Le port du masque pendant une manifestation
Une large partie de la proposition sénatoriale est consacrée à un renforcement des poursuites pénales, et c'est précisément cet aspect que le premier ministre reprend à son compte le plus volontiers. Certaines peines devraient être durcies, en particulier le fait de participer à une manifestation cle visage masqué. Prévue par la loi du 11 octobre 2010 sur la dissimulation du visage dans l'espace public, l'infraction est actuellement passible d'une simple contravention d'un montant maximum de 150 €. Edouard Philippe annonce sa volonté d'en faire un délit et la proposition sénatoriale suggère une peine d'un an d'emprisonnement et de 15 000 € d'amende.
Cette évolution ne semble pas se heurter à la jurisprudence constitutionnelle. Dans sa décision du 7 octobre 2010, le Conseil constitutionnel déclare en effet conforme à la Constitution la loi interdisant la dissimulation du visage dans l'espace public. Son contrôle se limite à s'assurer que le législateur n'a pas opéré une "conciliation manifestement disproportionnée entre l'ordre public et la garantie des droits constitutionnellement protégés". Or, dans cette même décision de 2010, le Conseil vise précisément la "sécurité publique" pour justifier l'interdiction de la dissimulation du visage. La Cour européenne des droits de l'homme (CEDH) ne raisonne pas autrement dans sa décision du 1er juillet 2014 qui admet que le législateur français "entendait répondre à des questions de sûreté publique ou de sécurité publique" en énonçant cette interdiction. L'organisation des manifestations répond à ces mêmes objectifs et il serait surprenant que la CEDH modifie sa jurisprudence.
La participation à une manifestation non déclarée
Le premier ministre déclare vouloir "sanctionner ceux qui ne respectent pas cette obligation, ceux qui participeraient à des manifestations non déclarées". Certains commentateurs ont immédiatement fait observer que l'infraction existait déjà. L'article 431-9 du code pénal punit en effet de six mois d'emprisonnement et de 7 500 euros d'amende le fait "d'avoir organisé une manifestation sur la voie publique n'ayant pas fait l'objet d'une déclaration préalable dans les conditions fixées par la loi". Mais le premier ministre envisage d'élargir cette incrimination non plus aux seuls organisateurs du rassemblement mais aussi à ses participants.
Il a sans doute le sentiment de combler un vide juridique. Dans l'état actuel du droit, une manifestation non déclarée est, par hypothèse, dépourvue d'organisateur officiel, puisque celui-ci est reconnu comme tel par la procédure de déclaration. De fait, lorsque Eric Drouet, qui a toujours refusé de déclarer les manifestations de Gilets jaunes, est poursuivi sur le fondement de l'article 431-9 du code pénal, c'est à l'accusation de prouver qu'il a bien joué un rôle d'organisateur.
Cet élargissement aux simples participants n'est sans doute pas inconstitutionnel, mais sa mise en oeuvre risque de se révéler délicate. L'élément moral de l'infraction, c'est-à-dire le sentiment d'agir en violation de la loi, risque de n'être pas aisé à démontrer. Il est probable que les manifestants poursuivis prétendront tous être de parfaite bonne foi, et persuadés que le rassemblement avait été déclaré. On risque ainsi de ne condamner que les manifestants les moins éclairés, ceux qui auront eu la fâcheuse idée d'afficher sur les réseaux sociaux leur joie de participer à un rassemblement non déclaré. En dehors de ces cas un peu marginaux, l'accusation devra démontrer que l'intéressé savait que la manifestation était non-déclarée.
L'interdiction d'accès aux manifestations
La loi sur la sécurité intérieure du 30 octobre 2017 autorise le préfet à créer des "périmètres de protection" assez semblables aux "zones de protection ou de sécurité" qui existaient pendant l'état d'urgence. A l'intérieur de cet espace, il est possible de contrôler les circulation des personnes et donc de filtrer les accès. Selon la loi, cette procédure ne peut s'appliquer qu'à un "lieu ou évènement exposé à un risque d'actes de terrorisme". Mais cette restriction peut être aisément contournée car un rassemblement de personnes, peut toujours être présenté comme la cible potentielle d'un acte terroriste, surtout en l'état actuel de la menace.
