« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


mercredi 3 février 2021

Prolongation de la détention provisoire : quand le dialogue des juges vire à la gifle


La décision rendue sur question prioritaire de constitutionnalité le 29 janvier 2021,  Ion Andronie et autre, ne présente aucun intérêt immédiat. Elle déclare certes inconstitutionnel l'article 16 de l'ordonnance du 25 mars 2020 autorisant la prolongation de toutes les mesures de détention provisoire ou d'assignation à résidence sous surveillance électronique, sans prévoir l'intervention du juge. C'était donc l'ordonnance elle-même, acte réglementaire jusqu'à sa ratification, qui décidait de la prolongation d'une mesure privative de liberté. 

Mais aujourd'hui cette disposition a disparu de l'ordre juridique. Le Sénat a en effet obtenu sa disparition de la loi du 11 mai 2020 prorogeant l'état d'urgence sanitaire. Concrètement, cette prolongation administrative des détentions provisoires ne s'est donc appliquée qu'à celles arrivant à terme entre le 26 mars et le 11 mai 2020, sans d'ailleurs que le Sénat ait pu obtenir des services de la Chancellerie des chiffres exacts dans ce domaine.

Le Conseil constitutionnel abroge donc une disposition qui n'existe plus. On pourrait s'étonner de la lenteur de la procédure, sachant qu'une fois saisi, le Conseil constitutionnel dispose d'un délai de trois mois pour se prononcer sur une QPC. Mais il faut se souvenir que, dans la panique de la première vague de l'épidémie, le législateur avait veillé au confinement du Conseil constitutionnel. La loi organique d’urgence du 23 mars avait ainsi suspendu les délais de recours d’une QPC jusqu’au 30 juin 2020. Et sans doute le Conseil a-t-il aussi choisi de prendre son temps, parce qu'il n'y a plus aucun enjeu concret, et aussi parce que cette QPC avait tout de même quelque chose d'embarrassant, pour le Conseil d'Etat.

 

Une décision proche de la jurisprudence de la Cour de cassation

 

Sur le fond, le Conseil constitutionnel se rapproche de la jurisprudence de la Cour de cassation, qui est d'ailleurs à l'origine de la décision de renvoi.  Dans deux arrêts du 26 mai 2020, la Chambre criminelle de la Cour de cassation s'était en effet prononcée sur l'article 16 de l'ordonnance du 25 mars 2020. S'appuyant sur le principe de sûreté garanti par l'article 5 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme qui protège le principe de sûreté, elle avait estimé que la prorogation administrative de la détention provisoire ne saurait intervenir sans l'intervention du juge judiciaire, "dans un délai rapproché courant à compter de la date d’expiration du titre ayant été prolongé de plein droit". A défaut d'un tel contrôle juridictionnel, la personne détenue devait immédiatement être remise en liberté. 

Bien entendu, le Conseil constitutionnel n'est pas juge de la conventionnalité de la loi et il ne saurait donc se fonder sur l'article 5 de la Convention européenne. Mais derrière cette exigence de l'intervention du juge apparaît aussi un fondement directement constitutionnel. L'article 66 de la Constitution énonce que "Nul ne peut être arbitrairement détenu" et confie le respect de ce principe au juge judiciaire, gardien de la liberté d'individuelle. 

C'est précisément l'article 66 que le Conseil constitutionnel invoque à son tour. Il énonce que la liberté individuelle, dont la protection est confiée à l'autorité judiciaire, ne saurait être entravée par une rigueur non nécessaire. Les atteintes portées à l'exercice de cette liberté doivent être adaptées, nécessaires et proportionnées aux objectifs poursuivis. Elle ne peut être tenue pour sauvegardée que si le juge intervient dans le plus court délai possible. Tel n'était pas le cas dans la procédure prévue par l'article 16 de l'ordonnance de mars 2020, puisque le juge judiciaire était, en quelque sorte, exfiltré du dispositif.

Cette décision ne surprendra personne, et le rapport du Sénat qualifiait déjà d'"incertaine" la constitutionnalité de cette prolongation administrative de la détention provisoire. En tout état de cause, le dialogue entre la cour de cassation et le Conseil constitutionnel s'inscrit dans une logique de complémentarité, les deux juges parvenant à un résultat identique à travers deux analyses différentes.

