L'article 24 de la proposition de loi de sécurité globale, actuellement en débat, introduit un nouveau délit dans la célèbre loi du 29 juillet 1881 relative à la liberté de presse. Il punit d'un an d'emprisonnement et 45 000 € d'amende "le fait de diffuser, par quelque moyen que ce soit et quel qu'en soit le support, dans le but qu'il soit porté atteinte à son intégrité physique ou psychique, l'image du visage ou de tout autre élément d'identification d'un fonctionnaire de la police nationale ou d'un militaire de la gendarmerie nationale, lorsqu'il agit dans le cadre d'une opération de police". Après amendement, le texte est sorti modifié dans sa dernière partie, substituant au "fonctionnaire" (...)"un agent de la police nationale ou de la gendarmerie nationale autre que son numéro d'identification individuel ".
La nouvelle rédaction a pour effet immédiat d'élargir cette protection à l'ensemble des policiers adjoints et gendarmes adjoints volontaires qui n'ont pas la qualité de fonctionnaire. En même temps, il laisse subsister la possibilité de diffusion du numéro d'identification, le RIO. Mais on sait que numéro, dont le port est obligatoire depuis le 1er janvier 2014, est en réalité très peu porté par les policiers, et que cette négligence est fort peu sanctionnée.
"Au-dessus ou à côté de la société"
Dans un article reproduit sur LLC, le professeur Arnaud Houte a déjà montré que la communication des promoteurs de l'article 24 se caractérisait par un manichéisme un peu primaire : soit on veut protéger les forces de l'ordre et on accepte le floutage, soit on refuse le floutage et on jette policiers et gendarmes en pâture aux terroristes. L'auteur insistait alors fort justement sur le danger principal d'une mesure "qui flatte aujourd'hui les tentations séparatistes d'une institution qui pourrait se croire au-dessus ou à côté de la société". Quelques jours avant le passage à tabac d'un producteur de musique dans le XVIIe arrondissement de Paris, son propos devient prémonitoire.
Envisageons aujourd'hui le problème juridique, et plus exactement constitutionnel que pose l'article 24. Il convient d'abord de rappeler que, contrairement à ce qui est souvent affirmé, cette disposition n'interdit pas de filmer d'éventuelles violences policières, mais interdit de les diffuser sans flouter le visage des agents des forces de l'ordre. Rien n'interdit par ailleurs aux autorités compétentes de se faire communiquer les images non floutées dans le cadre d'une enquête préliminaire ou de flagrance, ou encore d'une information ouverte pour violences policières. Le seul objet de l'article 24 est donc seulement d'éviter l'identification des agents et, par cela même, d'empêcher d'éventuelles représailles. Il s'agit donc, concrètement, de créer un nouveau délit pour empêcher que soit commise une infraction beaucoup plus grave.
Une rédaction incertaine
Derrière les bonnes intentions affichées se cache pourtant une véritable incertitude juridique. La diffusion n'est en effet incriminée que si elle intervient "dans le but qu'il soit porté à l' intégrité physique ou psychique" de l'agent. L'élément matériel de l'infraction est donc la diffusion non floutée, mais cette diffusion ne devient illicite que si, et seulement si, elle s'accompagne d'une intention malveillante : porter atteinte à l'intégrité du personne. Sans doute, mais comment apprécier cette intention à partir de la simple diffusion d'une photo ou d'une vidéo ?
On peut certes répondre que l'élément moral peut être déduit du contexte, et notamment des commentaires accompagnant ces images. Dans ce cas toutefois, le nouveau délit vient s'ajouter, de manière largement redondante, à des dispositions déjà existantes.
Questions sur la constitutionnalité
L'article 24 de la loi de 1881 punit déjà d'une peine de cinq ans d'emprisonnement et 45 000 € d'amende la provocation à commettre certains crimes et d'une peine de un an d'emprisonnement et/ou 45 000 € d'amende la provocation à commettre certains délits. Figurent parmi ces infractions les violences aux personnes ou aux biens, celles-là même qui sont mentionnées dans l'actuelle proposition de loi. Quant à l'article 39 sexies de cette même loi de 1881, il punit d'une amende de 15 000 € "le fait de révéler, par quelque moyen d'expression que ce soit, l'identité des fonctionnaires de la police nationale, de militaires (... ) dont les missions exigent, pour des raisons de sécurité, le respect de l'anonymat". L'arrêté du 7 avril 2011, modifié à plusieurs reprises, dresse une liste précise des fonctionnaires dont l'image est déjà protégée, parmi lesquels figurent les membres des services de renseignement et ceux des groupes d'intervention comme le GIGN.
