Si la Cour pénale internationale présentait un
bilan égal à son poids médiatique et aux multiples projections qu’elle suscite encore, elle deviendrait sans nul
doute un candidat de choix au prix Nobel de la Paix. Censée incarner la
dissuasion judiciaire et être un volet utile de la responsabilité de protéger,
elle se contente pour l’instant d’être l’objet de contestations et
manipulations plurielles. Elle réussit même l’exploit d’avoir été hier honnie
par le Nord (au moins par les Etats-Unis) et aujourd’hui par le Sud (au moins
par l’Union africaine). Seule l’Europe et une coalition d’ONG demeurent des
appuis solides à ses ambitions. C’est maigre, d’autant que certains – comme la
France – sont tentés d’imposer une croissance zéro à son budget, qui s’élève
quand même à plus de 100 millions d’euros par an.
La première juridiction pénale
internationale permanente, dont le Statut constitutif est entré en vigueur en
2002, ignore jusqu’à présent les crises qui justifieraient une ingérence
judiciaire (Irak, Sri Lanka, Syrie, Palestine, etc.). Surtout, les huit situations africaines qui lui ont été
déférées correspondent finalement à des intentions à la pureté discutable. Le
Conseil de sécurité l’a saisie de crimes commis au Darfour ou en Libye, avant de
s’en désintéresser rapidement lorsque l’écho des massacres a faibli ou que la
légitimation d’une future intervention militaire n’était plus nécessaire.
Quatre Etats l’ont également alertée pour des crises dont ils étaient eux-mêmes
victimes (pratique des « auto-référés » : RdC, République
centrafricaine, Ouganda, Mali). Mais ils ne semblent la tolérer que le temps
qu’elle marginalise les opposants au pouvoir en place. Enfin, son premier
Procureur, qui croyait alors bénéficier du soutien des autorités en cause
(Kenya et Côte d’Ivoire), l’a saisie
de sa propre initiative avec des résultats guère plus probants, bien au
contraire.
Dans ces conditions, la CPI
n’a rendu qu’une poignée de décisions, en première instance, dans des affaires
qui ne concernent que quelques chefaillons de milices en RdC. Son troisième
jugement (seulement !), annoncé toutefois comme le plus intéressant, est
d’ailleurs attendu pour le 7 mars 2014. Mais, alors que l’on critique sa passivité,
sa lenteur, et surtout, son focus exclusif sur l’Afrique, voilà qu’une crise
sur le continent européen survient – la première d’une telle ampleur depuis
Sarajevo ? Il n’a pas fallu longtemps
pour que l’ombre de la Cour soit projetée sur les évènements en Ukraine, entre intérêts politiques bien compris et
obstacles juridiques bien réels.
L'Ukraine comme situation devant la Cour : Un Win Win sur le dos des victimes ?
On peine encore à
bien apprécier ce qui se joue actuellement en Ukraine. S’oriente-t-on vers un
coup d’Etat suivi d’une sécession de la Crimée ? L’échec de l’accord
d’association avec l’UE a servi de prétexte à une mobilisation populaire
massive qui dénonce les dérives du pouvoir de Victor Ianoukovitch. Les troubles
ont dégénéré suite au refus de l’opposition de participer à un gouvernement
d’union nationale et au décès de plusieurs manifestants dans des affrontements
avec la police. La crise connaît un premier sommet fin février avec la mort de
plusieurs dizaines de personnes à Kiev lors de la seule journée du 20 février
et la fuite de Ianoukovitch, destitué par un Parlement désormais aux mains de
l’opposition. Dix ans après la révolution orange, on assiste en quelque sorte à
un remake botté. Les acteurs ne
semblent pas tout à fait les mêmes tant la coalition des mécontents comprend
cette fois ci une composante extrémiste indéniable. En toute hypothèse, plutôt
que de respecter l’accord de sortie de crise, les opposants ont fait le coup de
force. C’est ici que la CPI entre en scène.
Le nouveau parlement
dont le président est devenu le chef d’Etat par intérim a logiquement cherché à
crédibiliser une prise de pouvoir dont la régularité est pour le moins
douteuse. L’enjeu est important, la technique classique. Dans son ouvrage Falsehood in War-Time : Propaganda Lies of the First World War, Arthur Ponsonby recensait déjà les moyens employés pour gagner le
front des opinions. L’un d’entre eux consiste à dénoncer les atrocités commises
par l’autre camp et à disqualifier ainsi les adversaires. Le recours à la CPI
représente alors une opportunité sans précédent de légitimer sa rébellion. La
juridiction peut être un allié précieux, qui plus est aux yeux d’Européens sensibles à la vie et l’œuvre
de cette institution et qui pourraient s’interroger sur les méthodes
d’opposants qu’ils soutiennent pourtant depuis l’origine. Et la CPI n’est pas
la CEDH. Si plusieurs requêtes ont déjà été déposées devant la Cour européenne
des droits de l’homme par les manifestants de la place Maidan victimes de la
répression du pouvoir (voir par exemple Derevyanko
c. Ukraine), elles ne représentent pas les mêmes enjeux. Les demandeurs y
dénoncent notamment un manquement aux articles 2 et 3 de la Convention. De
telles démarches, qui peuvent être parfaitement recevables, ne vont cependant
pas aboutir immédiatement. La CPI se situe sur un autre niveau, le terrain
pénal, et elle peut séduire par son souffle plus « impactant ». En
somme, accuser le président déchu de crimes contre l’humanité et annoncer qu’on
en saisit la CPI ne coûte pas cher. L’impact médiatique, en revanche, peut
rapporter gros. Alors que Victor Ianoukovitch continue d’affirmer être encore
le seul président légitime, que Vladimir Poutine a demandé à la Chambre haute
du Parlement russe d’approuver une intervention armée en Ukraine jusqu’à la
« normalisation » de la situation, il est urgent de disqualifier
l’ancien protégé de Moscou.
