« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


vendredi 13 octobre 2023

RIO : Le ministre de l'Intérieur en prend pour son matricule

Dans un arrêt d'Assemblée, sa formation la plus solennelle, rendu le 11 octobre 2023, le Conseil d'État déclare illégal le refus implicite opposé par le ministre de l'Intérieur à une demande tendant à ce que le port du numéro d'identification par les forces de l'ordre soit effectivement imposé. Il lui enjoint de garantir l'effectivité de cette obligation dans un délai de douze mois, ajoutant même que ce numéro devra être agrandi pour qu'il soit suffisamment lisible, notamment lorsque policiers et gendarmes interviennent à l'occasion de manifestations ou de rassemblements. 

Le recours émane de différentes associations, dont la Ligue des droits de l'homme et Action des chrétiens pour l'abolition de la torture (ACAT) qui mènent depuis longtemps un combat pour assurer l'effectivité du port du RIO.

 

Le RIO

 

Le Référentiel des identités et de l'organisation (RIO) est un matricule à sept chiffres qui doit être arboré de manière visible par tous les agents placés sous l'autorité du ministère de l'Intérieur. Il concerne donc les fonctionnaires du ministère, le corps préfectoral et les agents administratifs en préfecture. Mais il concerne aussi, et c'est ce qui est en cause en l'espèce, les membres des forces de l'ordre, police nationale et Gendarmerie. Ils doivent le porter sur leur uniforme, ou sur un brassard, s'ils n'exercent pas leurs fonctions en uniforme.

Cette obligation a un fondement réglementaire dans l'article R434-15 du Code de la sécurité intérieure, qui précise que l'agent, "sauf exception justifiée par le service auquel il appartient ou la nature des missions qui lui sont confiées, se conforme aux prescriptions relatives à son identification individuelle". Seuls en sont dispensés les personnels travaillant dans les services de renseignement ou ceux chargés de la sécurité des services diplomatiques à l'étranger.

Le problème est que cette obligation n'a jamais été sérieusement respectée dans la police. Les syndicats de police en effet sont opposés au port du RIO et se sont toujours efforcés de soustraire les personnels à cette obligation. Et nul n'ignore que les syndicats de police ne sont pas sans influence au ministère de l'Intérieur. 

 


 L'homme de Rio. Philippe de Broca. 1964

Jean-Paul Belmondo

 

Le référé du 5 avril 2023

 

Le contentieux sur le port du RIO avait pourtant mal démarré. Dans un premier temps, une demande de référé visant à enjoindre au ministre de l'Intérieur de prendre toutes mesures utiles susceptibles de rendre effectif le port de ce numéro par les policiers et les gendarmes avait été écartée. Dans une ordonnance du 5 avril 2023, le juge des référés du Conseil d'État reconnaissait alors le caractère obligatoire du port du numéro d'identification individuelle des forces de l'ordre. En revanche, il tirait les conséquences des lacunes du dossier et refusait de prononcer l'injonction demandée.

A l'époque, la demande de référé avait été formulée immédiatement après les incidents de Sainte-Soline. Les associations requérantes invoquaient pêle-mêle des atteintes à "la liberté de manifester, à la liberté de réunion, au droit au respect de la vie, à la prohibition des tortures et traitements inhumains ou dégradants et au droit de chacun de pouvoir identifier ou de faire identifier les agents des autorités publiques dans l'exercice de leurs fonction".  

Il était alors évident que la liberté de réunion n'était pas en cause, pas davantage que la liberté de manifestation, l'absence de port du RIO n'ayant, heureusement, jamais entravé l'exercice de ces libertés. De même, le droit à la vie et la prohibition des traitements inhumains et dégradants sont certainement des "libertés fondamentales" au sens de l'article L. 521-2 du code de justice administrative, mais le lien de causalité entre l'absence de RIO et ces graves violations des droits de l'homme n'est pas clairement établi. Il était évidemment bien délicat de soutenir que le port d'un numéro d'identification pourrait être suffisant pour supprimer toute violence lors des opérations de maintien de l'ordre.

De la même manière, le juge des référés sanctionnait aussi les lacunes matérielles du dossier. Si les associations requérantes montraient quelques photos témoignant de l'absence de visibilité du RIO, elles ne donnaient aucun élément permettant de mesurer l'ampleur réelle du phénomène. Le ministre de l'Intérieur, en revanche, faisait état d'instructions régulières données aux forces de l'ordre, leur rappelant cette obligation.


