« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.
Paru au Journal Officiel du 15 août, au coeur de l'été, le décret du 13 août 2013 est passé relativement inaperçu. Son contenu est cependant surprenant, car il supprime purement et simplement le droit de faire appel dans certains contentieux relevant de la juridiction administrative. Sont concernés les contentieux sociaux comme ceux de l'aide sociale ou au logement (APL), mais aussi celui du permis de conduire. Seul ce dernier a suscité quelque émoi, de la part de publications dont la ligne éditoriale se limite à critiquer les vilains radars ou les méchants gendarmes qui harcèlent les gentils automobilistes. Une critique finalement bien peu crédible.
Et pourtant, le décret supprimer le droit de faire appel, en exploitant un droit positif très flou qui ne le reconnaît que très partiellement.
Exploiter un droit positif flou
Le droit de faire appel ne figure dans aucune disposition écrite. La Chambre criminelle de la Cour de cassation, dans une décision du 7 février 1981 a néanmoins estimé que le droit d'appel est ouvert, dans le silence des textes, sur le seul fondement des principes généraux du droit pénal. Plus tard, le 6 juillet 1993, elle a consacré, sur ce même fondement, le droit d'appel du ministère public en matière de détention provisoire, alors que le législateur le réservait, jusqu'alors, à la seule personne mise en examen.
Encore est-il limité au domaine pénal. A contrario, on doit en déduire que le droit de faire appel n'est pas garanti devant les juridictions administratives. Le Conseil d'Etat, dans le célèbre arrêt Canal du 19 octobre 1962 n'évoque d'ailleurs que le principe du double degré de juridiction, qui se distingue du droit de faire appel.
Le double degré de juridiction, consacré par le Conseil constitutionnel, dans sa décision du 20 janvier 1981, impose seulement l'existence d'un recours, qui peut être le seul recours de cassation. L'article 2 § 1 du Protocole n° 7 à la Convention européenne des droits de l'homme ne raisonne pas autrement, lorsqu'il garantit à "toute personne poursuivie pour une infraction pénale (...) le droit de faire examiner par une juridiction supérieure la (...) condamnation". On l'a compris, une "juridiction supérieure" n'est pas nécessairement un juge d'appel. Et ce double degré de juridiction n'a d'ailleurs rien d'absolu, puisque le Conseil constitutionnel, comme la Cour européenne estiment qu'il est possible d'y déroger, dans un souci de "bonne administration de la justice", notamment lorsqu'il s'agit de juger des "infractions mineures".
"Au quartier pour l'appel, ah j'étais vraiment trop bête..."
Bizet. Carmen. Shirley Verett.
Orchestre et choeur de l'association "Note et bien". Direction : A. Cravero
Le juge de l'administration
Considéré sous cet angle, le décret du 13 août 2013 n'a rien d'illégal. Nous ne sommes pas en matière pénale, et le double degré de juridiction est parfaitement respecté. Le bénéficiaire de l'aide sociale en conflit avec l'administration n'est il pas l'heureux titulaire d'un droit de recours en cassation devant le Conseil d'Etat ? Il sera sans doute encore plus reconnaissant quand il devra s'acquitter des honoraires confortables de l'avocat aux Conseils, auquel il sera contraint de s'adresser.
Les causes de ce décret ne doivent pas être recherchées dans l'intérêt de l'administré, mais plutôt dans celui de la juridiction administrative. Il s'agit, comme dans toutes les réformes récentes qui ont touché le contentieux administratif, de réduire le nombre de dossiers en attente, selon une pure logique de rendement. Dans cette logique, qui a d'ailleurs sa justification en termes de durée de procédure, ne serait-il pas possible d'explorer d'autres solutions, comme la sanction des recours abusifs ?
Quoi qu'il en soit, le décret établit finalement une double distinction entre les contentieux. D'un côté les affaires pénales qui justifient l'octroi de droits spécifiques au justiciable, de l'autre le contentieux administratif dans lequel l'administré est surtout défini par sa position de subordination. D'un côté les affaires "nobles" qui exigent un droit d'appel, de l'autre les affaires mineures de circulation ou d'aide sociale, celles qui concernent les "simples quidams", obscurs et sans gloire. Ceux-là doivent se contenter d'une décision de première instance, et s'en aller, satisfaits ou non. Le coût du recours en cassation devrait d'ailleurs suffire à les dissuader de l'engager.
