« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


dimanche 15 avril 2018

Les manuscrits du Général de Gaulle sont des archives publiques

Par une décision rendue sur question préjudicielle le 13 avril 2018, le Conseil d'Etat confirme que 313 brouillons manuscrits de télégramme écrits par le général de Gaulle entre décembre 1940 et décembre 1942 constituent des archives publiques. La décision permet à l'Etat de récupérer de précieuses archives, mais elle offre aussi l'occasion au Conseil d'Etat de rappeler que du 16 juin 1940 à la Libération, les institutions de la France Libre étaient "dépositaires de la souveraineté nationale et ont assuré la continuité de la République". 

Aristophil, ou la pyramide de Ponzi des manuscrits


L'affaire des brouillons du général de Gaulle trouve son origine dans les activités pour le moins douteuses de la société Aristophil, créatrice du musée des lettres et manuscrits. Elle achetait manuscrits et autographes, chacun d'entre eux étant ensuite divisé en lots purement virtuels, à partir d'estimations très élevées réalisées par ses propres experts. Les lots étaient ensuite vendus à des investisseurs crédules qui espéraient tirer de substantiels bénéfices de leur investissement. Le système qui fonctionnait comme une pyramide de Ponzi a fini par s'écrouler, les dirigeants ont été poursuivis et Aristophil mise en liquidation. Les documents doivent donc être restitués à leurs propriétaires ou vendus aux enchères pour rembourser les créanciers. 

L'Etat est évidemment au premier chef concerné. Il a déjà classé trésor national certaines pièces comme le manuscrit du Manifeste du surréalisme d'André Breton, ou le rouleau de papier sur lequel Sade a rédigé Les 120 Journées de Sodome,  afin d'interdire leur vente à l'étranger. Dans le cas des brouillons du général de Gaulle, la situation est un peu différente. L'Etat n'a pas attendu la chute d'Aristophil. Lorsque les manuscrits ont été découverts dans les vitrines du musée, il a immédiatement engagé une action en revendication d'archive publique.

La revendication d'archive publique


Dans sa rédaction issue de la loi du 15 décembre 2008, l'article L 212-1 du code du patrimoine énonce que "les archives publiques sont imprescriptibles" et que "nul ne peut en détenir sans droit ni titre". Pour faire respecter ces principes, l'action en revendication d'archives publiques permet d'exiger d'une personne privée la restitution d'archives publiques en sa possession. Cette procédure est évidemment avantageuse pour l'Etat car, contrairement à l'exercice du droit de préemption, il n'a pas à s'acquitter du prix du bien.

Le législateur ayant omis de préciser devant quel juge cette action devait s'exercer, le tribunal des conflits a finalement opté pour le juge judiciaire, dans une décision du 9 juillet 2012 portant sur la restitution des archives du général Murat. Il précise toutefois que cette compétence judiciaire existe "sous réserve d'une éventuelle question préjudicielle posée au juge administratif en cas de difficulté sérieuse portant sur la détermination du caractère public desdites archives". C'est donc au juge judiciaire que l'Etat s'est adressé pour l'action en restitution des manuscrits du général de Gaulle. Le tribunal de grande instance de Paris a d'abord ordonné leur mise sous séquestre avant de les qualifier d'archives publiques dans un jugement du 13 novembre 2013. Plus prudente, la Cour d'appel a préféré, par un arrêt du 6 novembre 2015, transmettre une question préjudicielle à la juridiction administrative. Le tribunal administratif de Paris a répondu, dans un jugement du 12 mai 2017, que ces pièces ont le caractère d'archives publiques, qualification aujourd'hui confirmée par le Conseil d'Etat.



 André Malraux
Discours à l'occasion du transfert des cendres de Jean Moulin au Panthéon (extrait)
19 décembre 1964

 

La définition des archives publiques


Aux termes de l'article L 211-4 du code du patrimoine, sont archives publiques "les documents qui procèdent de l'activité de l'Etat", ou d'autres collectivités publiques. Aux yeux d'Aristophil, les archives de la France Libre ne sont pas des archives publiques, tout simplement parce que la France Libre n'est pas un Etat. La société s'appuie sur le droit international public, et s'efforce de montrer que la France Libre n'a pas exercé son autorité sur un territoire et une population.

Le Conseil d'Etat refuse d'entrer dans cette analyse, et s'appuie sur l'ordonnance du 9 août 1944 signée par le général de Gaulle, en sa qualité de chef du Gouvernement provisoire de la République française (GPRF). Elle énonce que "la forme du gouvernement de la France est et demeure la République" et que "en droit celle-ci n'a pas cessé d'exister". Sont donc "nuls et de nul effet" tous les actes pris par le gouvernement de Vichy, même si cette nullité doit être expressément constatée. Cette même ordonnance du 9 août 1944 intègre dans le système juridique de la Libération un grand nombre d'actes pris par les autorités de la France Libre durant l'Occupation. Pour le Conseil d'Etat ces autorités de la France Libre ont donc été "dépositaires de la souveraineté nationale et ont assuré la continuité de la République". Les documents émanant de ces institutions et de leurs dirigeant procèdent donc de l'activité de l'Etat et constituent des archives publiques.

Et Vichy ?


Il était difficilement imaginable que le Conseil d'Etat statue autrement, tant il est vrai que la France s'incarnait à l'époque dans ceux qui combattaient le nazisme, à Londres et dans la Résistance. Reste tout de même à éclaircir la situation juridique du gouvernement de Vichy.

