« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


jeudi 13 septembre 2018

La triste histoire du médecin catholique divorcé, remarié... et licencié

La Cour de justice de l'Union européenne (CJUE), dans une décision du 11 septembre 2018 IR c. JQ, affirme que le licenciement d'un médecin-chef par un hôpital catholique en Allemagne, en raison de son divorce et de son remariage, constitue une discrimination illicite fondée sur la religion. En l'espèce, la CJUE était saisie d'une question préjudicielle introduite par un juridiction du travail allemande, relative à l'interprétation de l'article 4 § 2 de la directive du 27 novembre 2000 portant création du cadre général en faveur de l'égalité de traitement en matière d'emploi et de travail.


L'entreprise de tendance



Ces dispositions prévoient une dérogation au principe d'égalité de traitement en matière religieuse en faveur "des activités professionnelles d'églises et d'autres organisations publiques ou privées dont l'éthique est fondée sur la religion ou les convictions". Une différence de traitement fondée sur la religion d'une personne peut alors être licite "si, dans les activités exercées, la religion ou les convictions constituent une exigence professionnelle essentielle, légitime et justifiée au regard de l'éthique de l'organisation". L'entreprise de tendance, notion issue du droit européen, se définit ainsi comme celles dont les convictions sont un élément inhérent à l'organisation et impliquent une relation personnelle du salarié au regard de l'activité. Ce dernier doit donc respecter les valeurs qui constituent l'image de marque de l'organisation.

L'assemblée plénière de la Cour de cassation ne raisonnait pas autrement lorsqu'elle invoquait, dans un arrêt du 19 mai 1978, le "caractère propre" d'un établissement scolaire catholique sous contrat, pour justifier le licenciement d'une institutrice qui avait osé se remarier après avoir divorcé. L'indissolubilité du mariage était alors perçue comme l'une de ces valeurs communes auxquelles la salariée devait adhérer pour travailler dans un établissement religieux. 

Si le "caractère propre" se rapproche de la notion d'"entreprise de tendance", les conséquences sont loin d'être identiques car le droit européen se montre beaucoup plus exigeant et a tendant à réduire le champ de cette dérogation au principe d'égalité de traitement.


Le précédent d'avril 2018


La présente décision n'est pas réellement une surprise. Dans une première décision du 17 avril 2018, la CJUE avait déjà considéré qu'une église ne pouvait pas écarter une candidature pour des motifs de non-appartenance à l’Eglise, lorsque l’emploi postulé n’a aucun rapport avec l’éthique religieuse. En l'espèce, la requérante, une berlinoise sans confession, avait vainement postulé à un emploi proposé par une association liée à l'Eglise protestante d'Allemagne. Or, la fonction proposée consistait dans la rédaction d'un rapport sur la lutte contre le racisme en Allemagne, et l'intéressée avait parfaitement le profil du poste à pourvoir. En l'espèce, la CJUE s'appuie sur ce même article 4 § 2 de la directive européenne, pour affirmer que la requérante a été victime d'une discrimination, la liberté de conviction était perçue comme une liberté de croire, ou de ne pas croire.

La décision du 11 septembre 2018 élargit ainsi au droit du licenciement un principe qui existait déjà en matière d'embauche. 

Exemple des valeurs véhiculées par une entreprise de tendance
Dans les bras de Jésus. Ginette Garcin
Tout le monde il est beau. Jean Yanne. 1972

La CEDH


Les principes posés par la CJUE ne sont guère éloignés de ceux mis en oeuvre par la CEDH, même si celle-ci s'appuie directement sur l'article 9 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme qui garantit la liberté religieuse. L'entreprise de tendance n'est pas qualifiée comme telle par la Cour mais la jurisprudence s'en rapproche considérable. Dans un arrêt Obst c. Allemagne du 23 septembre 2010, la CEDH admet ainsi le licenciement d'un cadre de l'église mormone qui avait une liaison extra-conjugale durable et qui avait eu la mauvaise idée de confier cette situation à son directeur de conscience... La Cour faisait alors observer que la fidélité faisait partie des valeurs mentionnées dans le contrat de travail de l'intéressé, et que l'église mormone ne pouvait, sans nuire à sa crédibilité, maintenir dans des fonctions de responsabilité une personne qui ne les respectait plus.