Cette évolution va résolument à l'encontre d'une évolution engagée depuis longtemps, et tendant à consacrer de grands principes communs au droit pénal et au droit administratif, dès lors que, dans les deux cas, sont prises des décisions en considération de la personne et qui affectent, parfois gravement, sa situation juridique. Dès lors, ce sont non seulement les droits de la défense qui sont atteints, mais aussi le principe d'égalité devant la loi. On attend avec impatience le probable recours devant. Hélas, le juge compétent est précisément le Conseil d'Etat, qui a certainement donné un avis
favorable à ce texte dans sa formation administrative, et qui ne sera sans
doute guère enclin à l'annuler dans sa formation contentieuse. Les administrés n'ont décidément pas de chance.
écidément, le mariage pour tous offre de multiples occasions de rappeler les principes fondamentaux du droit administratif, et plus précisément du pouvoir de police générale, que l'on peut définir comme l'action administrative ayant pour objet le maintien de l'ordre public. En l'espèce, la préfecture de police de Paris a pris la décision, par un arrêté du 30 août 2013, d'interdire un rassemblement des "Veilleurs" qui se proposaient de se retrouver sur le parvis de la Défense, pour aller ensuite veiller sur les Champs Elysées. Deux motifs sont invoqués à l'appui de cette décision.
Le premier, déja invoqué en mars 2013 pour interdire à "La Manif' pour tous" de se rendre sur "la plus belle avenue du monde", est que les Champs Elysées constituent un espace qui doit toujours être à l'abri des manifestations. D'une part, il est difficile d'y maintenir l'ordre à partir des rues étroites qui encadrent l'avenue, d'autre part de nombreux sites sensibles comme des ambassades ou le Palais de l'Elysée en sont proches, enfin ils sont actuellement envahis par une masse de touristes qui ne viennent pas à Paris pour assister à des manifestations. Mais voilà, pour nos veilleurs, comme pour tous les opposants à la loi Taubira, pas question d'arpenter Bastille-République, quartiers que l'on connaît mal et que l'on soupçonne remplis d'homosexuels. Les Champs Elysées ont, au contraire, présentent un attrait irrésistible, le seul espace digne d'accueillir des manifestants qui prétendent incarner la Nation en résistance.
Le second motif, moins redondant par rapport à "La Manif' pour tous", est l'impossibilité pour la Préfecture de police de trouver un interlocuteur parmi les "Veilleurs". Aucune des personnes avec lesquelles elle a pris contact n'a accepté de se présenter comme un organisateur. La désorganisation a d'ailleurs été soigneusement orchestrée pour interdire tout contact avec la préfecture, empêcher toute négociation et finalement susciter une interdiction qui sera présentée comme un acte intolérable d'une effroyable dictature socialiste. Sur ce plan, purement médiatique, le piège a plutôt bien fonctionné. Mais il faut bien reconnaître que la Préfecture de police n'avait plus d'autre choix que l'interdiction.
Veilleurs arrivant aux Champs Elysées
Benozzo Gozzoli. Visite des moines du Mont Pisano. 1465
Les "réunions sur la voie publique"
Quoi qu'il en soit, ce second motif montre que la préfecture de police se place sur le fondement du régime de déclaration préalable gouvernant les manifestations, et elle a raison. Peu importe que les veilleurs se présentent comme des "marcheurs", sortes d'hybrides entre le pèlerin et le randonneur, qui sont partis courageusement du terroir vendéen pour rallier la capitale. La réalité est plus prosaïque car ceux qui ont fait tout le parcours sont bien peu nombreux, et la majorité des participants rejoignent le parcours à sa dernière étape. En tout cas, la qualification que se donne le mouvement est sans rapport avec sa qualification juridique.
Le décret-loi du 23 octobre 1935 parle en effet de "réunions sur la voie publique" et soumet à une obligation de déclaration préalable "tous cortèges, défilés et rassemblements de personnes". Peu importe donc que l'on ait renoncé aux slogans et aux drapeaux roses et bleus, la simple organisation d'un défilé doit être déclarée à la préfecture de police, sauf s'il s'agit d'une procession traditionnelle, se déroulant à date fixe, ce qui n'est évidemment pas le cas.
Ce régime de déclaration préalable est organisé pour permettre de garantir l'ordre public. A cette fin les "organisateurs" doivent prendre contact avec la préfecture entre trois et quinze jours avant la date prévue, en mentionnant l'objet, le lieu et l'itinéraire de la manifestation. En refusant de désigner un ou plusieurs "organisateurs", les "Veilleurs" ont aussi refusé d'appliquer la loi de la République. La préfecture, qui a d'ailleurs attendu le tout dernier moment en espérant sans doute qu'un contact serait établi, est donc parfaitement fondée à prononcer l'interdiction.
