« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


mardi 19 octobre 2021

Les États Généraux de la Justice, sans la Justice


Le Président de la République ouvre, le 18 octobre 2021, les "États généraux de la Justice". Organisés au Futuroscope de Poitiers, ils devraient durer quatre mois, jusqu'en février 2022. Emmanuel Macron annonce qu'il s'agit de mettre sur la table "tout l'écosystème juridique", et de mener à bien des "États généraux indépendants et transpartisans".

L'intention est sans doute louable, mais le moment choisi laisse perplexe. D'une part, on se demande à quoi servira concrètement une procédure qui s'achèvera à moins de trois mois des élections présidentielles. Le Président affirme, quant à lui, que ces travaux seront toujours utiles, même après l'échéance électorale. Les reprendra-t-il s'il est réélu ? Et s'il n'est pas réélu, on peut sérieusement penser que son successeur considérera ces "Etats généraux" comme une simple opération électorale d'un prédécesseur désavoué.

 

La réflexion, après la loi

 

Depuis 2017, le Président de la République a eu de multiples occasions de s'intéresser à la Justice, et personne n'a oublié qu'en 2018, un premier projet de révision constitutionnelle prévoyait une réforme du Parquet, dont les membres seraient nommés sur avis conforme du Conseil supérieur de la magistrature et non plus sur avis simple. De même, la suppression de la Cour de justice de la République (CJR) était envisagée, les poursuites contre les ministres devant être engagées dans les conditions du droit commun, devant la Cour d'appel de Paris. Ce projet a été discrètement retiré durant l'été 2019, remplacé par un second projet "pour un renouveau de la vie démocratique" qui n'a même pas été discuté. Éric Dupond-Moretti, actuel Garde des sceaux, regrette certainement que la réforme de la CJR n'ait pas prospéré.

Si les révisions constitutionnelles n'ont pas abouti, les modifications législatives n'ont pas manqué. La loi de programmation pour la justice du 23 mars 2019, portée par Nicole Belloubet se voulait plurianuelle et porteuse d'une projet ambitieux. Il aurait sans doute été préférable qu'elle soit précédée d'une vrai réflexion, ce qui aurait peut-être évité une censure assez large par le Conseil constitutionel de son volet pénal. Plus proche de nous, le projet de loi Dupond-Moretti "pour la confiance dans l'institution judiciaire", actuellement devant la Commission mixte paritaire, propose de généraliser la réforme introduite par la loi Belloubet. Il s'agit de confier à une cour d'assises composée de cinq magistrats tous les crimes passibles d'une peine de quinze à vingt ans de prison. Le peuple n'est plus jugé digne de rendre la justice, alors même qu'elle est rendue en son nom.

Les "États généraux de la justice" interviennent donc à l'issue du travail législatif, à un moment où ils sont largement inutiles. 

 


 La Révolution française. Les Années lumière. Robert Enrico 1989


L'absence du Tiers Etat


Mais le peuple, celui au nom duquel la justice est rendue, ferait-il sa réapparition dans les "États généraux" ? Observons qu'il n'est pas prévu de cahiers de doléances, mais seulement l'ouverture d'un site sur lequel tout le monde pourra s'exprimer. S'exprimer certes, mais sans peser sur les décisions. C'est une conception toute monarchique du pouvoir, et les professionnels du droit comme les justiciables, sont simplement invités à publier de respectueuses observations sur internet.

Quant aux participants, il n'est pas question de vote par ordre ou de vote par tête, tout simplement parce qu'il n'y a pas de vote du tout. Les "États généraux" ont lieu sur invitation. On nous dit qu'ils se dérouleront "en toute indépendance", mais peut-il être question d'indépendance quand il n'est pas question de pluralisme ? Le pilotage de l'opération est confié à une commission pilotée par Jean-Marc Sauvé. Sa composition mérite d'être citée :

Chantal Arens, magistrate, premier président de la Cour de cassation, François Molins, procureur général près la Cour de cassation, Philippe Bas, président de la commission des lois du Sénat, Yaëlle Braun-Pivet, présidente de la commission des lois de l’Assemblée nationale, Linos-Alexandre Sicilianos, ancien président de la Cour européenne des droits de l’homme, Jérôme Gavaudan, président du Conseil national des barreaux, Henri Leclerc, avocat, Christian Vigouroux, membre du Conseil d’État, Bénédicte Fauvarque-Cosson, membre du Conseil d’État,  Christophe Jamin, professeur des universités, Yves Saint-Geours, membre du Conseil supérieur de la magistrature.

