« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


mercredi 10 juillet 2024

Affaire Delga : de l'interprétation prévisible en droit pénal


La Cour européenne des droits de l'homme (CEDH), dans un arrêt Delga c. France du 9 juillet 2024, fait une application inédite du principe "nullum crimen nulla poena sine lege". Elle sanctionne comme violation de l'article 7 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme la condamnation pénale de la requérante, présidente de la région Occitanie Pyrénées Méditerranée pour discrimination à l'égard de la commune de Beaucaire.

L'article 7 de la Convention énonce que "Nul ne peut être condamné pour une action ou une omission qui, au moment où elle a été commise, ne constituait pas une infraction d'après le droit national ou international (...)". 

 

La condamnation pour discrimination

 

En mai 2016, le maire de Beaucaire (Front national, aujourd'hui Rassemblement national), agissant au nom de sa commune, a porté plainte contre la requérante sur le fondement des articles 225-1 et 432-7-1 du code pénal. Ces dispositions répriment la discrimination commise à l'égard d'une personne physique ou morale par une personne dépositaire de l'autorité publique ou chargée d'une mission de service public, notamment lorsque la discrimination consiste "à refuser le bénéfice d'un droit accordé par la loi".

La discrimination invoquée par l'élu est constituée, selon lui, par le refus de la présidente de région de signer un contrat de ville avec la commune de Beaucaire. Ces contrats de ville sont prévus par la loi de programmation pour la ville du 21 février 2014. En l'espèce, le contrat n'avait pas été signé en raison de divergences portant sur l'implantation d'un lycée. Finalement, après la citation devant le tribunal correctionnel, le contrat fut tout de même signé, mais avec une réserve portant précisément sur le refus d'implantation d'un lycée, un. nouvel établissement étant déjà prévu à Nîmes dont le bassin de population est plus important.

Quoi qu'il en soit, Carole Delga fut relaxée devant le tribunal correctionnel, puis condamnée par la Cour d'appel de Nîmes à 1000 € d'amende. Aux yeux de la Cour, la signature du contrat de ville par la présidente de région relève de la compétence liée, "sans qu'il soit prévu le moindre pouvoir d'appréciation". Le contrat de ville ayant été signé avec les 38 autres communes de la région, le juge en déduit donc que la discrimination est avérée, et qu'elle repose nécessairement sur des motifs politiques, la présidente de région témoignant ainsi son hostilité au maire de Beaucaire, en raison de son appartenance au Rassemblement national. Le pourvoi en cassation de Carole Delga fut rejeté.

 


 La diligence de Beaucaire. Lettres de mon moulin. Alphonse Daudet

Illustration de Raymond Peynet


Le principe de prévisibilité

 

Devant la CEDH, la requérante se place sur le fondement de l'article 7. Celui-ci n'a pas pour seul objet de rappeler le principe de non-rétroactivité de la loi pénale. De manière plus générale, il consacre le principe de légalité des délits et peines, et celui de l'interprétation étroite de la loi pénale. Bien entendu, le respect de ces principes laisse néanmoins une place au pouvoir d'interprétation du juge. Mais, pour la CEDH, cette interprétation doit avoir un "résultat cohérence avec la substance de l'infraction et raisonnablement prévisible". Ce principe a été acquis dès l'arrêt S.W. c. Royaume-Uni du 22 novembre 1995. Dans l'affaire Pessino c. France de 2006, la CEDH sanctionne ainsi pour violation de l'article 6 la condamnation du requérant qui avait poursuivi des travaux de construction malgré un sursis à exécution d'un permis de construire. Il n'était pas certain, en l'espèce, que cet acte était constitutif d'une infraction pénale, au moment où il a été commis. L'objet d'une telle jurisprudence est évidemment d'empêcher une condamnation arbitraire.