La loi peut sembler dure, mais c'est la loi et elle s'applique à tous, en vertu précisément du principe d'égalité devant la loi. Force est de constater que ce décret-loi de 1935, qui a valeur législative, a donné satisfaction durant soixante-dix-huit ans, et que la droite, si longtemps au pouvoir, n'a jamais souhaité le modifier et ne l'a jamais dénoncé comme liberticide. Sur ce plan, la référence à la dictature socialiste ne manque pas de sel, car la préfecture de police se borne à appliquer le droit en vigueur. Il faut cependant se souvenir des propos de Monseigneur Barbarin, expliquant, le 15 août 2012 que "le Parlement, ce n'est pas Dieu le père". Pour les veilleurs, la loi républicaine est donc une norme à laquelle ils ne sont pas soumis. Et c'est bien là le problème.
Le Conseil d'Etat, intervenant le 13 août 2013 comme juge des référés, a enjoint au préfet de La Réunion de mettre en place un système de signalisation approprié, afin d'informer les habitants de l'île et les touristes des interdictions de baignade liées au danger que représentent les requins-bouledoques. Sachant que cette espère est à l'origine de onze attaques en deux années sur le littoral de l'île, la procédure engagée pour contraindre l'Etat à prendre des mesures concrètes semble s'achever en queue de poisson.
A l'origine, le maire de Saint Leu a adressé au tribunal administratif de Saint Denis de la Réunion une demande sur le fondement de l'article L 521-2 du code de justice administrative (cja) qui permet au juge administratif d'ordonner en référé "toutes mesures nécessaires à la sauvegarde d'une liberté fondamentale" à laquelle une personne publique "aurait porté une atteinte grave et manifestement illégale". Le maire voulait que le juge ordonne au préfet d'autoriser la pêche des requins-bouledogues et l'installation de filets pour les empêcher d'approcher de la plage. Le tribunal administratif a ordonné au préfet le 19 juillet 201 de prendre "des mesures nécessaires (...) pour tenter de mettre fin, ou à défaut, de prévenir le plus efficacement possible le risque caractérisé et imminent résultant des attaques de requins-bouledogues". Une formule qui noie le poisson, sans faire peser sur le préfet une obligation précise.
Le ministre de l'intérieur demande donc au Conseil d'Etat, sans doute plus familier que le tribunal administratif avec certaines espères de requins, d'annuler l'ordonnance de référé et de rejeter les demandes formulées par la commune de Saint Leu. La Haute Juridiction rend une décision nuancée : elle reconnaît sa compétence, dès lors qu'une liberté fondamentale est en cause, en l'occurrence le droit à la vie, mais s'appuie sur le partage de compétences en matière de police pour faire peser l'essentiel de la contrainte sur les élus locaux.
France Gall. Bébé requin. 1967. Paroles : Serge Gainsbourg. Musique : Joe Dassin
Le droit à la vie
Une référence au droit à la vie est toujours rare, tant la jurisprudence se montre réservée à son égard. Il figure dans l'article 6 du Pacte des Nations Unies de 1966 sur les droits civils et politiques mais ce dernier ne figure pas dans les visas de la décision. Figure, en revanche, l'article 2 de la Convention européenne des droits de l'homme qui garantit "le droit de toute personne à la vie". Le problème est que ce texte ne donne pas de définition de ce "droit à la vie", la Cour européenne se bornant à le présenter comme "l'une des valeurs fondamentales des sociétés démocratiques" dans sa décision du 27 décembre 1995, Mac Cann c. Royaume Uni, ou, encore mieux, "une valeur suprême dans l'échelle des droits de l'homme", formule issue de l'arrêt du 22 mars 2001, Streletz, Kessler et Krenz c. Allemagne.
Comme toujours, les formules creuses ont d'abord pour fonction de cacher un droit positif aux ambitions plus modestes. Le droit à la vie est revendiqué par tout le monde, à commencer évidemment par les opposants à l'IVG, mais aussi par ceux qui contestent la politique turque à l'égard de la minorité kurde, par des citoyens allemands qui ont été victimes de la STASI dans l'ex-RDA, ou encore par des personnes qui s'estiment victimes d'essais nucléaires. Toutes ces revendications, et il y en a bien d'autres, ont pour point commun de se heurter à un refus des juges qui ne veulent pas voir, dans le droit à la vie, une notion "fourre-tout" susceptible de fonder n'importe quelle poursuite ou d'engager n'importe quelle responsabilité.
