'un CDD.

 


 

La guerre du coronavirus. Les Gogettes en trio, mais à quatre. Avril 2020

 

Le placement automatique en isolement


La seconde disposition déclarée non conforme à la Constitution est l'article 9 de la loi qui imposait une mesure de placement en isolement, applicable de plein droit aux personnes faisant l'objet d'un test de dépistage positif à la covid-19. Défense était faite de sortir du lieu d'hébergement, sous peine de sanction pénale. Cette sanction demeurait d'ailleurs largement hypothétique car la personne pouvait sortir entre 10 h et 12 h, ou en cas d'urgence, ou "pour des déplacements strictement indispensables". 

Mais l'inconstitutionnalité ne repose pas tant sur le contrainte ainsi imposée que sur son caractère automatique. Le Conseil se fonde sur l'article 66 de la Constitution, selon lequel « Nul ne peut être arbitrairement détenu. - L'autorité judiciaire, gardienne de la liberté individuelle, assure le respect de ce principe dans les conditions prévues par la loi »

Le Conseil ne conteste pas que cette mesure repose sur une volonté de protection de la santé publique. Mais elle l'estime disproportionnée dans la mesure où la décision d'isolement ne repose pas sur une décision individuelle mais sur le résultat d'un test. Il reprend donc le principe selon lequel toute mesure portant atteinte à une liberté doit être prise en considération de la personne, conformément au principe d'individualisation. Concrètement, cela signifie que l'intéressé doit pouvoir faire valoir sa situation personnelle, ses propres contraintes, pour solliciter un aménagement de son confinement par l'autorité administrative. Il doit aussi, conformément à l'article 66, pouvoir saisir un juge, en l'occurrence le juge de la liberté et de la détention, d'une éventuelle demande de main-levée. 

Le Conseil constitutionnel indique ainsi au législateur les dispositions à prendre pour rendre la procédure constitutionnelle, en prévoyant un recours gracieux auprès du préfet et un recours contentieux auprès du juge de la liberté et de la détention (JLD).

A ces deux déclarations d'inconstitutionnalité s'ajoute une réserve, d'un intérêt très relatif. Le Conseil observe en effet que le fait d'imposer le passe sanitaire pour accéder à l'hôpital ne saurait entraver le droit d'accès aux soins. Il s'agit là de sanctionner une erreur de rédaction, car tout le monde avait compris que ce passe sanitaire ne pouvait concrètement être imposé qu'aux visiteurs et aux personnes venant en consultation. Les patients hospitalisés, quant à eux, ne sauraient se voir imposer une contrainte qui serait d'ailleurs contraire au serment d'Hippocrate prêté par les médecins. Imagine-t-on que l'on puisse demander son passe sanitaire à un malade qui arrive aux urgences ? 

Le plus important dans cette décision est sans doute son caractère prévisible. Le Conseil a su ainsi se tenir à l'abri d'un débat juridique qui devenait parfaitement irrationnel, pour s'en tenir à une analyse juridique. Certes, on peut critiquer le contrôle de proportionnalité qui donne au Conseil un instrument de censure extrêmement large. Mais on peut aussi se réjouir lorsque le Conseil n'en abuse pas. En l'espèce, la lecture de la décision montre que le Conseil s'est montré sensible au fait que les contraintes imposées par la loi prendront fin le 15 novembre. A cette date, soit de nouvelles dispositions seront adoptées à l'issue d'un nouveau débat parlementaire, soit un retour à la vie normale sera possible. Mais cette dernière possibilité, celle que tout le monde souhaite, n'interviendra que si un très fort pourcentage de la population est vacciné. Ceux qui dénoncent une "dictature" n'ont donc qu'une chose à faire pour en sortir : se faire vacciner.

