A l'occasion des vacances, Liberté Libertés Chéries invite ses lecteurs à retrouver les Pères Fondateurs des libertés publiques. Pour comprendre le droit d'aujourd'hui, pour éclairer ses principes fondamentaux et les crises qu'il traverse, il est en effet nécessaire de lire ou de relire ceux qui en ont construit le socle historique et philosophique. Les courts extraits qui seront proposés n'ont pas d'autre objet que de susciter une réflexion un peu détachée des contingences de l'actualité, et de donner envie de lire la suite.
Maximilien ROBESPIERRE
Le discours sur le marc d'argent
1790
Maximilien Robespierre
Louis-Léopold Boilly
Messieurs,
Pourquoi sommes-nous rassemblés dans ce temple des lois ? Sans doute pour rendre à la Nation française l'exercice des droits imprescriptibles qui appartiennent à tous les hommes. Tel est l'objet de toute Constitution politique. Elle est juste, elle est libre, si elle le remplit ; elle n'est qu'un attentat contre l'humanité, si elle le contrarie. Vous avez vous-mêmes reconnu cette vérité d'une manière frappante, lorsqu'avant de commencer votre grand ouvrage, vous avez décidé qu'il fallait déclarer solennellement ces droits sacrés, qui sont comme les bases éternelles sur lesquelles il doit reposer ;
« Tous les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits.
La souveraineté réside essentiellement dans la Nation.
La loi est l'expression de la volonté générale. Tous les citoyens ont le droit de concourir à sa formation, soit par eux-mêmes, soit par leurs représentants, librement élus.
Tous les citoyens sont admissibles à tous les emplois publics, sans aucune autre distinction que celle de leur vertu et de leurs talents. »
Voilà les principes que vous avez consacrés ; il sera facile maintenant d'apprécier les dispositions que je me propose de combattre, il suffira de les rapprocher de ces règles invariables de la société humaine.
1° La loi est-elle l'expression de la volonté générale, lorsque le plus grand nombre de ceux pour qui elle est faite ne peut concourir à sa formation ? Non. Cependant interdire à tous ceux qui ne paient pas une contribution égale à trois journées d'ouvriers le droit même de choisir les électeurs destinés à nommer les membres de l'Assemblée législative, qu'est-ce autre chose que rendre la majeure partie des Français absolument étrangère à la formation de la loi ? Cette disposition est donc essentiellement anti-constitutionnelle et anti-sociale.
2° Les hommes sont-ils égaux en droits, lorsque les uns jouissant exclusivement de la faculté de pouvoir être élus membres du corps législatif, ou des autres établissements publics, les autres de celle de les nommer seulement, les autres restent privés en même temps de tous ces droits ? Non ; telles sont cependant les monstrueuses différences qu'établissent entre eux les décrets qui rendent un citoyen actif ou passif, moitié actif, ou moitié passif, suivant les divers degrés de fortune qui lui permettent de payer trois journées, dix journées d'imposition directe ou un marc d'argent ? Toutes ces dispositions sont donc essentiellement anti-constitutionneIles, anti-sociales.
3° Les hommes sont-ils admissibles à tous les emplois publics sans autre distinction que celle des vertus et des talents, lorsque l'impuissance d'acquitter la contribution exigée les écarte de tous les emplois publics, quels que soient leurs vertus et leurs talents ? Non ; toutes ces dispositions sont donc essentiellement anti-constitutionnelles et anti-sociales.
4° Enfin la Nation est-elle souveraine, quand le plus grand nombre des individus qui la composent est dépouillé des droits politiques qui constituent la souveraineté ? Non, et cependant vous venez de voir que ces mêmes décrets les ravissent à la plus grande partie des Français. Que serait donc votre Déclaration des droits si ces décrets pouvaient subsister ? Une vaine formule. Que serait la Nation ? Esclave : car la liberté consiste à obéir aux lois qu'on s'est données, et la servitude à être contraint de se soumettre à une volonté étrangère. Que serait votre Constitution ? Une véritable aristocratie. Car l'aristocratie est l'état où une partie des citoyens est souveraine et le reste est sujet, et quelle aristocratie ! La plus insupportable de toutes, celle des riches.