Dans le droit positif, le droit à la vie n'est utilisé que pour faire peser sur l'Etat une obligation générale de protection de la vie humaine, une obligation de moyens et non pas de résultat. L'essentiel de la jurisprudence concerne le décès violent de personnes détenues, l'administration pénitentiaire n'ayant pas su empêcher des mauvais traitements de la part des co-détenus et ayant donc failli à son devoir de protection. En l'espèce, la violence est celle des requins, et la collectivité publique a une obligation de moyen pour protéger les baigneurs sur le littoral de La Réunion. Le droit à la vie peut donc servir de fondement juridique au référé.
Urgence
Une fois admis ce fondement juridique, le Conseil d'Etat statue rapidement sur l'urgence, qui n'est guère contestable. Il rappelle les onze attaques de requins entre 2011 et 2012, dont cinq mortelles, la dernière, le 15 juillet 2013, ayant touché une adolescente qui se baignait à quelques mètres du rivage. Le juge en déduit donc "un danger caractérisé et imminent pour la vie des personnes".
Une fois admise la recevabilité, il faut bien reconnaître que l'analyse de fond devrait laisser les commentateurs, et aussi les requins, sur leur faim. En effet, le Conseil se borne à rappeler que les compétences dans ce domaine sont partagées entre les maires et le préfet. Le maire a déjà interdit la baignade sur les plages les plus dangereuses. Quant au préfet, il a interdit la baignade lorsque la zone concernée touche plusieurs communes, et a autorisé le prélèvement d'un certain nombre de requins bouledogues. Pour le reste, un diagnostic technique doit être effectué, et le juge ne s'estime pas compétent pour apprécier s'il convient ou non de poser des filets ou d'autres dispositifs susceptibles de tenir les requins à distance. Ne reste donc, concrètement, que l'obligation d'information des baigneurs, et le juge des référés accepte volontiers d'ordonner au préfet d'améliorer la signalisation destinée aux baigneurs et, d'une façon générale, aux habitants de la région.
Tout ça pour ça.. La décision illustre parfaitement les limites qui sont celles des procédures d'urgence, toujours difficiles à mettre en oeuvre. In fine, la victime est la commune de Saint Leu qui se retrouve dans une situation difficile. Dans une situation d'urgence, elle doit assumer seule, ou à peu près seule, le coût des mesures de protection de son littoral. Et l'Etat n'a qu'une compétence résiduelle qu'il n'exercera que lorsqu'il prendra connaissance des études scientifiques. Attendons nous, à leur propos, à des mois de débats entre les protecteurs des requins et ceux qui veulent les chasser.. et cela risque de prendre du temps.
Qu'il s'agisse de Libération ou du Monde, les journaux titrent sur le "couvre-feu" imposé par décision administrative à soixante-dix commerçants du centre ville de Saint-Denis. Disons le franchement, il ne s'agit, en aucun cas, d'un couvre-feu. Par définition, celui-ci interdit la circulation à partir d'une certaine heure. La loi du 14 mars 2011 (Loppsi 2) autorise ainsi les préfets à prendre un arrêté de couvre-feu visant les mineurs de plus de treize ans, entre 23 h et 6 h, dès lors qu'ils sont exposés à "un risque manifeste pour leur santé, leur sécurité, leur éducation ou leur moralité". Dans un couvre feu, c'est donc la liberté de circulation qui est en cause, en l'occurrence celle des mineurs.
A Saint-Denis, le maire a pris un arrêté interdisant l'ouverture nocturne de certains commerces. Il ne s'agit pas de porter atteinte à la liberté de circulation mais à celle du commerce. Tous les habitants de Saint Denis peuvent circuler librement le soir, ils peuvent se rendre dans les bars et les restaurants. Les commerces fermés sont essentiellement des épiceries ou d'autres commerces dont l'activité nocturne consiste essentiellement à vendre de l'alcool.
Mesure de police générale
Si les deux mesures ont des finalement entièrement différentes, elles s'analysent toutes deux comme des mesures de police générale destinées à garantir l'ordre public. Pour ce qui est du "couvre-feu" des mineurs, la légalité de la pratique ne fait aucun doute, puisqu'elle désormais autorisée par la loi. Le Conseil constitutionnel l'a d'ailleurs confirmée dans sa décision du 10 mars 2011, alors même que la liberté de circulation, attachée au principe de sûreté, fait l'objet d'une protection plus rigoureuse que la liberté du commerce et de l'industrie.