 


Sur l'état d'urgence sanitaire  : Manuel de Libertés publiques version E-Book et version papier, chapitre 2, conclusion.


mardi 3 août 2021

Passe sanitaire : Une tribune de juristes, nuit de Walpurgis du droit constitutionnel




La tribune publiée par "dix juristes" dans Le Figaro du 2 août 2021 ne mériterait guère une attention particulière si elle ne constituait, en quelque sorte, un cas d'école, exemple presque parfait d'une totale manipulation du droit. On pourrait la comparer à une sorte de nuit de Walpurgis du droit constitutionnel, dans laquelle des notions juridiques sont entrainées dans une sorte de sabbat, bien détaché de la réalité juridique.

Intitulée "Pourquoi le projet de loi anti-Covid heurte de manière disproportionnée nombre de libertés fondamentales», elle affirme tout net l'inconstitutionnalité du texte. Le lecteur est prié de prendre pour argent comptant les propos péremptoires qui sont tenus. Quant au Conseil constitutionnel, il n'a qu'à bien se tenir et à suivre aveuglément l'analyse juridique qui est développée. Le groupe des signataires compte cinq professeurs de droit et cinq avocats. C'est dire s'ils sont compétents !

Dans le cas présent, cette tribune n'est qu'une accumulation d'erreurs juridiques ou d'interprétations tellement excessives qu'il est bien peu probable que le Conseil constitutionnel les reprenne à son compte. Prenons quelques exemples qui ne prétendent pas être exhaustifs.


Passe sanitaire et obligation vaccinale

 

Le texte s'ouvre ainsi : "Soumettre l'exercice de certaines activités à la présentation d'un « Passe sanitaire » aboutit en pratique à une obligation vaccinale pour le personnel intervenant (travaillant) dans les domaines listés ainsi qu'aux citoyens souhaitant y accéder". Cette affirmation est largement reprise par ceux qui manifestent contre le passe-sanitaire, mais un juriste ne saurait réaliser un tel amalgame. Il n'ignore pas que la loi se borne se borne à imposer un passe sanitaire pour voyager, entrer dans certains lieux ou se livrer à certaines activités. Une personne qui refuse le passe sanitaire peut renoncer à voyager, à aller au cinéma ou au restaurant. Cette possibilité de faire prévaloir ses convictions interdit d'analyser juridiquement le passe sanitaire comme une obligation vaccinale. Certes, il n'est pas nié qu'il constitue une incitation à se faire vacciner, mais ce n'est pas une contrainte juridique.

De fait, le moyen tiré de l'article 5 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen s'effondre de lui-même. Certes, "nul ne peut être contraint de faire ce que la loi n'ordonne pas", mais en l'espèce... la loi n'ordonne pas la vaccination. Un juriste dépassionné dirait que le moyen manque en fait.

 

Obligation vaccinale des soignants

 

Les signataires s'en prennent ensuite à l'obligation vaccinale imposée aux soignants. Cette fois, ils procèdent par accumulation de normes juridiques, accumulation sans doute destinée à empêcher le lecteur de réfléchir, tant il est fasciné et un peu assommé par tant de culture juridique. On trouve ainsi empilés, sans aucune analyse précise, le droit de ne pas être lésé en raison de ses opinions ou de ses croyances, le principe de nécessité des peines, le principe d'égalité, la protection de la santé, le droit à l'intégrité physique et à la dignité, l'égal accès aux emplois publics, et le principe de précaution. 

Cet inventaire à la Prévert mériterait sans doute une analyse psycho-sociologique. On y trouve en effet la référence à la liberté des "croyances", notion étonnante sous le plume de juristes. Ils ne peuvent ignorer que le droit ne connaît que la liberté des "convictions" qui signifie le droit d'avoir des convictions religieuses, ou de ne pas en avoir. Pour les signataires, le droit des "croyances" se rattache directement à la religion, et tant pis pour ceux qui n'en ont pas. Le lien entre les "anti-vax" et l'intégrisme religieux apparaît alors, en creux, dans une analyse qui se veut juridique. 

Cette accumulation de références normatives évoque ces bateaux de pêche trainant un filet derrière eux pour capter tout ce qu'ils peuvent rafler. Procédé d'avocat, mais trop charger la barque risque de conduire au naufrage. Les auteurs semblent oublier que les libertés publiques, et notamment les libertés du travail, les droits sociaux et le droit à la santé, s'exercent dans le cadre des lois qui les réglementent. 