On conviendra que la perspective est davantage "Top Down" que "Bottom Up", ce qui, en langue française,  signifie que la réforme doit être imposée par le haut, les soutiers de la justice n'étant pas sérieusement associés à la réflexion. Il est vrai qu'ils peuvent toujours s'exprimer sur internet. On se réjouira de constater qu'un professeur de droit figure dans la liste des invités, même si les organisateurs ont préféré le choisir à Sciences Po, établissement plus proche de leurs traditions que la pauvre et démocratique Université.

Sous l'égide de cette commission de pilotage seront créées d'autres commissions. Leurs missions sont définies par des thèmes très larges : justice civile, pénale, économique et sociale, de protection, pénitentiaire et de réinsertion. On constate l'absence totale de démarche englobante ou transverse, à l'exception d'un thème sur l'organisation budgétaire qui peut inquiéter, dans la mesure où lorsque l'on ne peut contrôler une institution indépendante, on peut essayer de le faire par son budget.

Aucun thème n'est consacré à l'indépendance de la justice ou aux droits des justiciables et des victimes. On constate aussi, mais est-il nécessaire de le souligner, que la justice administrative est absente, tout comme le Conseil constitutionnel pourtant désormais partie intégrante de la procédure juridictionnelle avec la question prioritaire de constitutionnalité. Mais que l'on se rassure : il y a tout de même quatre conseillers d'État dans le comité de pilotage, dont son président. On peut d'ailleurs en ajouter un cinquième qui présidera la commission "justice économique et sociale".

On l'a compris, les États Généraux sont donc convoqués, sans Tiers État.

Il est assez probable qu'ils n'aboutiront à rien de concret avant les élections. L'objet n'est d'ailleurs sans doute de mettre en ouvre des réformes, mais bien davantage de déminer un terrain dangereux, les relations entre l'Exécutif, et plus précisément entre le ministre et le monde de la justice étant largement détériorées. Les avocats, s'ils ont obtenu satisfaction sur le renforcement du secret professionnel, s'aperçoivent que rien n'est gratuit. Le ministre leur demande aujourd'hui d'accepter le principe de l'avocat en entreprise, en contrepartie d'une hausse du montant de l'aide judiciaire. Les magistrats, quant à eux, souffrent des manoeuvres hostiles d'un ministre de la justice qui n'hésite pas à poursuivre disciplinairement ceux auxquels il s'est heurté lorsqu'il était avocat. Les États généraux auraient-ils pour objet d'occuper le terrain et d'amuser les professionnels de droit, pendant que la loi Dupond-Moretti achève tranquillement son parcours législatif ?


Sur l'indépendance des juges : Manuel de Libertés publiques version E-Book et version papier, chapitre 4 section 1

 


1 commentaire:

  1. Des Etats généraux de l'Injustice !

    Votre analyse frise la perfection tant elle met le doigt sur toutes les incohérences, les insuffisances, les hypocrisies de ce nouveau pétard jupitérien. De qui se moque le président de la République ? Du peuple en priorité.

    Vouloir embrasser une réalité aussi vaste que la justice (judiciaire et administrative) à travers un barnum tenu par la Caste (la prétendue commission indépendante présidée par le servile ex-président du Conseil d'Etat), censé tout traiter en quatre mois, relève de l'humour administratif. Il va de soi qu'il ne sortira rien de cette farce comme ce fut le cas avec la convention sur le climat. Une fois encore, nous tenons la preuve du mépris profond de notre élite pour le peuple. L'important était de faire le buzz. Certainement pas de régler les problèmes que connait l'autorité judiciaire. Une piste simple consisterait à exiger que les magistrats appliquent le droit européen, soient pleinement responsables de leurs fautes. Mais aussi, pour s'assurer de leur indépendance et de leur impartialité, de leur interdite toute appartenance syndicale ou politique comme c'est déjà le cas pour les militaires. Ces simples mesures permettraient déjà de remédier à bon nombre de graves maux de la Justice.

    Parfois, les Etats généraux débouchent sur des révolutions et le passage par la guillotine de ceux qui ont trahi le peuple ! Sait-on jamais dans cette période inflammable...

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