En ce qui concerne la fermeture nocturne des magasins dionysiens, la légalité de la mesure ne fait guère de doute. La compétence du maire est évidente, puisqu'il dispose précisément du pouvoir de police générale sur le territoire de sa commune. Sur le fond, il convient cependant d'observer que le juge administratif exerce, depuis le célèbre arrêt Benjamin de 1933, un contrôle dit maximum sur les mesures de police prises par le maire. Ce même contrôle maximum avait d'ailleurs été effectué par le Conseil d'Etat en matière de couvre-feu des mineurs, à l'époque où cette procédure avait été mise en oeuvre par les élus locaux, avant que la Loppsi ne transfère aux préfet la compétence dans ce domaine. Dans sa décision Ville d'Etampes du 27 juillet 2002, le Conseil d'Etat pose ainsi trois conditions cumulatives à la légalité des ces couvre-feu, et ces trois conditions peuvent parfaitement être adaptées en matière d'atteinte à la liberté du commerce et de l'industrie.
Henri Cartier-Bresson. Rue Mouffetard. 1954
Absence d'interdiction générale et absolue
La première condition est négative. Le maire ne peut pas interdire de manière et générale et absolue l'exercice de la liberté en cause. En l'espèce, il est clair que seuls certains commerces sont concernés par une fermeture qui ne vise que la période nocturne. Certains peuvent ouvrir le soir, d'autres ne peuvent pas, mais exercent librement leur activité durant le reste de la journée. Il est donc impossible de considérer la mesure du maire comme emportant une interdiction générale et absolue.
"Circonstances locales particulières"
La seconde condition porte sur l'existence de "circonstances locales particulières", c'est à dire l'existence de risques spécifiques dans les quartiers concernés par l'interdiction. En l'espèce, l'interdiction d'ouverture ne porte que sur le quartier de la gare, connu pour accueillir certains trafics, et d'ailleurs classé en "zone de sécurité prioritaire". Ce classement révèle, à lui seul, l'existence de ces "circonstances locales particulières".
Proportionnalité de la mesure
La troisième condition, peut-être la plus délicate à évaluer, est la proportionnalité de la mesure prise par le maire. Elle doit être nécessaire à l'ordre public, et adaptée à l'objectif qu'elle poursuit. En l'espèce, il s'agit de rétablir l'ordre, et la commune fait état de nombreuses plaintes de riverains excédés par le fait que leur quartier soit devenu le lieu de rencontre de tous ceux qui souhaitent acheter de l'alcool et s'intoxiquer aussi rapidement que possible. Dans ces conditions, il y a assez peu de chances qu'un juge estime la mesure excessive.
Reste évidemment qu'une telle mesure pourrait être considérée comme excessive dans d'autres communes, par exemple dans une ville résidentielle dépourvue de quartiers sensibles, ou dans une zone rurale dépourvue de commerces.
Dans son excellent blog consacré au droit américain, Pascal Mbongo commente une intéressante décision rendue par la Cour d'appel fédérale pour le 6è circuit, le 14 août 2013. La question posée est celle de la constitutionnalité d'une législation de l'Etat du Michigan, remontant à 1929, selon laquelle toute personne prise en train de mendier peut être condamnée à une peine de prison inférieure ou égale à quatre-vingt-dix jours et/ou à une amende inférieure ou égale à cinq cents dollars.
Deux SDF, James Speet et Ernest Sims, ont été jugés par les tribunaux de Grand Rapids. Le premier arborait une pancarte ainsi rédigée : "Cold and Hungry. God Bless". N'ayant pu s'acquitter d'une amende de cent quatre-vingt dix-huit dollars, il a été condamné, en janvier 2011, à quatre jours de prison. Le second sollicitait les passants pour pouvoir acheter un ticket de bus, et il fut condamné à cent dollars d'amende en juillet 2011. En dépit de leur extrême banalité, ces faits méritent d'être rappelés, car ils permettent de s'assurer que les deux SDF ne mendiaient pas de manière agressive, en usant de l'intimidation à l'égard des passants. Ils se bornaient, tout simplement, à solliciter leur aide.
