« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


jeudi 9 novembre 2023

Soulèvements de la terre : le contrôle des motifs de dissolution


Le Conseil d'État a rendu, ce 9 novembre 2023, un arrêt déclarant illégal le décret de dissolution du groupement de fait Les Soulèvements de la terre. Après l'injonction donnée au ministre de l'Intérieur de faire respecter le port du RIO par les forces de l'ordre le 11 octobre 2023, après le référé du 18 octobre qui neutralise un "télégramme" donnant ordre aux préfets d'interdire toutes les manifestations "pro-palestiniennes", c'est la troisième décision de la plus haute juridiction administrative sanctionnant un acte illégal initié par le ministre de l'Intérieur, Gérald Darmanin. En moins d'un mois, cela fait tout de même beaucoup.

Le ministre peut toutefois se consoler avec la reconnaissance, dans trois décisions du même jour, de la légalité de la dissolution de trois autres mouvements, le Groupe Antifasciste Lyon et Environs (GALE), l’Alvarium et la Coordination contre le racisme et l’islamophobie (CRI). Ces quatre décisions permettent au Conseil d'État d'exposer clairement l'étendue de son contrôle sur les motifs de ce type de dissolution. 

La précision est loin d'être inutile, si l'on considère que cette procédure de dissolution administrative trouve son fondement dans l'article L 212-1 du code de la sécurité intérieure qui, dans ses six alinéas, développe six motifs possibles justifier une telle décision. L'un d'entre eux est récent, issu de la loi confortant le respect des principes de la République du 24 août 2021. Mentionné dans l'alinéa premier, il permet la dissolution pour provocation à des agissements violents à l'encontre des personnes et des biens. Quant à l'alinéa 6, il permet de dissoudre une association qui "provoque ou contribue par ses agissements à la discrimination, à la haine ou à la violence envers une personne ou un groupe de personnes à raison de leur origine, de leur sexe, de leur orientation sexuelle, de leur identité de genre ou de leur appartenance ou de leur non-appartenance, vraie ou supposée, à une ethnie, une nation, une prétendue race ou une religion déterminée, soit propagent des idées ou théories tendant à justifier ou encourager cette discrimination, cette haine ou cette violence".

Dans tous ses alinéas, l'article L 212-1 doit, compte tenu de la grave ingérence qu'il implique dans la liberté d'association, donner lieu à une interprétation stricte et la dissolution ne peut être mise en oeuvre que pour prévenir des troubles graves à l'ordre public.

 

L'alinéa 6 et les propos discriminatoires 


L'Alvarium et la CRI ont tous deux fait l'objet d'une dissolution sur le fondement de l'alinéa 6 et le Conseil d'État reconnaît la légalité des deux décisions. Le Conseil d'État juge que la dissolution de l'Alvarium, mouvement identitaire de la droite extrême, actif notamment dans la région angevine, repose sur un motif clairement établi, puisque ce groupement a publié des messages montrant des liens avec des groupuscules appelant à la discrimination et la haine envers les personnes étrangères ou les Français issus de l'immigration. 

La CRI, groupuscule d'extrême gauche, a publié des propos "tendant à imposer l’idée que les pouvoirs publics, ou encore de nombreux partis politiques et médias, seraient systématiquement hostiles aux musulmans et instrumentaliseraient l’antisémitisme pour leur nuire". Le Conseil d'État observe d'ailleurs que ces publications ont suscité des commentaires haineux et antisémites que l'association n'a jamais cru devoir contredire ou effacer. Il reprend ainsi une jurisprudence qui affirme qu'un groupement peut être dissous en raison des agissements de ses dirigeants, à la condition qu’ils expriment la position de l’association. On se souvient qu'à propos de la dissolution de l'association islamiste Barakacity, le juge avait considéré, dans un référé du 25 novembre 2020, que les propos de ses dirigeants, « exposant à la vindicte publique des personnes nommément désignées » engageaient l’association elle-même. Dans le cas de la CRI, c'est plutôt l'inertie des dirigeants qui est ainsi mise en avant, le refus de supprimer des propos discriminatoires montrant finalement une adhésion à leur contenu.

 


 L'assassin habite au 21. Henri-Georges Clouzot. 1942

 

L'alinéa 1er et les propos de provocation à la violence

 

 

Les deux dissolutions du GALE et des Soulèvements de la terre reposent sur ce nouvel alinéa 1er qui permet de dissoudre un groupement pour  provocation à des agissements violents à l'encontre des personnes et des biens. Les deux décisions ont pour point commun d'inverser les décisions prises précédemment par le juge des référés. 