Ce même 23 septembre 2010, la CEDH a toutefois rendu une seconde décision apportant une nuance immédiate à la décision Obst. L'arrêt Schüth c. Allemagne déclare discriminatoire le licenciement d'un organiste par une paroisse catholique allemande. Là encore, l'intéressé était séparé d'avec son épouse, mère de ses deux enfants, et vivait avec une autre femme. En l'espèce, la Cour estime qu'une telle situation ne suscite aucun trouble caractérise pour l'image de l'Eglise catholique. Contrairement à son compatriote mormon, l'organiste n'a pas de responsabilités importantes au sein de l'organisation et la Cour ajoute d'ailleurs que, compte tenu de la spécificité de son métier, il risque d'avoir beaucoup de difficultés à retrouver un emploi. 

Le critère essentiel demeure donc celui du trouble causé à l'organisation et au système de valeurs qu'elle véhicule, trouble qui ne peut être causé par l'exercice des fonctions professionnelles. Il appartient dès lors au juge interne, seul compétent pour apprécier les faits, de déterminer si les critères de loyauté imposés par l'organisation correspondent à une exigence professionnelle effective. Rejoignant la jurisprudence Obst de la CEDH, la Cour de justice de l'Union européenne, dans sa décision du 11 septembre 2018 constate que le requérant dispense des soins médicaux dans un hôpital catholique. Il ne participe en aucun cas à une activité religieuse, et son divorce comme son remariage ne portent pas atteinte au système de valeurs véhiculé par l'hôpital. 


Les réticences françaises



Reste que toute l'analyse repose sur une appréciation de fait, et que cela peut suffire à expliquer la réticence des juges français à l'égard de la notion d'entreprise de tendance. On se souvient que la Cour d'appel de Paris, dans l'affaire Baby Loup le 27 novembre 2013 rendit une décision de combat qualifiant la crèche "d'entreprise de conviction", susceptible d'imposer le respect de la neutralité à ses employés. Allant à l'encontre de la décision de la Chambre sociale de la Cour de cassation, qui considérait que la neutralité ne concernait pas une organisation de droit privé, la Cour d'appel imposait ainsi l'intervention de l'assemblée plénière. Celle-ci mettait fin au débat dans un arrêt du 25 juin 2014, en exerçant fort simplement le contrôle de proportionnalité. Elle considérait que l'atteinte à la liberté religieuse qu'imposait le règlement intérieur de la crèche n'était pas excessive au regard des finalités poursuivies par l'établissement. 

Cet arrêt  constitue aujourd'hui le coeur du droit positif, et les différentes tentatives pour le mettre en cause n'ont pas, jusqu'à ce jour, prospéré. C'est ainsi que, tout récemment, le Premier président de la Cour de cassation, Bertrand Louvel, a affirmé, que la "constatation" du Comité des droits de l'homme voyant une discrimination dans le licenciement de la salariée de Baby Loup "constitue un facteur nouveau de déstabilisation de la jurisprudence qui vient perturber, aux yeux des juges du fond, le rôle unificateur de notre Cour, qui plus est au niveau le plus élevé de son assemblée plénière". Autant dire que la Cour de cassation n'entend pas renoncer à ce rôle unificateur...

Les réticences des juges français s'explique aussi, sans doute, par la spécificité d'une jurisprudence européenne qui concerne presque exclusivement le droit allemand. Or l'Allemagne, pays concordataire, se caractérise par la puissance des différentes églises, qui bénéficient de larges financements publics et qui ont donc tendance à revendiquer une véritable autonomie à l'égard du droit commun, en particulier dans les relations de travail. La jurisprudence européenne vise ainsi à rappeler que l'autonomie des églises ne les affranchit pas du respect des libertés. La situation est bien différente en France, et la Cour de cassation, dans une sorte de gallicanisme jurisprudentiel, montre qu'elle est en mesure d'assurer la conciliation entre la liberté religieuse et le principe de neutralité, sans avoir besoin de recourir à des notions d'importation.


Sur le principe de laïcité : Chapitre 10 du manuel de Libertés publiques sur internet , version e-book, ou version papier.

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