« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


mercredi 25 septembre 2024

CEDH : L'expulsion automatique des délinquants, en Suisse


La décision P. J. et R. J. c. Suisse rendue par la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH) le 17 septembre 2024 sanctionne le caractère automatique de l'expulsion d'un étranger. Cette mesure d'éloignement reposait en effet exclusivement sur la sanction pénale dont l'intéressé avait fait l'objet, sans que les autres éléments du dossier soient évoqués devant les juges suisses. L'absence antérieure de casier judiciaire, le fait que l'intéressé ait été condamné avec sursis, qu'il ait un emploi et une vie de famille stables n'ont pas été examinés.

P. J. est un ressortissant de Bosnie-Herzégovine et son épouse est de nationalité serbe. Elle a toujours vécu en Suisse, comme ses deux filles nées en 2014 et 2016. Le père de famille fut arrêté en 2018 pour trafic de stupéfiants et condamné à une peine d'emprisonnement avec sursis. Conformément au code pénal suisse, il fut automatiquement expulsé de Suisse pour une durée de cinq ans, et il fut donc renvoyé en Bosnie-Herzégovine. Tous ses recours furent rejetés, et il se tourne donc vers la CEDH, en invoquant une violation de l'article 8 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme.


L'éloignement automatique


Il n'est pas contesté que la mesure d'expulsion qui frappe P. J. est de caractère automatique. Dans un arrêt Üner c. Pays-Bas du 18 octobre 2006, la CEDH, réunie en Grande Chambre,  n'interdit pas formellement aux États parties à la Convention de prévoir des mesures d'expulsion automatique des délinquants. Dans l'affaire Üner, elle valide l'expulsion du territoire néerlandais d'un multirécidiviste. Elle examine toutefois la proportionnalité de l'ingérence dans la vie privée par rapport aux nécessités de l'ordre public. En l'espèce, elle estime que les autorités néerlandaises ont ménagé un équilibre juste entre les intérêts du requérant et ceux de la société.



Difficulté d'intégration en Suisse

Le Matin, juin 2018


Le contrôle de proportionnalité


L'élément essentiel pris en compte par la CEDH réside ainsi dans l'étendue du contrôle effectué par les juges internes qui doivent avoir effectivement apprécié l'expulsion au regard des intérêts en cause. Ce principe a d'ailleurs été rappelé à propos des juges suisses dès l'arrêt Boultif c. Suisse du 2 août 2001. A propos du non-renouvellement de l'autorisation de séjour d'un ressortissant algérien marié à une ressortissante suisse, la Cour estime que les juges suisses n'ont pas suffisamment examiné l'atteinte à la vie familiale de l'intéressé, dès lors qu'il était difficile d'envisager que son épouse le suive en Algérie. Le droit européen exige donc des juges internes une motivation très précise de leur décision, prenant finalement en compte toutes les facettes du dossier.

La plupart des arrêts admettant l'expulsion de trafiquants de drogue concernent des personnes ayant un casier judiciaire chargé, souvent multirécidivistes, comme dans l'arrêt Loukili c. Pays-Bas du 11 avril 2023. Dans le cas de P. J., la situation est un peu différente, car l'intéressé a un casier judiciaire vierge, raison pour laquelle sa peine d'emprisonnement a été assortie du sursis.

Il est surtout reproché aux juges suisses de n'avoir apprécié l'expulsion de P. J. qu'à travers la gravité de l'infraction pénale qu'il a commise, à l'exception d'une mention relative à sa difficile maîtrise de langue allemande, après six années passées à Zürich. Les conséquences de la mesure d'expulsion sur sa vie familiale sont à peine mentionnées. Les juges suisses se bornent à mentionner que l'épouse serbe de P. J. ne devrait pas avoir de difficulté à vivre en Bosnie Herzégovine pas plus que leurs deux filles, qui pourtant n'avaient jamais habité ailleurs qu'en Suisse. Dans l'arrêt Jeunesse c. Pays-Bas du 3 octobre 2014, la CEDH affirme pourtant que les juges internes doivent étudier tous les aspects de la vie privée de l'intéressé, notamment lorsque sa vie familiale dépend entièrement de la décision de son épouse de le suivre ou non dans son exil.


L'automaticité sous le contrôle du juge


La décision du 17 septembre 2024 n'est pas surprenante, dans la mesure où la CEDH exige toujours que les décisions d'éloignement des étrangers soient appréciées par les juges internes au regard de leurs conséquences sur la vie familiale. Cette jurisprudence permet ainsi de faire de l'intégration de la personne dans la société un critère de la décision. L'individu isolé venu travailler dans le pays en laissant femme et enfants à l'étranger peut évidemment être éloigné plus facilement, car il ne dispose d'aucune vie familiale susceptible d'être protégée. 

Rien de nouveau certes, si ce n'est que la Cour limite l'impact des décisions automatiques d'éloignement, liées à une condamnation. De manière simple, elle considère que l'appréciation de la nécessite de la mesure demeure identique, que l'expulsion soit ou non automatique. Les juges internes apparaissent comme l'instrument d'une mise en cause de cette automaticité. L'éloignement demeure discutable devant les tribunaux qui peuvent l'empêcher, ce qui signifie que, finalement, il n'est pas réellement automatique. 





1 commentaire:

  1. En dépit de votre louable effort de pédagogie pour disséquer cet arrêt de Grande Chambre, il demeurera abscons, pour ne pas dire illisible pour les pauvres béotiens que nous sommes.

    Répétons-le, les deux critères du contrôle de proportionnalité et de l'automaticité du contrôle du juge relèvent de la plus grande subjectivité. Pour ne pas dire du plus grand arbitraire tant les 46 juges auraient pu parvenir à la solution inverse. Une vaste blague en vérité.

    Tant que les décisions de la CEDH ne seront pas marquées au seau de la plus grande clarté, simplicité, la justice s'éloignera de plus en plus des justiciables. Est-ce l'effet recherché par les Etats membres du Conseil de l'Europe ? La question mérite d'être posée si l'on ne veut pas que justice rime avec approximations.

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