« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


dimanche 23 mai 2021

La loi sur la sécurité globale , "dynamitée façon puzzle"


La loi "pour une sécurité globale préservant les libertés" sort dynamitée, dispersée, ventilée façon puzzle de la décision rendue par le Conseil constitutionnel le 20 mai 2021. Sur ses vingt-deux articles, quatre sont assortis de réserves d'interprétation, sept sont censurés partiellement ou totalement, et cinq sont écartée car ils constituent des cavaliers législatifs, c'est-à-dire des dispositions qui n'ont aucun rapport avec l'objet du texte. 

 

L'ancien article 24, ou le nouvel article 52

 

L'attention est d'abord attirée par l'inconstitutionnalité des dispositions de l'ancien article 24, devenu article 52 au fil des débats. Rappelons qu'il s'agit de sanctionner pénalement la diffusion de l'image identifiable d'un membre des forces de l'ordre en opération. Le but n'est donc pas d'interdire de photographier ou de filmer ces opérations, contrairement à ce qui a été parfois dit, mais d'empêcher la diffusion d'images non floutées, dans le but de protéger les fonctionnaires de police les militaires de la Gendarmerie. 

Au-delà des manifestations diverses provoquées par ces dispositions, la question de leur constitutionnalité avait été posée. Le Sénat, fort de ses compétences juridiques, s'était donc engagé à proposer une rédaction nouvelle. Celle-ci a été acceptée par le gouvernement, et la loi a donc été adoptée en dernière lecture par l'Assemblée nationale le 15 avril, avec ce nouvel article qui punit de cinq d'emprisonnement et 75 000 € d'amende « la provocation, dans le but manifeste qu'il soit porté atteinte à son intégrité physique ou psychique, à l'identification d'un agent de la police nationale, d'un militaire de la gendarmerie nationale ou d'un agent de la police municipale lorsque ces personnels agissent dans le cadre d'une opération de police, d'un agent des douanes lorsqu'il est en opération ». 

Cette nouvelle rédaction avait d'abord pour objet de couper court aux critiques fondées sur l'éventuelle atteinte à la liberté de presse. Les nouvelles dispositions ont donc été sorties de la loi du 29 juillet 1881 sur la presse pour figurer dans le code pénal. Au regard de leur contenu, le Sénat avait supprimé la référence, très large, à la "diffusion" des images des forces de l'ordre, pour limiter le champ de l'infraction à la "provocation à l’identification du fonctionnaire dans le but qu’il soit porté atteinte à son intégrité physique ou psychique". 

Mais le mieux est l'ennemi du bien, car la nouvelle rédaction se révèle très floue. La notion d'"intégrité psychique" a un contenu beaucoup trop incertain pour fonder une infraction pénale, de même que celle de "provocation à l'identification d'un agent". On imagine mal le malheureux juge pénal contraint de rechercher si l'accusé a eu, oui ou non, "l'intention de porter atteinte à l'intégrité psychique" d'un policier ou d'un gendarme. De même, la disposition demeure-t-elle très incertaine sur la notion d'"opération" car on ignore si l'infraction ne concerne que la provocation à l'identification commise au moment où l'agent est en opération ou si elle s'étend à l'identification d'agents ayant participé, à un moment ou à un autre, à une opération.

Ces incertitudes conduisent le Conseil à censurer cette disposition comme portant atteinte au principe de légalité des délits et des peines consacré par l'article 8 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789. Ne subsiste donc de l'article 52 que le nouvel article 226-16-1 du code pénal réprimant la constitution de fichiers visant des fonctionnaires et personnes chargées d’un service public dans un but malveillant. Cette infraction nouvelle répond à une demande formulée par la Commission nationale de l'informatique et des libertés (CNIL), dans son avis du 26 janvier 2021.



Les Tontons flingueurs. Georges Lautner, dialogues de Michel Audiard. 1963. 

Bernard Blier


L'usage des drones


Si les dispositions de l'ancien article 24 ont particulièrement retenu l'attention des commentateurs, d'autres articles sont également censurés. Il en est ainsi de l'article 47 sur l'utilisation des drones par les forces de police aux fins de recherche, de constatation ou de poursuite des infractions pénales, ou aux fins de maintien de l'ordre. De manière très concrète, il devenait possible de filmer les manifestations et de conserver les images durant trente jours. De la même manière, les drones pouvaient être utilisés pour filmer des points de drogue, des zones de rodéo etc. 