Liberté d'expression
Pour une fois, circonstance particulièrement remarquable, des lawyers américains se sont intéressés à ces affaires sans attendre de gratification financière de la part de leurs clients. S'ils n'ont pas gagné beaucoup d'argent, ils ont tout de même beaucoup gagné en notoriété, car ils ont obtenu que le juge déclare l'inconstitutionnalité de la législation du Michigan. Pour la Cour, la loi porte atteinte au Premier Amendement de la Constitution fédérale, c'est à dire à la liberté d'expression. En d'autres termes, la mendicité est protégée par le Premier Amendement.
Observons d'emblée que cette décision rendue par une Cour d'appel sera peut être déférée à la Cour Suprême, et que la pérennité de cette jurisprudence n'est pas tout à fait assurée. Elle semble cependant parfaitement conforme à la jurisprudence américaine. Dans une décision Village of Schaumburg v. Citizens for a Better Environment, la Cour Suprême a, en effet, déjà déclaré inconstitutionnel un règlement municipal interdisant aux organisation caritatives de quêter sur la voie publique si la recette n'était pas affectée, à plus de 75 %, à des activités charitables. Et déjà, la Cour s'appuyait sur le Premier Amendement, l'appel à la générosité publique s'inscrivant "dans l'ordre de la communication ou de l'information, dans l'ordre de la diffusion et de la propagation de points de vue et d'idées, dans l'ordre de la promotion de causes spécifiques (...)". Dès lors que l'appel à la générosité relève de la liberté d'expression, pourquoi distinguerait-on entre celui effectué par une association de droit privé et celui émanant d'une personne seule ?
Easter Parade. Charles Walters 1948
Judy Garland et Fred Astaire : "Couple of Swells"
Des paroles ou des actes ?
A priori, cette jurisprudence semble séduisante, car très protectrice des droits des personnes. Elle implique cependant une définition restrictive de la notion de mendicité, réduite à l'expression d'une demande et non pas à sa finalité. Car la finalité de la mendicité n'est pas d'exprimer un besoin, c'est d'en obtenir la satisfaction avec de l'argent, de la nourriture, un gite ou encore un travail comme le demandait M. Sims. La mendicité ne relève malheureusement pas de l'ordre du discours, au même titre que la liberté d'exprimer son opinion dans un journal ou celle de manifester. Elle relève surtout d'une activité matérielle qui consiste à obtenir une prestation en argent ou en nature.
La comparaison avec le droit français révèle une approche totalement différente de la mendicité. Contrairement à l'Etat du Michigan, notre système juridique a, depuis 1994, renoncé à la considérer, en soi, comme une forme de délinquance. L'ordonnance de Jean II le Bon de 1351 ordonnait certes à "tous ceux qui ne veulent exposer leur corps à faire aucune besogne" de se mettre au travail ou de quitter la ville de Paris. Ceux qui refusaient de se plier à l'injonction étaient emprisonnés, puis mis au pilori et marqués au fer rouge en cas de récidive. Cette manière quelque peu brutale de traiter le problème de la mendicité a heureusement disparu. Ne subsiste aujourd'hui de cette perception pénale de la mendicité que les article 225-12-5 et 312-12-1 du code pénal, le premier interdisant l'exploitation de la mendicité d'autrui, et le second la mendicité agressive.
Mendicité et ordre public
A l'approche pénale a succédé une approche d'ordre public. Les maires utilisent leur pouvoir de police générale pour réglementer, voire interdire, l'activité des mendiants sur tout ou partie du territoire de leur commune (article L 2212-2 du code général des collectivités territoriales). Comme toute mesure de police, et conformément à la célèbre jurisprudence Benjamin de 1933, ces décisions font l'objet d'un contrôle maximum. Cela signifie que le juge vérifie si la mesure de police prise par le maire est strictement proportionnée à la gravité du trouble à l'ordre public qu'il s'agit de prévenir. C'est ainsi qu'il va apprécier si la tranquillité publique ne pouvait pas être assurée par d'autres moyens, moins agressifs pour les libertés.
La mendicité relève donc de la police administrative, et la Cour administrative de Douai reconnaît ainsi, dans une décision du 13 novembre 2008, "les risques d'atteinte à l'ordre public liées à la pratique de la mendicité". Mais c'est pour en déduire aussi que l'arrêté du maire de Boulogne sur mer interdisant la mendicité sur l'ensemble de la ville, pour une durée de six mois, porte une atteinte excessive aux libertés individuelle. Il en est de même de l'arrêté du maire de Tarbes interdisant "le maintien en position allongée" des personnes se livrant à la mendicité. La Cour administrative de Bordeaux, saisie en 2003, précise, non sans malice, qu'"il ne ressort pas des pièces du dossier que l'éventualité des troubles occasionnés par cette attitude présentait un degré de gravité tel que son interdiction s'avérait nécessaire". A l'inverse, le Conseil d'Etat, dans un arrêt Lecomte du 9 juillet 2003, considère comme licite l'arrêté interdisant la mendicité dans certaines rues d'un centre-ville, et seulement durant la période estivale.