De son côté, la Cour pénale
internationale peut saisir l’occasion de tordre
le cou aux accusations de « néo-colonialisme » dont elle est
victime. Incapable jusqu’à présent de se saisir ou d’être saisie d’une
situation extra-africaine, la Cour souffre d’un problème d’image. Malgré
l’existence d’examens préliminaires sur des crimes commis en Colombie, en
Afghanistan ou ailleurs, les événements en Ukraine pourraient enfin être
l’occasion de sortir de son pré carré.
Ce n’est pas la situation rêvée car la CPI prendrait encore le risque d’être
perçue comme servant les intérêts de l’Europe occidentale. Et s’attirer les
foudres de la Russie ne serait pas des plus judicieux. Mais dans un monde
idéal, la Cour n’aurait pas de problèmes de perception. Et, dans les conditions
actuelles, l’Ukraine présente plus de garanties que bien d’autres Etats puisque
sa coopération aux enquêtes, à la protection des témoins ou à la remise des
accusés peut être présumée. En effet, les nouvelles autorités ne semblent pas
(encore) être responsables d’atrocités. Elles n’auraient rien à craindre de
l’indépendance affichée de la Cour.
Bref, si elle n’a pas
officiellement réagi, nul doute que la Cour s’intéresse à la résolution du
Parlement ukrainien qui entend la saisir de la situation. Plus précisément, le texte adopté mardi 25 février prétend saisir la Cour des crimes contre
l’humanité commis par les hauts dignitaires ukrainiens entre le 30 novembre
2013 et le 22 février 2014. L’acte dénonce la mort d’une centaine de
manifestants, plusieurs milliers de blessés, le recours à des traitements
inhumains et dégradants (l’emploi de canons à eau alors que la température
extérieure est inférieure à 10°), un certain nombre de disparitions forcées, la
persécution systématique des partisans de l’ONG Euromaidan, etc
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Xavier Gorce. Les Indégivrables. |
L'Ukraine comme situation devant la Cour : Une perspective improbable juridiquement
A ce stade, on peut identifier deux séries
d’obstacles juridiques à ce qu’une telle volonté, à supposer qu’elle ne soit
pas seulement un coup médiatique sans lendemain, puisse prospérer et déboucher
sur l’ouverture d’une enquête. Il est d’ailleurs raisonnable de considérer que
le droit sert ici la cause de la prudence politique. A l’examen, en effet, rien
ne dit qu’une telle saisine puisse produire des résultats tangibles (les suspects trouveraient certainement
refuge en Russie, les victimes n’en seraient que plus frustrées) et ne pas être
contre-productive en cristallisant les rancœurs d’une population divisée mais
pas encore séparée (la justice contre la paix ?).
Une première série de difficultés tient à la
qualité d’Etat non partie au Statut de Rome. En effet, l’Ukraine a bien signé
la convention instituant la CPI mais ne se l’est pas encore rendue opposable. Elle a entrepris des
démarches en ce sens mais sa cour constitutionnelle a considéré en 2001 que le
Statut n’était pas conforme à la norme suprême de son ordre interne. L’article
124 de ce texte prévoit notamment que l’administration de la justice relève de
la compétence exclusive des juridictions nationales. En cas
d’inconstitutionnalité, l’article 9 dispose sans surprise que la ratification
ne peut intervenir qu’après la révision des clauses non conformes. Des
amendements ont été préparés mais pas encore adoptés. L’Ukraine demeure donc
aujourd’hui en dehors du cercle des parties à la Cour (122 Etats). Comme les
exactions en cause ont été commises par des Ukrainiens
sur leur territoire, il ne reste que deux voies possibles pour saisir la CPI,
conformément aux articles 12 et 13 du Statut de Rome : une résolution du
Conseil de sécurité (improbable évidemment) et une acceptation ad hoc de la compétence de la Cour par
les autorités ukrainiennes (article 12-3 du Statut).