Or, des lois réglementant la vaccination, il y en a déjà beaucoup et elles ont déjà été contestées exactement sur les mêmes fondements. Les signataires oublient de mentionner la décision rendue par le Conseil constitutionnel le 20 mars 2015. Des parents avaient alors déposé une question prioritaire de constitutionnalité mettant en cause la loi qui leur imposait de vacciner leurs enfants. Le Conseil constitutionnel écarte alors le moyen fondé sur le droit à la santé. Il reprend les termes mêmes du Préambule de 1946, que les auteurs de la tribune s'abstiennent de citer car il déclare que "La Nation garantit à tous (... ) la protection la santé". Le droit à la santé n'est pas une prérogative individuelle mais un devoir de l'État, objet d'une politique publique. Aux yeux du Conseil, il n'appartient donc pas aux parents d'apprécier le bien-fondé d'une politique publique de vaccination obligatoire. 

Quant aux autres moyens d'inconstitutionnalité, ils étaient également soulevés en 2015, mais le Conseil les a balayés très rapidement, se bornant à affirmer que les dispositions imposant la vaccination obligatoire "ne méconnaissent aucun autre droit ou liberté que la Constitution garantit". 

On pourrait évidemment ajouter d'autres erreurs, comme celle qui consiste à invoquer le "Code de Nüremberg" pour contester la vaccination obligatoire des soignants, alors même que ce "Code" n'est qu'une partie du jugement d'un tribunal militaire américain chargé par les Alliés de juger des "expérimentations médicales" mises en oeuvre par les médecins nazis. Bien entendu, un tel texte est totalement dépourvu de puissance juridique en droit français.  Les signataires de la tribune, l'invoquent pourtant, estimant donc qu'une décision de la justice américaine a valeur constitutionnelle en droit français.

Les signataires de la tribune cherchent tout de même d'autres arguments plus sérieux. Heureusement, il y a le principe de proportionnalité, bonne à tout faire du Conseil constitutionnel. Il l'utilise largement pour aboutir au résultat auquel il souhaite parvenir. Il s'agit en effet d'apprécier la proportionnalité de la norme législative par rapport à la finalité poursuivie.


Nuit de Walpurgis. Faust. Ballet de l'acte III. Gounod

Ekaterina Maximova. Bolchoï. 1974

 

Contrôle de proportionnalité et/ou erreur manifeste d'appréciation


Ce chapitre de la tribune des "dix juristes" est probablement celui qui pose le plus de problèmes juridiques. D'abord, parce qu'ils semblent assimiler contrôle de proportionnalité et erreur manifeste d'appréciation. Sans doute une erreur de plume due à l'urgence de la situation... Ensuite, parce qu'ils affirment que les personnes ayant des anticorps ne peuvent bénéficier du passe sanitaire, ce qui est faux. Le passe sanitaire peut en effet contenir un certificat d'immunité prouvant que l'on a été infecté par le virus dans les six mois précédents par le virus. Cette fois, ce n'est pas une erreur de plume, mais plus certainement l'influence délétère de "Fake News" qui circulent actuellement en abondance. 

Sur le fond, les signataires procèdent en effet à une étrange identification de la finalité des dispositions législatives. A leurs yeux, il s'agit simplement, dans un lieu donné, "de garantir, la seule présence de personnes ne présentant pas un « risque » de transmission du virus pour les autres". Le passe sanitaire est donc présenté comme une mesure disproportionnée par rapport à une finalité aussi modeste. 

A l'appui de cette analyse péremptoire, les auteurs citent la décision rendue sur QPC le 25 janvier 2019. Ceux qui ont eu la curiosité d'aller la lire ont certainement été surpris. Le Conseil y annule une disposition législative relative au remboursement des frais de taxi aux assurés sociaux, et le fondement de cette annulation ne repose pas sur un contrôle de proportionnalité mais sur une rupture d'égalité entre les entreprises concernées. Avouons que nous sommes un peu loin du sujet.

