Chaque année, les groupements assurant la promotion d'un islam politique testent la résistance de l'État. Après le port du voile au collège, le burkini à la plage, puis plus récemment à la piscine, une nouvelle campagne tend à promouvoir le port de l'abaya dans l'enseignement secondaire. La rentrée des classes est ainsi l'occasion d'une médiatisation de cette campagne.
Le ministre de l'Éducation nationale, Gabriel Attal, répondant à une question au Journal télévisé de TF1, le 27 août 2023, a quelque peu douché les espoirs de ces groupements. Il a en effet déclaré : « J’ai décidé qu’on ne pourrait plus porter l’abaya à l’école ». On est donc dans l'attente d'un texte, et le ministre annonce une note de service qui devrait intervenir avant la Rentrée. On suppose qu'elle fera l'objet d'un recours devant la juridiction administrative déposé par les associations et groupements qui contestent systématiquement le principe de neutralité dans le service public de l'enseignement.
L'inconstitutionnalité de Clémentine
La CEDH confirme ainsi l'analyse des autorités françaises, parfaitement exprimée dans la circulaire du 18 mai 2004. Il y est précisé que la loi est rédigée de manière à pouvoir s'appliquer à toutes les religions et à "répondre à l'apparition de nouveaux signes, voire à d'éventuelles tentatives de contournement de la loi". Sur le fondement de la jurisprudence Ghazal c. France, le port de l'abaya peut être considéré comme une "tentative de contournement de la loi".
Cette analyse est confortée par la législation récente. L'article 10 de la loi du 26 juillet 2019 pour une école de la confiance rappelle que l'État a pour mission de protéger la liberté de conscience des élèves. Il prononce ainsi une interdiction des "comportements constitutifs de pressions sur les croyances des élèves ou de tentatives d'endoctrinement de ceux-ci. Cette prohibition s'applique dans tous les établissements publics d'enseignement et à leurs abords immédiats (art. L 141-5-2 du code de l'éducation). On peut déduire de ces dispositions que l'abaya, même si elle n'est pas considérée comme un vêtement proprement religieux, peut être vue comme l'affirmation d'une démarche identitaire qui vise à faire pression sur les croyances des élèves, en incitant notamment les jeunes musulmanes à le porter.
Le "droit constant", tel que l'on voudrait qu'il soit
Une série de juristes vole au secours des porteuses d'abayas, avec des arguments parfois surprenants. Ce vêtement est ainsi comparé à la "toge" du magistrat que l'on ne peut "tout de même pas lui demander d'abandonner". L'amalgame est étrange, à moins que l'auteur considère que la jeune porteuse de l'abaya est, comme un magistrat, contrainte de porter un uniforme ? Il y aurait donc une contrainte qui s'exercerait sur ces jeunes élèves ?... Avouons que l'argument manque d'habileté si l'on veut précisément invoquer la liberté de se vêtir comme on le souhaite. A moins que l'auteur souhaite l'adoption d'un uniforme à l'école ?
Au-delà de ces réjouissantes fantaisies, la plupart des auteurs s'appuient sur le "droit constant" ou, plus exactement, sur ce qu'ils considèrent comme étant le droit positif. Pour eux, il se ramène à la seule loi de 2004 qui ne concerne que les "signes religieux". L'abaya n'est pas un "signe religieux" et ne peut donc pas figurer dans une circulaire d'application de cette loi.
L'analyse présente une séduisante simplicité. Elle oublie toutefois la formulation de la circulaire du 18 mai 2004 qui envisage l'hypothèse du "contournement" de la loi par le port d'autres vêtements à connotation religieuse. Elle oublie aussi la loi de 2019 qui, quant à elle, prévoit la possibilité d'une interdiction lorsqu'une démarche identitaire vise à faire pression sur les autres élèves. La loi du 24 août 2021 confortant le respect des principes de la République dite "loi séparatisme" repose sur cette analyse. Son article premier impose au gestionnaire d'un service public l'obligation de "veiller au respect des principes de laïcité et de
neutralité du service public". La neutralité ne concerne pas seulement les convictions religieuses, mais aussi l'ensemble des prises de position, notamment politiques ou identitaires. Certes, on objectera que ce texte rappelle les contraintes qui sont celles des agents des services publics, mais la loi de 2004 confère au chef d'établissement le soin de faire respecter la neutralité aux usagers du service public de l'enseignement et on ne voit pas pourquoi la définition de la neutralité y serait différente.