La jurisprudence relative à la mendicité est aujourd'hui relativement abondante, car les élus locaux, ont eu tendance, ces dernières années, à multiplier ces "arrêtés anti-mendicité", au nom d'une préoccupation sécuritaire de plus en plus affirmée. Elle a au moins permis au juge administratif de définir un cadre juridique à cette pratique, en rappelant que l'interdiction de la mendicité, même limitée à certains lieux, même limitée dans le temps, constitue toujours une atteinte à la liberté des personnes.
Mais de quelle liberté s'agit-il ? Pas la liberté d'expression, et c'est ce qui sépare notre droit du système américain. Le juge administratif français n'a jamais considéré la mendicité comme relevant de la liberté d'expression, mais bien davantage de la liberté de circulation. La différence n'est pas anodine, même si elle permet un contrôle juridictionnel assez comparable. Pour le droit américain, la mendicité se définit d'abord par le discours de celui qui la pratique. Pour le droit français, elle se définit par l'acte de sollicitation envers un tiers, sollicitation qui s'exerce sur la voie publique, dans les lieux de passage. Autrement dit, le droit américain s'intéresse aux droits des mendiants, le droit français protège les personnes sollicitées.
Le report (ou "renvoi") d'audience est un procédure à la fois simple et mystérieuse. Simple, parce que l'on comprend aisément qu'une partie à une instance puisse être empêchée par un impératif familial, de santé, voire professionnel, et demande donc que le procès soit fixé à une date ultérieure. Mystérieuse, parce que, si la décision de report ou son refus doivent évidemment être justifiés, ses motifs sont finalement laissés à l'appréciation discrétionnaire du juge. Les années récentes ont cependant été marquées par un plus grand encadrement de cette procédure, encadrement dont témoignent les deux décisions rendues le 25 juillet 2013 par la Cour européenne, Sfez c. France et Henri Rivière et a. c. France.
Les deux affaires concernent un refus de report d'audience opposé par les autorités judiciaires aux requérants. Dans les deux cas, ceux ci ont été condamné par un tribunal correctionnel (M. Sfez à la suite d'une rixe dans un parking, M. Rivière et sa famille pour des constructions illégales sur une parcelle de terrain dont ils sont locataires) et ils ont vainement sollicité le renvoi de l'audience devant la Cour d'appel. Le premier invoque une violation du droit à l'assistance d'un avocat (art. 6 § 3 de la Convention européenne des droits de l'homme), le second y ajoute une violation du droit au procès équitable (art. 6 § 1). Le fait que le renvoi soit demandé en appel n'est pas sans importance, car l'absence de l'accusé pourrait sembler moins essentielle, dès lors qu'il a déjà eu l'occasion de développer ses moyens de défense devant le tribunal correctionnel.
Un élément du droit à l'assistance d'un avocat
La Cour européenne refuse pourtant de se placer dans cette perspective, et considère que les droits de la défense doivent s'appliquer avec une intensité identique à toutes les étapes du procès pénal. Sur ce plan, la Cour confirme sa jurisprudence initiée dans l'arrêt Van Pelt c. France du 23 mai 2000 et développée dans l'arrêt Katritsch c. France du 4 novembre 2010, selon laquelle le droit au report d'une audience est l'une des composantes du droit à l'assistance d'un avocat. Cette assistance doit être "effective", ce qui signifie que le prévenu doit être mis en mesure de prendre contact avec un défenseur et de le rencontrer en vue de préparer son procès. En l'espèce, M. Katrisch, incarcéré, était de nationalité russe, et donc peu au fait de la procédure pénale française. Il convenait donc de lui laisser le temps nécessaire pour préparer sa défense, et la Cour sanctionne donc le refus de renvoi.
Dans les deux décisions du 25 juillet 2013, la Cour énonce les garanties essentielles de la procédure de renvoi en imposant au juge deux opérations successives. D'une part, il doit prendre sa décision après avoir mis en en balance les différents intérêts en présence. D'autre part, il doit la motiver clairement, non seulement pour l'information des plaideurs mais aussi pour permettre l'éventuel contrôle ultérieur de ces motifs.