La dissolution du GALE avait été suspendue par une ordonnance du 16 mai 2022 rendue par le juge des référés du Conseil d’État. A ses yeux, ce mouvement s’était borné à relayer des appels à la violence sur les réseaux sociaux, sans qu’il soit démontré que ses dirigeants étaient à l’origine de ces appels. Mais précisément, le Conseil d'État reprend le raisonnement de la décision CRI. Il observe que ce mouvement a  publié des images de violences à l’encontre de policiers, accompagnées de textes haineux et injurieux, ou encore des messages entraînant des appels à la violence. Et finalement, il importe peu qu'il ne soit pas démontré que ses dirigeants en étaient les auteurs directs, dans la mesure où ils n'ont pas tenté de modérer ces publications.

De la même manière, la dissolution des Soulèvements de la terre avait été suspendue par une décision du juge des référés du 11 août 2023. Certes, le décret de dissolution était très longuement motivé, mais pas pour autant clairement rédigé. Le ministre de l'Intérieur reprochait aux groupements de "provoquer à des agissements violents à l’encontre des personnes et des biens". Pour le juge des référés, il est constant que le dossier versé à l'audience ne faisait pas état de violences à l'encontre des personnes. Seules ont été établies des violences à l'égard des biens, qui n'ont existé "qu'en nombre limité" et qui ne s'analysent pas comme des provocations à des agissements de nature à troubler gravement l'ordre public. Le Conseil d'État statue un peu différemment. Il estime que les Soulèvements se sont bien livrés à des provocations à des agissements violents, susceptibles de justifier une dissolution. En revanche, cette mesure ne lui semble pas proportionnée à la gravité des troubles susceptibles d'être portés à l'ordre public.

Le Conseil d'État explicite ainsi l'étendue de son contrôle sur la dissolution administrative d'une association ou d'un groupement de fait. Il ne suffit pas que la provocation à la violence ou à la discrimination existe, il faut encore que la mesure de dissolution soit pleinement justifiée au regard de la réalité des troubles causés à l'ordre public. Derrière ce contrôle de proportionnalité apparaît une réalité non dite, mais bien présente. L'argument invoqué par les militants selon lequel il existerait un droit à la désobéissance civile n'est même pas invoqué, alors qu'il était esquissé dans l'ordonnance de référé. A l'époque, le juge des référés mentionnait en effet que les militants de Sainte Soline participaient à un "débat d'intérêt général sur la préservation de l'environnement". Cette porte là est définitivement fermée, et le juge apprécie désormais la dissolution à travers les seuls motifs définis par la loi.

 


1 commentaire:

  1. La décision la plus importante est celle concernant les Soulèvements de la Terre. Le moins que l'on puisse dire est qu'elle laisse songeur le citoyen lambda.

    Une fois de plus, le concept de "contrôle de proportionnalité" tel qu'entendu par les comiques du Palais-Royal est une vaste blague surtout lorsque l'on sait qu'il relève plus de l'opportunité politique que du critère juridique objectif. Combien avons-nous d'exemples (Cf. sanctions administratives, secret-défense...) dans lesquels le Conseil d'Etat est peu regardant sur les faits (Cf. son concept farfelu de "contrôle normal" qui est surtout anormal) ?

    Considérer qu'il n'y a pas eu "trouble à l'ordre public" relève du déni du réel au regard des images relatives aux émeutes créées par les Soulèvements de la Terre contre les mégabassines. Nos membres du Conseil d'Etat sont-ils sourds et aveugles ou bien idéologues, acceptant implicitement le concept de violence légitime. Peut-être considèrent-ils les casseurs comme des "résistants (pas comme des "terroristes"!) et comme acceptables les dégradations qu'ils commettent ?

    Au moment où notre pays traverse un grand désordre, le signal envoyé aux citoyens en termes de respect de l'autorité est tout à fait négatif. Cet arrêt pose encore la question de la légitimité de cet aéropage pour dire le droit ... plutôt pour dire ce que bon lui semble. Tout ceci est pathétique et démontre les limites du droit pour réguler une société déboussolée. A trop tirer sur la corde, elle finira par lâcher et ouvrira un boulevard à qui l'on sait.

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