Tous les hommes nés et domiciliés en France sont membres de la société politique, qu'on appelle la Nation française, c'est-à-dire citoyens français. Ils le sont par la nature des choses et par les premiers principes du droit des gens. Les droits attachés à ce titre ne dépendent ni de la fortune que chacun d'eux possède, ni de la quotité de l'impôt à laquelle il est soumis, parce que ce n'est point l'impôt qui nous fait citoyens ; la qualité de citoyen oblige seulement à contribuer à la dépense commune de l'Etat, suivant ses facultés. Or vous pouvez donner des lois aux citoyens, mais vous ne pouvez pas les anéantir. Les partisans du système que j'attaque ont eux-mêmes senti cette vérité, puisque, n'osant contester la qualité de citoyens à ceux qu'ils condamnaient à l'exhérédation politique, ils se sont bornés à éluder le principe de l'égalité qu'elle suppose nécessairement, par la distinction de citoyens actifs et de citoyens passifs. Comptant sur la facilité avec laquelle on gouverne les hommes par des mots, ils ont essayé de nous donner le change en publiant, par cette expression nouvelle, la violation la plus manifeste des droits de l'homme.
Mais qui peut être assez stupide pour ne pas apercevoir que ce mot ne peut ni changer les principes ni résoudre la difficulté, puisque déclarer que tels citoyens ne sont point actifs ou dire qu'ils n'exerceront plus les droits politiques attachés au titre de citoyen, c'est exactement la même chose dans l'idiome de ces subtils politiques ? Or je leur demanderai toujours de quel droit ils peuvent ainsi frapper d'inactivité et de paralysie leurs concitoyens et leurs commettants : je ne cesserai de réclamer contre cette locution insidieuse et barbare qui souillera à la fois et notre Code et notre langue, si nous ne nous hâtons de l'effacer de l'un et de l'autre, afin que le mot de liberté ne soit pas lui-même insignifiant et même dérisoire.
Qu'ajouterai-je à des vérités si évidentes ? (...). Je ne devrais répondre que ce seul mot : le peuple, cette multitude d'hommes dont je défends la cause, a des droits qui ont la même origine que les vôtres. Qui vous a donné le pouvoir de le leur ôter ?
L'utilité générale, dites-vous ! Mais est-il rien d'utile que ce qui est juste et honnête ? Et cette maxime éternelle ne s'applique-t-elle pas surtout à l'organisation sociale ? Et si le but de la société est le bonheur de tous, la conservation des droits de l'homme, que faut-il penser de ceux qui veulent l'établir sur la puissance de quelques individus et sur l'avilissement et la nullité du reste du genre humain ! (...)
Mais dites-vous : le peuple ! Des gens qui n'ont rien à perdre, pourront donc comme nous exercer tous les droits des citoyens ? Des gens qui n'ont rien à perdre ! Que ce langage de l'orgueil en délire est injuste et faux aux yeux de la vérité ! Ces gens dont vous parlez sont apparemment des hommes qui vivent, qui subsistent au sein de la société, sans aucun moyen de vivre et de subsister. Car s'ils sont pourvus de ces moyens-là, ils ont quelque chose, ce me semble, à perdre ou à conserver. Oui, les grossiers habits qui me couvrent, l'humble réduit où j'achète le droit de me retirer et de vivre en paix, le modique salaire avec lequel je nourris ma femme, mes enfants, tout cela, je l'avoue, ne sont point des terres, des châteaux, des équipages, tout cela s'appelle rien peut-être, pour le luxe et pour l'opulence ; mais c'est quelque chose pour l'humanité ; c'est une propriété sacrée aussi sacrée, sans doute, que les brillants domaines de la richesse. Que dis-je ! ma liberté, ma vie, le droit d'obtenir sûreté ou vengeance pour moi et pour ceux qui me sont chers, le droit de repousser l'oppression, celui d'exercer librement toutes les facultés de mon esprit et de mon coeur ; tous ces biens si doux, les premiers de ceux que la nature a départis à l'homme, ne sont-ils pas confiés comme les vôtres à la garde des lois ?
(...)
Mais les riches, les hommes puissants ont raisonné autrement. Par un étrange abus des mots, ils ont restreint à certains objets l'idée générale de propriété ; ils se sont appelés seuls propriétaires, ils ont prétendu que les propriétaires seuls étaient dignes du nom de citoyens, ils ont nommé leur intérêt particulier l'intérêt général, et pour assurer le succès de cette prétention, ils se sont emparés de toute la puissance sociale. Et nous ! ô faiblesse des hommes ! nous qui prétendons les ramener aux principes de l'égalité et de la justice, c'est encore sur ces absurdes et cruels préjugés que nous cherchons, sans nous en apercevoir, à élever notre Constitution ! [...].