Là encore, les signataires oublient de se référer à la décision déjà citée du 20 mars 2015, pourtant nettement plus en rapport avec les dispositions qu'ils contestent. Elle précise pourtant clairement la finalité attribuée par la loi à une obligation vaccinale. Le Conseil affirme qu'il s'agit de "définir une politique de vaccination afin de protéger la santé individuelle et collective". En l'espèce, la finalité de la vaccination n'est pas de permettre aux enfants d'entrer à l'école. Le refus de scolarisation opposé aux enfants non vaccinés n'est que la sanction de l'obligation vaccinale, ce n'est pas sa cause. Il en est de même de l'actuel passe sanitaire. Sa finalité n'est pas d'empêcher certains citoyens d'aller au cinéma ou au restaurant, mais de protéger la santé publique. Les auteurs de la tribune, pourtant juristes, confondent ainsi la finalité de la loi avec la sanction de l'obligation qu'elle impose. 

S'effondre alors tout l'argumentaire reposant sur une quelconque rupture d'égalité. Il ne fait d'ailleurs aucun doute que les personnes vaccinées ne sont pas dans la même situation que celles qui refusent de l'être ou qui ne le sont pas encore. Conformément à une jurisprudence constante du Conseil constitutionnel, des personnes qui sont dans des situations différentes peuvent donc être traitées de manière différenciée par le législateur.

 

L'article 4 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen


Il est tout de même intéressant de noter que parmi cette accumulation de normes constitutionnelles ainsi jetées à tout vent, il est une grande absente. L'article 4 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen énonce : "La liberté consiste à pouvoir faire tout ce qui ne nuit pas à autrui". Mais pourquoi cette disposition est-elle absente d'une analyse qui se présente comme juridique ? L'existence même du passe sanitaire comme de l'obligation vaccinale pourrait en effet être justifiée par cette seule disposition qui consacre finalement la notion même de liberté publique.

Cette absence révèle tout l'intérêt de cette tribune, cas d'école d'un certain obscurantisme juridique. Elle repose en effet sur une conception des droits de l'homme comme étant le droit de chacun de faire ce qui lui plaît. Toute intervention de l'État, toute politique publique, est jugée attentatoire à la liberté. "Autrui", au sens de l'article 4 de la Déclaration de 1789, n'existe pas ou plutôt n'intéresse pas. Chacun décide lui-même de l'étendue de ses droits et exige de l'État qu'il lui permette de vivre comme il l'entend. 

Mais à ces droits de l'homme issus tout droit du libéralisme du XIXe siècle s'opposent heureusement les libertés publiques, celles qui précisément s'exercent dans le cadre des lois qui les règlementent. Elles définissent des droits et des devoirs, devoirs de l'État et devoirs des citoyens . Pour une fois, le passe sanitaire permet d'envisager les libertés non pas à travers l'approfondissement des droits, mais à travers le prisme des devoirs. Car les libertés ne concernent pas seulement l'individu mais aussi l'ensemble de la société. Il appartient ainsi à l'État de créer des normes pour protéger le droit à la santé, et il est du devoir des citoyens de protéger non seulement leur santé mais aussi celle d'autrui. "Faire tout ce qui ne nuit pas à autrui", une belle formule que les "dix juristes" auteurs de la tribune devraient méditer.


Sur l'état d'urgence sanitaire  : Manuel de Libertés publiques version E-Book et version papier, chapitre 2, conclusion.


 

samedi 31 juillet 2021

La loi bioéthique devant le Conseil constitutionnel : Une impression de déjà vu


Dans une décision du 29 juillet 2021, le Conseil constitutionnel déclare conformes à la Constitution les dispositions de la loi bioéthique, qui devrait donc être très prochainement publiée au Journal officiel. La nouvelle vague de l'épidémie de Covid, avec les mesures qui lui sont associées, avait fait passer au second plan ce texte. Les parlementaires du groupe "Les Républicains" avaient pourtant déposé des milliers d'amendements pour ralentir son adoption, en espérant susciter une mobilisation contre la disposition autorisant l'accès des couples de femmes à l'assistance médicale à la procréation (AMP). Mais la mobilisation n'a pas eu lieu, et les parlementaires auteurs de la saisine semblent en prendre acte. 