 


La ballade du Conseil d'Etat

 Sorry Seems To Be The Hardest Word, Elton John,1976

 

Le Conseil d'Etat désavoué

 

Il n'en est pas de même du dialogue entre le Conseil constitutionnel et le Conseil d'Etat. Ce dernier se trouve, en effet, totalement désavoué.  Il est vrai que seul le juge des référés s'était prononcé le 3 avril 2020, n'ayant d'ailleurs pas cru utile de convoquer une formation collégiale ni même de tenir audience.

Dans la plus grande discrétion, il avait rendu une ordonnance reprenant purement et simplement la motivation de la Chancellerie. S'appuyant sur la possibilité pour le juge d'interrompre à tout moment une détention provisoire, il avait, dans un style particulièrement laconique, considéré que l'ordonnance "ne pouvait être considérée comme portant une atteinte manifestement illégale aux libertés fondamentales". Le plus étrange dans cette motivation réside dans l'absence totale de référence aux textes fondateurs que sont l'article 66 de la Constitution et l'article 5 de la Convention européenne. Pour le juge des référés, il s'agissait seulement d'empêcher l'apparition de vices de procédure qui auraient pu entrainer la remise en liberté de personnes dangereuses. Ce choix impliquait-il une atteinte au principe de sûreté ? Tant pis. 

Mais le grand absent de l'histoire, devant tous les juges, est le principe de séparation des pouvoirs qui a pourtant également valeur constitutionnelle puisqu'il est garanti par l'article 16 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789. Dans une décision du 10 novembre 2011 rendue sur QPC, le Conseil constitutionnel déclare ainsi que ces dispositions imposent "le respect du caractère spécifique des fonctions juridictionnelles, sur lesquelles ne peuvent empiéter ni le législateur ni le gouvernement". Or la décision de priver une personne de liberté relève, à l'évidence, de la fonction juridictionnelle, du moins dans les Etats de droit.  

Il est vrai que la Cour de cassation et le Conseil constitutionnel sont allés au plus simple, l'une a choisi l'article 5 de la Convention européenne, l'autre l'article 66 de la Constitution, et il suffit d'un seul motif d'illégalité pour annuler une procédure pénale, et d'un seul cas d'inconstitutionnalité pour abroger une disposition législative par QPC. Quant au Conseil d'Etat, il ignore généralement le principe de séparation des pouvoirs, se bornant à invoquer une "séparation des autorités" qui lui sert exclusivement à protéger sa propre compétence. Sur ce point au moins, on retrouve une sorte de consensus mou dans ce dialogue des juges, consensus mou qui consiste à faire de la sépration des pouvoirs le parent pauvre du contrôle. Finalement, le plus intéressant dans le dialogue des juges, c'est ce qu'ils s'accordent pour ne pas dire.



Sur la détention provisoire : Manuel de Libertés publiques version E-Book et version papier, chapitre 4, section 2, § 1 C

 

 


1 commentaire:

  1. Les grands esprits se rencontrent et parviennent à des conclusions similaires sur le sujet. Pour leur édification, en complément de votre remarquable analyse, nous recommandons à vos nombreux et fidèles "followers", la non moins brillante exégèse de cette décision réalisée par votre collègue de Paris 1, Paul Cassia intitulée : "Le nouveau bras d'honneur du Conseil constitutionnel à l'état de droit" en accès libre sur le site de mediapart :

    https://blogs.mediapart.fr/paul-cassia/blog/050221/le-nouveau-bras-d-honneur-du-conseil-constitutionnel-l-etat-de-droit

    Il ne faut pas s'étonner de découvrir dans "The Economist", qu'avec les restrictions sanitaires, la France est aujourd'hui classée dans la catégorie peu enviable des "démocraties défaillantes". Ceci devrait conduire nos dirigeants, les éminents membres du Conseil constitutionnel et du Conseil d'Etat à un minimum d'humilité dans leurs critiques des démocratures et démocraties dites illibérales.

    Comme le dit Molière dans le Misanthrope :
    « Et c’est folie à nulle autre seconde
    De se mêler de corriger le monde ».

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