Nicolas Poussin. Danse de la musique du temps. 1640
La mise en balance des intérêts en présence
Les juges internes doivent chercher un équilibre parfois délicat, pour rejeter les demandes de renvoi purement dilatoires, et accorder celles qui reposent effectivement sur les besoins de la défense.
Dans l'affaire Sfez, la Cour reprend ainsi le détail de la procédure. Elle note que le requérant a fait preuve d'un réel "manque de diligence". Il avait été défendu par un avocat commis d'office devant le tribunal correctionnel le 31 août 2007, puis avait sollicité Me V. lorsqu'il avait décidé de faire appel de sa condamnation, en septembre 2007. Le nouvel avocat ne s'était manifestement guère intéressé à son client, avant de se désister le 1er avril 2008, soit dix jours avant la décision de la Cour d'appel. Certes, on pourrait gloser sur la conscience professionnelle de Me V. qui était peut-être fondé à se désister, mais qui aurait certainement dû le faire plus rapidement, afin de laisser M. Sfez trouver un autre conseil ou demander un avocat commis d'office.
Quoi qu'il en soit, aux yeux de la Cour, les turpitudes éventuelles de l'avocat n'exonèrent pas son client qui, de son côté, aurait dû faire preuve de davantage de diligence. Il a eu sept mois pour s'apercevoir que son avocat était particulièrement inerte, et peut être pour le rémunérer quelque peu. Il n'a fait aucune démarche pour trouver un nouveau conseil après le désistement du premier, alors même que, n'étant pas incarcéré, une telle recherche ne présentait pas pour lui de difficulté particulière. De tous ces éléments trouvés dans le dossier, la Cour en déduit que la demande de renvoi avait un caractère dilatoire, et que le refus opposé par la Cour d'appel ne viole, en aucun cas, le droit à l'assistance d'un avocat garanti par l'article 6 § 3.
La motivation du refus de renvoi
L'analyse détaillée de la procédure rend indispensable la motivation du refus de renvoi, afin que le requérant, mais aussi, le cas échéant, les juridictions de recours, puissent s'assurer qu'il ne repose pas sur l'arbitraire du juge.
La décision Rivière et autres c. France sanctionne ainsi pour manquement au droit au procès équitable (art 6 § 1 de la Convention européenne) le refus de renvoi opposé à la famille Rivière. En l'espèce, les intéressés sont trois membres d'une même famille, et ils ont sollicité le report de l'audience pour différents motifs. L'un était gravement malade, l'autre passait un examen professionnel le jour de l'audience, le troisième était un militaire en opération extérieure. Tous produisaient différentes attestations démontrant la réalité de ces contraintes. Or la décision de la Cour d'appel se borne à mentionner : "Sur la demande de renvoi sollicitée par courrier, le Ministère public s'y oppose. La Cour après en avoir délibéré, retient l'affaire". Une telle formulation ne saurait évidemment être considérée comme une motivation, et c'est précisément ce que sanctionne la Cour européenne.
Ce défaut de motivation porte atteinte au droit au juste procès des requérants à deux égards. D'une part, elle leur interdit de connaître les motifs du refus de renvoi et sème le doute sur l'impartialité des juges. D'autre part, elle limite l'étendue du contrôle éventuel de la Cour de cassation. Saisie dans l'affaire Rivière, celle-ci s'est bornée, dans une décision du 9 février 2010, à mentionner que la Cour d'appel appréciait cette question de manière souveraine, formule laissant entendre que appréciation ne figurait pas dans le contrôle de cassation. La Cour européenne sanctionne ce raisonnement qui interdit au juge de cassation de s'assurer que la Cour d'appel a effectivement examiné le bien-fondé des excuses invoquées par les requérants. Pour la Cour européenne, l'absence de motivation induit l'absence de contrôle de la motivation, et rend impossible, in fine, le contrôle du respect de la Convention européenne. Dès lors, elle estime qu'il y a violation du droit à un juste procès.
Par cette jurisprudence en constant développement depuis l'arrêt Van Pelt, la Cour soumet la procédure de renvoi aux règles et aux garanties qui sont celles de l'ensemble du procès pénal. Un tel choix induit un véritable changement de nature de ce renvoi qui n'est plus un simple élément dans l'administration de la justice mais un élément du procès.
Le refus de renvoi sera désormais motivé et contrôlé, avancée peu spectaculaire des droits du justiciable, mais avancée réelle. On peut tout de même déplorer que les juges français n'aient pas cru bon d'engager cette évolution avant d'y être contraints par la jurisprudence de la Cour européenne.