Le Conseil constitutionnel pourrait sanctionner la nouvelle disposition, en estimant que, parfaitement superflue, elle porte atteinte au principe de nécessité des peines protégé par l'article 8 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen. Il n'a pas hésité, dans deux décisions successives du 10 février 2017 et du 15 décembre 2017, à sanctionner pour ce motif le délit de consultation habituelle de sites terroristes que le gouvernement voulait absolument faire entrer dans le code pénal. L'analyse du Conseil n'est pas sans intérêt, car, comme dans l'article 24 de l'actuelle proposition de loi, l'infraction était définie par une notion obscure : la "manifestation de l'adhésion à l'idéologie exprimée" reste obscure. Comment caractériser cette "manifestation" dans le cas d'un individu qui est seul devant son ordinateur ? Et s'il n'est plus seul et communique avec d'autres personnes, son comportement relève alors de l'apologie du terrorisme, infraction qui figure déjà dans le code pénal. Mutatis mutandis, le Conseil constitutionnel pourrait tout-à-fait adopter la même analyse pour sanctionner l'infraction qui consiste à diffuser l'image d'un policier ou d'un gendarme.
De manière plus directe, mais peu probable, le Conseil pourrait aussi se fonder sur l'articulation entre les articles 12 et 15 de la Déclaration des droits de l'homme. Le premier énonce que "la garantie des droits de l'Homme et du Citoyen nécessite une force publique : cette force est donc instituée pour l'avantage de tous, et non pour l'utilité particulière de ceux auxquels elle est confiée", le second que "la Société a le droit de demander compte à tout Agent public de son administration". De ces dispositions, le Conseil pourrait-il déduire l'existence d'un principe de contrôle des citoyens sur l'action des forces de police ? Ce n'est évidemment pas impossible.
Hasting's Police Department Dance, 2017
Le mépris à l'égard du principe de séparation des pouvoirs
Reste à se poser l'éternelle question : Comment en est-on arrivé à rédiger un tel texte, constitutionnellement discutable et dont on aurait pu prévoir qu'il provoquerait un véritable tollé ? A cet égard, la proposition de loi sur la sécurité globale concentre toutes les erreurs habituellement commises par l'Exécutif en matière d'initiative des lois.
D'une part, le texte est une "fausse" proposition de loi, dont la rédaction émane de l'Exécutif et même, très probablement, du ministère de l'intérieur. Il n'est pas neutre que le rapporteur soit Jean-Michel Fauvergue, ancien patron du RAID qui a fait toute sa carrière dans la police avant de devenir député LaRem. Ce choix permet, à l'évidence, une excellente écoute des demandes formulées par les syndicats de police. Sur la plan de la procédure législative, cette "fausse" proposition permet de se passer de l'étude d'impact. On peut le regretter car elle aurait peut-être permis d'éviter cette rédaction malheureuse de l'article 24.
D'autre part, le Premier ministre s'est efforcé de sortir le débat parlementaire du parlement, en confiant une nouvelle rédaction de ces dispositions à une commission placée sous l'autorité de M. Burguburu, président de la Commission nationale consultative des droits de l'homme. Autant dire que l'Exécutif entendait faire écrire la loi par une instance administrative, au mépris de la séparation des pouvoirs. Là encore, ce n'est pas nouveau, et on se souvient que l'exposé des motifs du projet de loi "Mobilités" porté par Elisabeth Borne a été rédigé par le cabinet Dentons, dont l'un des principaux associés en France est un membre honoraire du Conseil d'Etat. Quoi qu'il en soit, cette étrange procédure a fait long feu, discréditant un peu plus un gouvernement accusé de mépriser le parlement.
Enfin, rappelons que, comme la plupart des textes depuis 2017, la proposition de loi de sécurité globale a fait l'objet d'une déclaration de procédure accélérée par le gouvernement. Cela signifie un débat raccourci, avec une seule lecture dans chaque assemblée. Le débat n'a guère le temps de s'installer au parlement, encore moins dans l'opinion.