Le référé "mesures utiles"


De toute évidence, le recours pour excès de pouvoir à l'origine de l'arrêt du 11 octobre se présentait sous des auspices plus favorables. D'un côté, on doit observer que le ministre de l'Intérieur ne s'est pas donné la peine de répondre aux associations, son refus résultant d'une décision implicite de rejet de leur demande. 

De l'autre côté, le dossier des associations était bien mieux préparé qu'en avril 2023. A l'argumentaire désordonné du premier référé-liberté a été substituée une demande d'injonction simplement destinée à faire respecter une obligation légale. Le référé "mesures utiles" de l'article L 521-3 du code de la justice administrative offrait ainsi une voie de droit simple et accessible. Elle permettait surtout aux associations de se présenter comme des défenseurs de la légalité plutôt que comme des militants de Sainte-Soline. 


L'office du juge


Cette décision est évidemment importante, dans la mesure où elle a pour objet de contraindre le ministère de l'Intérieur au respect de la légalité. Il est en effet impensable qu'une pression syndicale permette à des agents publics de s'exonérer d'une contrainte légale. Mais elle est aussi remarquable au regard de l'office du juge, et c'est la raison pour laquelle la décision a été prise par l'assemblée du contentieux. Celle-ci affirme clairement que le juge administratif peut, si la méconnaissance d'une obligation légale est avérée, enjoindre à l'administration de prendre toutes mesures utiles pour en assurer le respect. En revanche, le juge ne saurait se substituer aux pouvoirs publics pour déterminer une politique publique ou leur enjoindre de le faire. Le même jour, dans une seconde décision du 11 octobre 2023, l'Assemblée précise ainsi qu'il n'appartient pas au Conseil d'État d'enjoindre au gouvernement de redéfinir totalement la politique publique des contrôles d'identité, dans le but d'éviter ceux qui sont discriminatoires. L'Assemblée rappelle ainsi ce qui constitue une évidence : le Conseil d'État a pour mission de faire respecter la légalité, pas d'imposer au gouvernement de changer de politique.

 


Les contrôles d'identité : Manuel de Libertés publiques version E-Book et version papier, chapitre 4, section  2 § 1 B



 

2 commentaires:

  1. Cet arrêt d'assemblée de la section du contentieux donne le beau rôle au Conseil d'Etat, celui de protecteurs naturel des libertés publiques. Ceci étant posé, il soulève d'autres questions.

    - Celle de son indépendance et de son impartialité, étant conseil et juge de l'Etat . Il est souvent arrivé que le DLPAJ du ministère de l'Intérieur soit un membre du Conseil d'Etat. Il ne faut pas l'oublier. Nous sommes dans la confusion des genres la plus totale.

    - Celle de l'étendue du champ d'action du Palais-Royal. Il ait des cas où il n'a cure du respect de la légalité, faisant une confiance aveugle à l'Administration (sanctions, administratives, secret-défense ...). Il se montre peu regardant lorsqu'il s'agit de prêter main forte à la "déraison d'Etat". Tout ceci n'est qu'un exercice de poudre aux yeux.

    - Celle de l'amateurisme de l'actuel ministre de l'Intérieur, ministre bavard dont les déclarations sont souvent controuvées par le réel. Que dire des agents de sa direction juridique ? Soit ils ignorent les grands principes du droit, soit, ils obéissent sans coup férir aux injonctions de leur ministre. Cela pose problème dans un prétendu état de droit.

    En définitive, cette décision, applaudie par les prétendus défenseurs des droits de l'homme, démontre une fois encore la nécessité de revoir au plus vite le principe même de la juridiction administrative, sorte de justice Potemkine. Qui aura le courage de s'attaquer à ce bastion de l'Etat profond ?

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  2. Tout ceci est révélateur de la pagaille institutionnelle française. Conseil constitutionnel composé de politiques. Conseil d'état juge et partie. Administration (celle de l'Intérieur) peu au fait du droit positif. Sans parler de l'inflation de lois souvent mal rédigées et mal appliquées. Et la France s'autoadministre le tire ronflant de patrie des droits de l'home ...

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