 

L'AMP des couples de femmes et des femmes non mariées

 

L'article 1er de la loi n'est en effet pas contesté devant le Conseil constitutionnel. Or c'est précisément lui qui affirme que "l'assistance médicale à la procréation est destinée à répondre à un projet parental. Tout coupe formé d'un homme et d'une femme ou de deux femmes, ou toute femme non mariée ont accès à l'assistance médicale à la procréation". 

Ne sont pas davantage contestées les dispositions de l'article 6 qui prévoient l'établissement de la filiation par reconnaissance conjointe des deux membres du couple ou de la femme seule. Cette reconnaissance devant notaire permet ainsi d'établir la filiation de celle qui n'a pas accouché, et vaut également consentement à l'AMP. En s'abstenant de développer des moyens juridiques pour contester l'établissement de cette filiation, les auteurs de la saisine reconnaissent l'absence de fondement juridique de leurs protestations, pourtant très vives, à l'encontre d'un texte qui, selon eux, détruisait la famille en supprimant la filiation paternelle.

Le Conseil constitutionnel, quant à lui, prend soin d'affirmer qu'il "n'a soulevé d'office aucune question de conformité à la Constitution" et qu'il ne s'est pas prononcé sur les dispositions qui ne lui pas été déférées. Cette formulation valide "en creux" l'ouverture de l'AMP aux couples de femmes et aux femmes non mariées.

Si le Conseil n'a pas été saisi de la disposition la plus controversée de la loi, quels sont éléments qui lui ont été soumis ?

 

Les recherches sur l'embryon humain

 

L'article 20 de la loi modifie le code de la santé publique, afin de réformer le régime juridique des recherches sur l'embryon humain et les cellules souches embryonnaires. Les recherches deviennent possibles jusqu'à 14 jours après la fécondation, en vue d'"améliorer la connaissance de la biologie humaine". Pour les auteurs de la saisine, ces dispositions étaient entachées d'incompétence négative, le législateur ayant omis de définir la notion d'embryon et n'ayant prévu aucune limite à la "connaissance de la biologie humaine". A leurs yeux, l'imprécision de cette formulation conduisait tout droit à l'eugénisme. 

Ces arguments étaient déjà ceux soulevés lors de la saisine du Conseil constitutionnel qui avait accompagné la loi bioéthique du 7 juillet 2011, il y a dix ans. Celle-ci autorisait déjà la recherche fondamentale sur les embryons n'ayant pas fait l'objet d'un projet parental, avec la double autorisation des géniteurs et de l'Agence de biomédecine, chargée d'apprécier la pertinence de cette recherche. Par la suite, la loi du 6 août 2013 a précisé que cette rechercher était autorisée si "la finalité médicale" était avérée. La loi déférée au Conseil en 2021 ne fait donc qu'améliorer une rédaction qui était centrée sur la fonction directement curative de la recherche, ignorant en quelque sorte la recherche fondamentale. 

Le Conseil écarte le moyen, en affirmant d'une part que la définition de l'embryon fait l'objet d'une définition médicale parfaitement connue et d'autre part que le législateur a entendu élargir les possibilité de recherche, y compris lorsqu'elles ne présentent pas d'intérêt médical immédiat. Il n'a donc pas méconnu sa compétence. Il n'a pas davantage méconnu le principe de dignité de la personne humaine, qui figure dans le Préambule de la Constitution de 1946 et qui constitue le fondement de l'interdiction de toute pratique eugénique. Sur ce point, le texte de la loi ne modifie en rien l'article 16-4 du code civil qui interdit "toute pratique eugénique". On observe d'ailleurs que le Conseil constitutionnel s'était référé pour la première au principe de dignité, précisément lors de sa décision sur la première loi bioéthique de 1994, et là encore on ne peut que constater que les saisines du Conseil se suivent, et se ressemblent.