Le despotisme lui-même n'avait pas osé imposer d'autres conditions aux citoyens qu'il convoquait : comment donc pourriez-vous dépouiller une partie de ces hommes-là, à plus forte raison la plus grande partie d'entre eux, de ces mêmes droits politiques qu'ils ont exercés en vous envoyant à cette Assemblée, et dont ils vous ont confié la garde ? Vous ne le pouvez pas sans détruire vous-mêmes votre pouvoir, puisque votre pouvoir n'est que celui de vos commettants. En portant de pareils décrets, vous n'agiriez pas comme représentants de la Nation : vous agiriez directement contre ce titre ; vous ne feriez point des lois, vous frapperiez l'autorité législative dans son principe. Les peuples mêmes ne pourraient jamais ni les autoriser, ni les adopter, parce qu'ils ne peuvent jamais renoncer, ni à l'égalité, ni à la liberté, ni à leur existence comme peuples, ni aux droits inaliénables de l'homme.
Aussi, Messieurs, quand vous avez formé la résolution déjà bien connue de les révoquer, c'est moins parce que vous en avez reconnu la nécessité, que pour donner à tous les dépositaires de l'autorité publique un grand exemple du respect qu'ils doive ni aux peuples, pour couronner tant de lois salutaires, tant de sacrifices généreux, par le magnanime désaveu d'une surprise passagère, qui ne changea jamais rien ni à vos principes, ni à votre volonté constante et courageuse pour le bonheur des hommes. Que signifie donc l'éternelle objection de ceux qui vous disent qu'il ne vous est permis, dans aucun cas, de changer vos propres décrets ? Comment a-t-on pu faire céder à cette prétendue maxime cette règle inviolable, que le salut du peuple et le bonheur des hommes sont toujours la loi suprême, et imposer aux fondateurs de la Constitution française, celle de détruire leur propre ouvrage, et d'arrêter les glorieuses destinées de la Nation et de l'humanité entière, plutôt que de réparer une erreur dont ils connaissent tous les dangers ? Il n'appartient qu'à l'être essentiellement infaillible d'être immuable : changer est non seulement un droit, mais un devoir pour toute volonté humaine qui a failli. Les hommes qui décident du sort des autres hommes sont moins que personne exempts de cette obligation commune Mais tel est le malheur d'un peuple qui passe rapidement de la servitude à la liberté, qu'il transporte, sans s'en apercevoir, au nouvel ordre de chose, les préjugés de l'ancien dont il est certain que ce système de l'irrévocabilité absolue des décisions du Corps législatif n'est autre chose qu'une idée empruntée du despotisme. L'autorité ne peut reculer sans se compromettre, disait-il, quoiqu'en effet il ait été forcé quelquefois à reculer. Cette maxime était bonne en effet pour le despotisme, dont la puissance oppressive ne pouvait se soutenir que par l'illusion ou la terreur; mais l'autorité tutélaire des représentants de la Nation, fondée à la fois sur l'intérêt général et sur la force de la Nation même, peut réparer une erreur funeste, sans courir d'autre risque que de réveiller les sentiments de la confiance et de l'admiration qui l'environnent ; elle ne peut se compromettre que par une persévérance invincible dans des mesures contraires à la liberté, et réprouvées par l'opinion publique.
Il est cependant quelques décrets que vous ne pouvez point abroger, ce sont ceux qui renferment la Déclaration des droits de l'homme, parce que ce n'est point vous qui avez fait ces lois, vous les avez promulguées. Ce sont des décrets immuables du législateur éternel déposés dans la raison et dans le coeur de tous les hommes avant que vous les eussiez inscrits dans votre code, que je réclame contre les dispositions qui les blessent et qui doivent disparaître devant eux. Vous avez ici à choisir entre les uns et les autres, et votre choix ne peut être incertain, d'après vos propres principes. Je propose donc à l'Assemblée nationale le projet de décret suivant :
« L'Assemblée nationale, pénétrée d'un respect religieux pour les droits des hommes, dont le maintien doit être l'objet de toutes les institutions politiques ;
Convaincue qu'une institution faite pour assurer la liberté du peuple français et pour influer sur celle du monde, doit être surtout établie sur ce principe ;
Déclare que tous les Français, c'est-à-dire tous les hommes nés et domiciliés en France, ou naturalisés, doivent jouir de la plénitude et de l'égalité des droits du citoyen et sont admissibles à tous les emplois publics, sans autre distinction que celle des vertus et des talents. »
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