Dans une décision d'assemblée du 1er avril 2025, le Conseil d'État déclare illégal le blocage par le Premier ministre du réseau social Tik Tok, décidé à partir du 14 mai sur le territoire de la Nouvelle-Calédonie. Cette décision ne signifie pas que tout blocage d'un réseau social, soit, en tant que tel, illégal. Elle précise clairement que l'atteinte aux libertés entrainée par cette mesure est, en l'espèce, disproportionnée, mais que, sous certaines conditions, une mesure de ce type pourrait être légale.
Une urgence peut en cacher une autre
La situation en Nouvelle Calédonie au printemps 2024 se caractérisait par de graves troubles à l'ordre public, dans le contexte d'un projet de modification de la loi électorale. Affrontements violents et émeutes graves se sont succédé, du fait le plus souvent d'individus armés. On a déploré plusieurs décès, des destructions et dégradations de bâtiments publics, ainsi qu'une mutinerie au centre pénitentiaire.
Ces violences ont suscité une sorte d'empilement des régimes d'urgence. La décision du 14 mai prise par le Premier ministre repose sur la théorie des circonstances exceptionnelles. Depuis le célèbre arrêt Heyriès du 28 juin 1918, il est entendu que l'autorité administrative peut prendre aussi rapidement que possible les décisions indispensables pour faire face à une situation exceptionnelle. Le juge administratif exerce alors un contrôle normal sur la proportionnalité de ces mesures au regard des circonstances.
A côté de ce régime jurisprudentiel, la loi du 3 avril 1955 relative à l'état d'urgence élargit les pouvoirs de l'autorité administrative, afin de lui permettre de "remédier à un péril imminent résultant d'atteintes graves à l'ordre public ou à un évènement présentant le caractère de calamité publique". On sait que l'état d'urgence a été utilisé après les attentats terroristes de novembre 2015, puis en 2019 pour prendre les mesures rendues indispensables par l'épidémie de Covid.
Le chat. Gelück
Dans le cas présent, un décret pris en conseil des ministres le 15 mai 2024 a déclaré l'état d'urgence sur le territoire néo-calédonien. Pris sur le fondement de l'article 2 de la loi de 1955, l'état d'urgence a été maintenu pendant une douzaine de jours.
Le blocage de Tik Tok, intervenu la veille de la déclaration d'état d'urgence par un décret du Premier ministre, trouve donc son fondement dans la théorie des circonstances exceptionnelles. Pour les associations requérantes, et notamment la Ligue des droits de l'homme et La Quadrature du Net, cette décision est entachée d'incompétence car, au regard de l'article 11 de la loi de 1955 c'est le ministre de l'Intérieur qui est compétent, sur le fondement de l'état d'urgence, pour "assurer l'interruption de tout service de communication au public en ligne provoquant à la commission d'actes de terrorisme ou en faisant l'apologie".
Le Conseil d'État réfute cette analyse en affirmant que la déclaration d'état d'urgence "ne fait pas obstacle à ce que l'autorité administrative se fonde aussi sur la théorie des circonstances exceptionnelles pour prendre d'autres mesures que celles prévues par le droit commun et le régime de l'état d'urgence, lorsqu'aucune de celles-ci n'est de nature à répondre aux nécessités du moment". La rédaction précise ainsi que le droit commun est l'état d'urgence, mais que la théorie des circonstances exceptionnelles peut venir compléter un dispositif insuffisant. En l'espèce, l'article 11 de la loi de 1955 ne pouvait justifier le blocage d'un réseau social que pour des motifs liés au terrorisme. Le recours à la théorie des circonstances exceptionnelles demeure donc fondé lorsqu'il permet de prendre une disposition non prévue dans la loi de 1955.
Une mesure nécessaire et provisoire
Encore faut-il que la mesure soit proportionnée à la menace pour l'ordre public. Dans le cas présent, il n'est pas contestable que le blocage d'un réseau social porte une atteinte lourde à la libre circulation des idées et des opinions, garantie par les articles 10 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et 11 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789. Dans sa décision du 18 juin 2020, le Conseil constitutionnel affirme ainsi que la liberté d'expression des idées et des opinions implique le droit de s'exprimer sur internet et dans les réseaux sociaux.
L'assemblée du Conseil d'État reprend les critères dégagés par le Conseil constitutionnel, et estime que l'un d'entre eux n'est pas rempli.
Le premier réside dans la nécessité de la mesure prise, et le Conseil d'État considère que le problème de l'utilisation de Tik Tok par les émeutiers ne pouvait être géré par aucune mesure alternative au blocage. Le fait que le ministre de l'Intérieur puisse prendre une telle mesure sur le fondement de la loi de 1955 n'interdit pas au Premier ministre de prendre la même mesure sur le fondement de la théorie des circonstances exceptionnelles.
En revanche, la décision du Premier ministre prévoyait un blocage pour une durée indéterminée et, sur ce point, l'assemblée du Conseil d'État estime qu'une mesure aussi attentatoire aux liberté ne saurait être mise en oeuvre qu'à titre provisoire. Il ne suffit pas qu'il n'y ait pas de mesure alternative dans l'instant, il faut en rechercher. C'est ainsi qu'il était peut être possible d'interdire l'accès à certaines fonctions du Tik Tok, peut être en liaison avec le réseau social.
Le Conseil d'État prononce donc l'annulation de la décision du Premier ministre. L'arrêt n'emporte aucune conséquence pratique, puisqu'il avait été mis fin au blocage dès le 29 mai. Mais précisément parce qu'elle n'a aucun impact réel, la décision donne à l'administration les outils juridiques permettant d'assurer la légalité d'une telle mesure.
La décision réussit donc, comme bien souvent, à donner satisfaction à tout le monde. Les associations requérantes peuvent afficher leur satisfaction d'avoir obtenu une annulation, même symbolique. L'autorité administrative, quant à elle, se voit confortée dans son recours à la théorie des circonstances exceptionnelle, qui lui laisse une importante marge d'appréciation et allège les procédures. Surtout, elle sait maintenant qu'elle peut, dans l'urgence, bloquer un réseau social, si la nécessité de l'ordre public l'impose, et si elle a fixé une date limite.
Analyse claire, pédagogique et réaliste de cet arrêt du Conseil d'Etat qui fait la part des choses entre l'application des grands principes et leur mise en oeuvre dans des cas concrets. De manière récurrente, l'interprétation de ces jurisprudences soulève toujours les mêmes questions :
RépondreSupprimer- le délicat équilibre entre protection des libertés fondamentales et impératifs de sécurité de plus en plus souhaités par une majorité de citoyens.
- la dimension nécessairement subjective de toute décision de justice qui tend en théorie à la recherche d'un maximum d'objectivité dans l'interprétation de la norme.
- l'indignation à géométrie variable de toutes ces organisations de défense des droits de l'homme et de la femme dont les motivations idéologiques ne sont jamais absentes. A titre d'exemple, elles semblent silencieuses lorsque des groupuscules encore non identifiés s'attaquent directement à des surveillants de prison (Cf. l'actualité la plus récente sur le sujet).
En définitive, la qualité d'un bon magistrat tient à son bon sens, son sens de l'équilibre et de la chose bien jugée. Toutes ces qualités ne sont pas données à tout un chacun, y compris aux défenseurs naturels des libertés que sont les éminents membres du Conseil d'Etat !