Dans l'affaire Delga, la question posée est celle d'une interprétation de la loi pénale, interprétation large mais qui ne saurait être analysée comme un revirement. Pour savoir si la sanction par les juges internes était, ou non, prévisible, la Cour recherche si l'évolution était perceptible dans les décisions précédentes, ou si son application dans les circonstances de l'affaire cadrait avec la substance de l'infraction. Dans l'arrêt Total S.A. et Vitol S.A. c. France, du 12 octobre 2023, la CEDH reconnaît ainsi le caractère prévisible de la condamnation des sociétés requérantes pour corruption d'agents publics étrangers. Certes, ces dispositions n'avaient jamais été appliquées, mais il était clair que les juges internes allaient tout simplement rechercher si les éléments constitutifs du délit étaient réunis. La condamnation était dès lors parfaitement prévisible.

 

Prévisibilité et interprétation étroite de la loi pénale


En l'espèce, la requérante conteste la prévisibilité de sa condamnation, en raison d'une interprétation extensive des dispositions du code pénal sur le délit de discrimination par une personne dépositaire de l'autorité publique ou chargée d'une mission de service public. Les juges internes ont en effet estimé que le refus litigieux de signer le contrat de ville, revenait, de la part de la région, à refuser le bénéfice d'un droit accordé par la loi. La CEDH constate qu'il s'agit là d'une interprétation inédite de ces dispositions, ce qui, en soi, n'a rien d'illicite. 

En revanche, cette interprétation n'était pas prévisible, car la notion de "droit accordé par la loi" était clairement plus étroite. Les travaux préparatoires à la loi de 2014 montrent ainsi que la proposition d'imposer à la région la signature des contrats de ville a été envisagée tant devant l'Assemblée nationale que devant le Sénat. Mais elle a été écartée au nom du principe d'autonomie des collectivités locales. La contractualisation de la politique de la ville est envisagée comme une incitation, pas comme une obligation. Par ailleurs, la circulaire du Premier ministre sur ces contrats de ville exclut formellement toute compétence liée des régions. Elle prévoit au contraire des statistiques sur le nombre de contrat signés, et donc sur le nombre de contrats non signés. Le tribunal administratif, saisi par la ville de Beaucaire dans le but d'annuler le refus de signature a d'ailleurs affirmé qu'un tel contrat "n'emporte par lui-même aucune conséquence directe quant à la réalisation effective des actions ou opérations qu'il prévoit".

Par là même, l'interprétation du juge pénal affirmant que la région avait compétence liée, emporte un manquement à l'article 7 de la convention européenne. L'application de ces dispositions à la requérante n'était pas raisonnablement prévisible.

Cette sanction de l'interprétation imprévisible en matière pénale est évidemment une bonne nouvelle pour la sécurité juridique des personnes. Il s'agit en fait de la mise en oeuvre du principe de clarté et de lisibilité de la loi. Entre le revirement et l'interprétation imprévisible, la frontière peut certainement être délicate. Mais précisément, elle était claire en l'espèce, et la Cour européenne rappelle ainsi que la distinction entre le licite et l'illicite doit d'abord être claire pour le citoyen. Si la peine pénale était perçue comme une sorte de loterie, la confiance dans la justice pourrait être profondément affectée.




1 commentaire:

  1. Clarté et lisibilité de la loi. Voila bien un problème qui est au centre de nombre de problèmes soulevés par les décisions de justice dans notre pays. Problématique sur laquelle nous insistons avec constance dans nos commentaires sur vos excellents posts. Nous n'avons pas encore trouvé de réponse satisfaisante, à plus d'un titre.

    Autre question lancinante posée par votre rigoureuse exégèse de cet arrêt de la CEDH, celui de la nature du concept d'interprétation de la loi pénale : restrictive ou extensive ? Nous avons l'impression - subjective au demeurant - que c'est au petit bonheur la chance en fonction de "l'idéologie" du magistrat.

    En dernière analyse, votre blog met le doigt sur une évidence : le droit n'est pas une science exacte.

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