Monstre chimérique créé par manipulation génétique

Maître Yoda. Star Wars. L'Empire contre-Attaque. George Lucas. 1980

 

La création d'embryons transgéniques ou chimériques


La même crainte d'une recherche scientifique non maitrisée s'exprime dans la contestation de l'article 23 de la loi. Il procède à la réécriture de l'article L 2151-2 du code de la santé publique qui énonçait que "la création d'embryons transgéniques ou chimériques est interdites". Rappelons que l'embryon transgénique est celui dont l'ADN a été modifié. Quant à l'embryon chimérique, il existerait par implantation de cellules humaines dans un embryon d'animal, ou le contraire. On imagine évidemment la création de monstres sortis tout droit de films d'épouvante. Le seul problème est que le moyen manque en fait : la loi maintient en effet l'interdiction d'ajouter à l'embryon humain des cellules provenant d'autres espèces.

La nouvelle rédaction de l'article L 2151-2 du code de la santé publique est en effet la suivante : « La modification d'un embryon humain par adjonction de cellules provenant d'autres espèces est interdite ». Pour les auteurs de la saisine, cette disposition autorise les embryons transgéniques, sans fixer d'objectifs ni de limites au procédé. En réalité, cette rédaction ne fait que prendre acte des progrès immenses de la médecine génétique, et permet à la recherche française de se développer dans ce domaine. 

 

Information et examens prénataux

 

Le Conseil constitutionnel confirme également la constitutionnalité de l'article 25 de la loi qui subordonne à l'accord de la femme enceinte la communication à l'autre membre du couple, si il y en a un, des résultats des examens prénataux. Pour les députés requérants, une telle disposition méconnaît le principe d'égalité et porte atteinte au droit de mener une vie familiale normale et au droit au mariage. 

Bien entendu, le mariage comme le droit à la vie familiale n'ont rien à voir dans l'affaire, et le Conseil se borne à écarter ces moyens, sans les commenter. Quant au principe d'égalité, il fait observer que la femme enceinte se trouve dans une situation juridiquement différente de celle de son conjoint ou de sa conjointe. En effet, l'éventuelle décision d'interrompre une grossesse à la suite des examens prénataux incombe à la femme enceinte, et à elle seule. Cette règle est contestée par les différents mouvements hostiles à l'IVG depuis bien longtemps et, dès sa décision du 27 juin 2001, le Conseil avait affirmé que la décision d'interrompre une grossesse relève de la liberté de la femme. Dans un arrêt du 20 mars 2007, la Cour européenne des droits de l'homme affirmait, de son côté, que "la décision d'une femme enceinte de poursuivre ou non sa grossesse relève de la sphère privée et de l'autonomie". Dès lors qu'elle peut décider seule d'interrompre la grossesse, il est parfaitement logique qu'elle soit la destinataire des résultats des examens prénataux. Rien ne lui interdit d'ailleurs de partager l'information, et la décision, avec son conjoint ou sa conjointe. Mais là encore, la décision lui appartient, et à elle seule.

Les arguments développés devant le Conseil constitutionnel laissent ainsi une impression de "déja vu", moyens affirmés et réaffirmés au fil des ans, depuis la célèbre décision IVG du 15 janvier 1975. Ils ne reposent pas vraiment sur une analyse juridique, d'autant qu'ils ont été écartés à maintes reprises par le Conseil. L'argumentaire est plutôt de nature idéologique, voire religieuse, comme s'il s'agissait d'affirmer son attachement à une définition très patriarcale de la famille qui a déjà disparu, comme s'il s'agissait aussi de manifester son refus de progrès scientifiques qui suscitent la crainte. Le Conseil constitutionnel joue alors un rôle de forum, lieu où l'on peut témoigner de son mécontentement, montrer que les valeurs les plus traditionnelles ont toujours des défenseurs, même très minoritaires. Mais, à dire vrai, le rôle du juge constitutionnel n'est pas uniquement de faire avancer la jurisprudence et il lui appartient aussi d'offrir aux courants minoritaires un espace de contestation pacifique.


Sur la bioéthique  : Manuel de Libertés publiques version E-Book et version papier, chapitre 7, section 2.