L'idée est aussi de prononcer des interdictions de manifester visant ceux qui ne viennent pas exprimer pacifiquement leurs convictions mais viennent détruire, piller, combattre les forces de police avec toute la violence possible. Sur ce point, le premier ministre s'inspire de ce qui existe depuis longtemps dans les violences sportives. La loi du 23 janvier 2006 prévoyait déjà la possibilité d'interdire l'accès au stade aux supporters violents, mais il s'agissait alors d'interdictions purement individuelles. La loi du 10 mai 2016 est ensuite venue autoriser des interdictions collectives, qui peuvent d'ailleurs être prononcées par les organisateurs des manifestations sportives. Au-delà de l'interdiction d'entrer dans le stade, il est aussi possible, depuis la loi du 14 mars 2011, d'interdire les déplacement individuels ou collectifs de supporters violents.
En dépit de son caractère dérogatoire, ce type de police spéciale a été déclarée conforme à la convention européenne des droits de l'homme. Dans son arrêt arrêt Ostendorf c. Allemagne du 7 mars 2013, la CEDH estime en effet que les violences commises lors de certains matchs peuvent justifier l'arrestation et même l'internement administratif d'un supporter. L'atteinte au principe de sûreté n'est pas niée par la Cour, qui fait observer que l'intéressé est arrêté et interné non pas parce qu'il a commis une infraction mais pour empêcher qu'il en commette une. L'actuelle proposition ne va pas aussi loin et se borne à envisager une interdiction de manifestation, sans internement préventif.
Le problème est alors le suivant : Comment identifier ces personnes violentes parmi une masse de manifestants ?
Le fichier des casseurs
La proposition de loi initiée par le Sénat propose la création d'un fichier anti-casseurs, précisément sur le modèle de celui qui permet de recenser les hooligans et de leur interdire l'accès au stade, fichier créé après un avis motivé de la CNIL. Techniquement, il suffit d'ajouter, dans le décret du 28 mai 2010, les manifestants violents à la liste des personnes susceptibles de figurer dans le fichier des personnes recherchées (FPR). Dès lors que ce fichage repose sur des motifs de sécurité publique, les personnes fichées ne disposeraient que d'un droit d'accès dit "indirect", ce qui signifie qu'elles pourraient seulement demander à la Commission nationale de l'informatique et des libertés (CNIL) de s'assurer que le fichage est conforme à la loi. Elles ignoreraient l'existence de ce fichage, jusqu'au jours où elles se verraient notifier une interdiction de manifester.
L'examen à l'Assemblée permettra, du moins on l'espère, de susciter le débat sur cette disposition. Est-elle utile ? On peut s'interroger, dès lors que la plupart des extrémistes violents peuvent être fichés dans d'autres systèmes et que le juge judiciaire peut, de son côté, prononcer une peine complémentaire d'interdiction de manifester. Ne serait-il pas utile de faire savoir aux intéressés qu'ils sont fichés, information peut-être susceptible de calmer un peu leurs ardeurs destructrices ? Toutes ces questions méritent discussion.
La proposition sénatoriale a déjà été débattue en commission. C'est ainsi que l'étrange article 7 qui prévoyait une responsabilité civile collective, a été heureusement retiré. Il allait en effet à l'encontre des principes généraux de la responsabilité civile et notamment de l'exigence d'un lien de causalité entre le fait générateur et le préjudice. Comment en effet admettre qu'une personne soit responsable d'un dommage qu'elle n'a pas personnellement causé ?
Cette disposition a suscité le rapprochement de la proposition sénatoriale avec la célèbre loi anti-casseurs du 8 juin 1970 qui affirmait l'existence d'une responsabilité pénale collective, hérésie juridique violant allègrement le principe d'individualisation de la peine mais subsistant dans l'ordre juridique, en l'absence à l'époque de contrôle de constitutionnalité. Heureusement, elle a été abrogée après l'alternance de 1981, bien des années après que les juges, dans leur grande sagesse, aient renoncé à l'appliquer.
Il ne fait aucun doute que le débat sur cette loi anti-casseurs "modernisée" sera vif mais on peut se demander si le premier ministre et le Sénat ne sont pas passés à côté de l'essentiel. Certes, on comprend qu'il est nécessaire d'empêcher de nuire ces manifestants violents, mais cette petite frange agitée ne doit pas cacher la nécessaire réflexion sur l'exercice apaisé de la liberté de manifester. A l'heure des réseaux sociaux, la procédure déclaratoire actuelle semble bien désuète, héritée d'un décret-loi de 1935. Alors que le Président Macron annonce la dématérialisation des procédures, il serait sans doute d'institutionnaliser une relation de dialogue entre les manifestants et ceux qui sont chargés d'assurer l'ordre public. La liberté de manifester elle-même semble encore dépourvue d'une autonomie réelle, tiraillée entre la liberté d'expression et la liberté de réunion. Pour une fois, le parlement pourrait peut être envisager une réflexion globale et un peu moins conditionnée par l'actualité immédiate.
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