Le "droit constant" n'est donc pas tout à fait celui qui est présenté par ces juristes remplis de certitudes un peu courtes. De même affirment-ils qu'une note de service ne saurait poser un principe général d'interdiction, puisque les sanctions d'exclusion doivent être prises au "cas par cas" par le chef d'établissement. Il s'agit là d'une confusion un peu fâcheuse entre l'acte administratif et son fondement juridique. Le fait d'interdire l'abaya de manière générale dans l'enseignement public n'emporte aucune atteinte au principe selon lequel une sanction disciplinaire est toujours prise par une décision individuelle. Elle est d'ailleurs précédée d'une procédure contradictoire, notamment pour inciter l'élève concernée, et surtout ses parents, à accepter de retirer ce vêtement. C'est seulement en cas de refus que la sanction, individuelle, peut être prononcée. Le "cas par cas" ne s'applique donc pas au principe de la prohibition de l'abaya, mais à la procédure disciplinaire éventuelle ainsi qu'aux recours qu'elle peut susciter.
Il ne fait aucun doute que la note de service de Gabriel Attal fera l'objet d'un recours, et Manuel Bompard a déjà déclaré s'y associer. L'articulation des moyens sera intéressante. Car, pour le moment, les partisans de l'abaya se trouvent dans une situation quelque peu absurde. D'un côté, ils prétendent que ce vêtement n'est pas le moins du monde religieux. De l'autre, ils invoquent une atteinte à la liberté religieuse. Le communiqué du Conseil français du culte musulman (CFCM) révèle cette contradiction. Il affirme d'abord que "l'abaya n'est pas un vêtement religieux. Aucun texte référentiel de l'Islam n'évoque une quelconque abaya". Mais c'est pour ajouter, trois lignes plus tard, que "Bien que ce vêtement n'est pas religieux (...) les risques de stigmatisation et de discrimination pour les jeunes filles présumées musulmanes sont très élevés". Le vêtement n'est pas religieux, mais la discrimination invoquée est religieuse. Et si le vêtement n'est pas religieux, s'il n'a rien de spécifique au culte musulman, pourquoi une association prétendant représenter les personnes de confession musulman intervient-elle dans le débat ?
Excellente analyse de la situation au regard du droit positif de la problématique du port de l'abaya à l'école ! Merci de nous rappeler le contenu du droit et la jurisprudence pertinente en la matière. Cela est particulièrement utile dans ces temps de confusion des esprits.
RépondreSupprimerQuelques remarques s'imposent à ce stade pour éclairer le débat.
- Il est amusant de constater que certains de nos parlementaires ignorent le contenu de la Constitution française de 1958 et son interprétation. Elle devrait leur être remise à leur prise de fonction pour qu'ils évitent de dire des âneries.
- Il est aussi risible de constater que de prétendus juristes - que nous qualifierons d'idéologues - se prêtent à une telle torsion du droit pour le faire correspondre avec leur vision de la République française. Honte à eux.
- Il est également cocasse de constater que le CFCM se prenne les pieds dans l'abaya pour justifier une position intenable sur le plan juridique et démontre ainsi qu'il ignore - volontairement ou involontairement - les principes fondamentaux de la République. On se demande pourquoi il ne conseille pas aux candidates au port de l'abaya d'aller étudier en toute quiétude en Iran ou en Afghanistan.
Au pays, où il y a souvent loin de la coupe aux lèvres, reste à savoir comment sera libellée la circulaire posant l'interdiction (nous ne connaissons pas la valeur des juristes du ministère de l'éducation), la réaction du Conseil d'Etat à un éventuel recours de LFI (nous avons eu des surprises dans le passé qui nous font craindre le pire avec les membres de cette noble institution) et la manière dont l'interdiction sera appliquée (de manière stricte ou compréhensive ?).
"La politique est l'art de concilier le désirable avec le possible" (Aristide Briand).
Comme il y aura probablement des recours ce sera l'occasion de signaler de quel côté se trouvera la LDH...Car il ne fait aucun doute qu'elle se joindra à ces recours.
RépondreSupprimerUne analyse excellente !
RépondreSupprimerPour une fois que quelqu'un écrit un texte bien juridique sur ce sujet. On a l'impression que tous les "commentateurs" qui partagent leurs analyses se basent uniquement sur leur opinion mais pas sur le droit, sur ce qui est la République, sur la constitution...
C'est bien dommage que cette analyse ne sera jamais publiée dans les grands journaux pour le grand public.
Si nous n'avions pas remis en cause la jurisprudence Chapou (CE 20 octobre 1954 au Lebon page 541) définitivement entérrée par les législations subséquentes nous n'aurions pas eu besoin de faire tous ces raisonnements, en particulier celle de savoir si l'accoutrement en question est ou non de nature religieuse.
RépondreSupprimerSouvenons-nous qu'il s'agissait en l'espèce d'un réglement intérieur d'un lycée qui prohibait le port de la culotte de ski. La question fut résolue, conformément à la jurisprudence de l'époque de manière radicale mais ô combien efficace. S'agissant d'une mesure d'ordre intérieur relatif à la discipline à l'intérieur de l'établissement, la décision ne se discutait pas et ne pouvait faire l'objet d'un recours pour excès de pouvoir. Point à la ligne...