En effet, par une déclaration déposée auprès du
Greffier, cet Etat peut ainsi consentir à ce que la Cour exerce sa compétence à
l’égard du crime dont il s’agit, rétroactivement (mais pas au-delà de l’entrée
en vigueur objective de son Statut). Libre ensuite au Procureur de solliciter
l’ouverture d’une enquête. La technique a déjà été expérimentée par la Côte
d’Ivoire. En l’espèce, l’Ukraine n’a pas encore, à notre connaissance,
formellement notifié à la Cour cette acceptation. Une telle absence explique le
silence de la CPI eu égard à la résolution du Parlement. Si elle venait à être
effectuée, on pourrait s’interroger sur sa validité interne, quand bien même
elle pourrait être opposable à la Cour. En effet, il n’est pas évident que les
réserves de la juridiction constitutionnelle puissent être ainsi contournées,
ni d’ailleurs que les autorités actuelles sont habilitées à engager le pays
dans son ensemble. L’ensemble serait-il de nature, le cas échéant, à ouvrir une
cause de nullité pour un futur gouvernement ou à remettre en cause la prise en
compte de cet acte unilatéral à la CPI ? C’est un autre débat.
Une seconde série de difficultés tient à la suite
éventuelle de la procédure. C’est déjà se placer dans la perspective où les
réserves énoncées plus haut sont levées. Une fois alerté, le Bureau du Procureur, conformément à l’article 15 du
Statut de Rome, ouvre une enquête préliminaire et, au terme de celle-ci (il n’y
a pas de délai imparti pour se prononcer ce qui explique que certains examens
se prolongent depuis plusieurs années), il peut solliciter auprès de la Chambre
préliminaire l’autorisation d’ouvrir une enquête. C’est seulement une fois
cette ouverture obtenue que l’on peut parler d’une véritable saisine de la
Cour, de l’existence d’une nouvelle situation. Fatou Bensouda, Procureur de la
CPI, pourra ensuite proposer des affaires, solliciter la délivrance de mandats
d’arrêts, etc. Dans l’immédiat
cependant, il lui faudrait démontrer qu’il existe bien une « base
raisonnable pour ouvrir une enquête ». Trois conditions doivent être
réunies, aucune ne semble satisfaite dans le cas ukrainien.
Le Procureur va d’abord apprécier si des crimes qui
relèvent de la compétence de la Cour semblent bien avoir été commis dans la
crise qu’on lui soumet. Ce n’est pas pure formalité, surtout ratione materiae. Or, en l’espèce, on ne
peut invoquer, faute d’un conflit armé, l’incrimination crime de guerre. Ne
restent que les chefs de génocides (a
priori hors-sujet) et de crimes contre l’humanité. On se souvient, dans un
cas sans doute beaucoup plus grave, de la polémique sur la qualification de
crimes contre l’humanité des troubles électoraux au Kenya fin 2007 (la Chambre
préliminaire n’a validé qu’à deux voix contre une le test, avec une très belle
opinion dissidente du Juge Kaul). En ce qui concerne l’Ukraine, si les éléments
matériels ne sont pas discutables (détentions arbitraires, meurtres, etc.), les
éléments contextuels exigés seront bien plus difficiles à établir (les actes
doivent être « commis dans le cadre d’une attaque généralisée ou
systématique lancées contre toute population civile et en connaissance de cette
attaque […] », article 7 du Statut). Pour le
reste, on observera seulement qu’une acceptation de la compétence de la Cour
s’entend de tous les crimes relevant de cette compétence et commis dans le
cadre de la situation (quels qu’en soient les auteurs). C’est au menu pas à la
carte.
Le Procureur doit ensuite considérer la
complémentarité de la Cour. On le sait, la CPI n’a pas la primauté sur les
juridictions nationales compétentes. Elle n’intervient que par défaut (article
17). Dans son examen préliminaire, ici un peu artificiel, le Bureau devra
notamment apprécier la volonté et la capacité des autorités ukrainiennes à poursuivre les responsables présumés
(qui n’ont pas encore été identifiés). Or, cet Etat n’a pas encore vu son
système judiciaire s’effondrer. Il est vrai que la Cour a déjà admis qu’un Etat
puisse lui déléguer un cas qu’il ne souhaite pas traiter judiciairement
lui-même. Une telle pratique n’en demeure pas moins contraire à l’esprit du
Statut de Rome.
Enfin, même si le
Procureur constate que des personnes ont été victimes de crimes relevant de la
compétence de la Cour, encore faut-il qu’ils soient suffisamment graves pour mériter
de lui être soumis. Evidemment, la gravité est le plus subjectif des critères.
La quantité de victimes fournit une première indication mais elle n’est pas
irrésistible. La qualité des personnes visées, casques bleus par exemple, a pu
également jouer. On se contentera ici de rappeler que le Procureur, en 2006,
avait reconnu que plusieurs dizaines de civils avaient bien
été victimes d’actes de torture dans le cas des crimes commis par les soldats
britanniques en Iraq mais que l’exigence de gravité n’était pas pour autant
satisfaite. En Ukraine, l’échelle est-elle suffisamment haute pour justifier
l’intervention de la Cour ? Il est permis d’en douter et, pour l’instant,
de ne pas le regretter.
Julian Fernandez
Professeur de droit public à l'Université de Lille 2