Le Conseil constitutionnel ne conteste pas l'intérêt que peuvent représenter les drones pour ces différentes missions. Il affirme au contraire que le législateur peut autoriser de telles pratiques "pour répondre aux objectifs de valeur constitutionnelle de prévention des atteintes à l'ordre public et de recherche des auteurs d'infractions". Mais il note que la mobilité des drones, et la hauteur à laquelle ils peuvent évoluer, rendent possible la captation de l'image d'un grand nombre de personnes et le suivi de leur déplacement, alors même qu'elles n'ont rien à voir avec les finalités d'ordre public poursuivies. Le Conseil censure donc ces dispositions car le législateur aurait dû assortir l'usage des drones de garanties particulières destinées à garantir le respect de la vie privée des personnes.

Il est tout de même surprenant que cette garantie n'ait pas été prise en compte lors de la rédaction de la loi. Dans une ordonnance du 18 mai 2020, le juge des référés du Conseil d'État avait déjà suspendu une décision autorisant l'usage des drones pour surveiller le premier déconfinement. Il avait affirmé que l'image des personnes constituait une donnée personnelle et que l'usage des drones devait donc être subordonné à un avis de la CNIL. On peut se demander si les rédacteurs de la loi avaient connaissance de cette décision. 


Police municipale et séparation des pouvoirs


Enfin, le Conseil constitutionnel déclare non conforme à la Constitution l'article 1er de la loi qui décidait d'attribuer la qualité d'agents de police judiciaire ou d'officiers de police judiciaire aux membres des polices municipales et aux gardes champêtres. L'idée est qu'ils pourraient ainsi constater des infractions ne nécessitant pas d'enquête particulière, telles que l'usage de stupéfiants, l'occupation des halls d'immeuble ou la conduite sans permis. 

Pourquoi pas, si ce n'est que les rédacteurs de la loi ont cette fois purement et simplement oublié le principe de séparation des pouvoirs. Le Conseil constitutionnel leur rappelle l'existence de l'article 66 de la Constitution qui fait de l'autorité judiciaire la gardienne de la liberté individuelle. Sur le fondement de ce principe, la police judiciaire est toujours placée sous le contrôle de l'autorité judiciaire. En omettant d'établir ce lien, le législateur laissait les policiers municipaux sous la seule autorité du maire, plaçant ainsi des personnes chargées de constater des infractions sous le contrôle de l'Exécutif.

Sur ce point, on constate que le Conseil aurait parfaitement pu se fonder directement sur l'article 16 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen qui garantit le principe de séparation des pouvoirs. La référence à l'article 66 constitue peut-être une sanction moins humiliante pour les auteurs de la loi, même si le résultat est identique.

D'autres dispositions importantes sont annulées comme celle qui durcissait les peines infligées aux occupants illicites de logements et qui est sanctionnée comme sans rapport avec le projet de loi, ayant d'ailleurs été ajoutée par amendement. 

Certains penseront sans doute que ce dynamitage de la loi est lié à la présence d'un ancien Premier ministre socialiste à la présidence du Conseil constitutionnel. Mais, à dire vrai, il n'est pas besoin d'invoquer une quelconque opposition politique, car les rédacteurs des lois réussissent actuellement parfaitement à saborder les textes qu'ils prétendent rédiger. 

A cet égard, la loi sur la sécurité globale est un véritable cas d'école. Il s'agit en effet d'une fausse proposition de loi, portée par Jean-Michel Fauvergue et Alice Thourot, tous deux membres du groupe LaRem. Ce choix du gouvernement de ne pas déposer un projet de loi mais de faire défendre un texte par les parlementaires de la majorité trouve son origine dans la volonté d'échapper aux avis du Conseil d'État et à l'étude d'impact. Dans le cas présent, les parlementaires ont donc rédigé un texte en bénéficiant sans doute des avis des lobbies, mais pas des juristes. C'est regrettable, d'autant que certaines dispositions n'étaient pas dépourvues d'intérêt et qu'il était possible de les rédiger convenablement. Devant la catastrophe constitutionnelle qui s'annonçait, le texte a ensuite été bidouillé, tripatouillé, avant d'être tout simplement dynamité par le Conseil constitutionnel.



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