Dans son arrêt d'assemblée du 12 avril 2002, le Conseil d'Etat analyse les fautes commises par Maurice Papon, secrétaire général de préfecture de la Gironde de 1942 à 1944 et qui a prêté un concours actifs à de nombreuses déportations vers Auschwitz. Il condamne l'Etat à prendre en charge une partie du montant des condamnations civiles infligées à Maurice Papon, au motif qu'il a commis une faute personnelle non détachable du service. Dans son avis Hoffman-Glemane du 16 février 2009, le Conseil d'Etat précise que la nullité des actes du gouvernement de Vichy, en particulier ceux qui, pour reprendre les termes de l'article 3 de l'ordonnance de 1944, " établissent ou appliquent une discrimination quelconque fondée sur la qualité de juif", ne saurait avoir pour conséquence de mettre en place un régime d'irresponsabilité. Au contraire, ces actes engagent la responsabilité pour faute de l'Etat. 

Aux yeux du Conseil d'Etat, il existe donc une sorte de continuité minimale entre la République et le gouvernement de Vichy pour que la première assume une partie de la responsabilité des actes de la seconde. Dans l'arrêt Papon ou l'avis Hoffman-Glemane, il ne s'agit en aucun cas d'accorder une quelconque légitimité au gouvernement de Vichy mais seulement de prévoir un régime juridique de responsabilité. Dans la question préjudicielle du 13 avril 2018, le Conseil précise d'ailleurs : "Est sans incidence à cet égard la circonstance que les faits et agissements de l’autorité de fait se disant « gouvernement de l’Etat français » et de l’administration française qui en dépendait engagent la responsabilité de la puissance publique, le débiteur de cette responsabilité ne pouvant être que l’Etat". Le régime de responsabilité repose ainsi sur la solidarité nationale, et l'objet de cette jurisprudence est de trouver un patrimoine responsable capable d'indemniser les victimes.

Nulle contradiction donc entre ces deux jurisprudences. La République s'incarne à Londres mais accepte d'indemniser les victimes de Vichy. C'était exactement l'analyse faite par le général de Gaulle qui, dans l'appel du 18 juin 1940 exhortait son auditoire à continuer le combat : "Croyez-moi, moi qui vous parle en connaissance de cause et vous dis que rien n'est perdu pour la France". Il parlait déjà au nom de la France, sachant qu'elle s'incarnait là où il était et là où était la Résistance. C'est exactement ce que dit le Conseil d'Etat.


2 commentaires:

  1. Vous écrivez que la jurisprudence du Conseil d'Etat découlant des arrêts Papon (2002) et surtout Hoffman-Glemane (2009) n’a pas pour objet d’accorder une quelconque légitimité au gouvernement de Vichy mais seulement de prévoir un régime juridique de responsabilité.
    Pourtant, vous ne pouvez pas ignorer que le régime de responsabilité qui s’attachait aux conséquences de la législation d’exception de Vichy a été clairement défini par le Conseil d’Etat lui-même dans son arrêt Ganascia de 1946 : « il suit de là que les intéressés ne peuvent prétendre, pour les dommages de ce genre [dont furent victime les juifs], à aucune autre indemnité, que ces dommages aient eu ou non pour cause une fausse application des lois dont la nullité radicale a été expressément constatée par l’ordonnance du 9 août 1944 ; qu’il appartient au législateur de fixer les règles suivant lesquelles pourront être indemnisées les personnes victimes des mesures prises en exécution de ces lois d’exception. »
    Cet arrêt a été pris sous la présidence de René Cassin, lui-même rédacteur de l’Ordonance du 9 août 1944, et donc plutôt le mieux placé pour en donner la signification et fixer la portée. Les mots ont un sens : « il appartient au législateur … ». C’est presque une injonction. Certes, le Conseil d’Etat ne peut pas contraindre le législateur mais il me paraît évident que si le législateur n’avait pas voté ces lois de réparation, le Conseil d’Etat en aurait tiré les conclusions et se serait résolu à faire jouer la responsabilité pour faute selon les voies normales. Car il faut bien qu'il y ait une justice réparatrice. Or il se trouve que cela n’a pas été le cas. Ces lois de réparation ont bien eu lieu, et le système a parfaitement bien fonctionné … jusqu’à l’arrêt Papon de 2002. C’est tellement vrai que dans l’arrêt Hoffmann-Glemane de 2009, le Conseil d’Etat précise (ou plutôt avertit) que plus rien ne peut être fait en matière de réparation du fait des conséquences dommageables de la législation d’exception de Vichy. Tout ce qui pouvait être fait l’a été ; en passant par la loi et non par le prétoire.
    En d’autres termes, contrairement à ce que vous écrivez, cette jurisprudence n’a absolument pas pour objet de prévoir un régime juridique de responsabilité (puisque cela ne sert plus à rien), mais d’établir un régime de culpabilité collective, comme l’a fait Jacques Chirac en 1995. C’est aussi simple que cela. Et pour cela, il faut réintroduire les lois scélérates de Vichy dans la continuité juridique de la République. En contradiction avec l’Ordonnance du 9 août 1944 qui pourtant continue d’avoir force de loi. En d’autres termes, pour condamner le peuple français, il faut pouvoir condamner la République pour les actes commis sous le régime de Vichy. Sinon, on ne peut pas établir de culpabilité collective.
    Moralité : il faut vraiment être juriste pour ne pas comprendre des choses simples.

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  2. Je constate malheureusement que mon commentaire est resté anonyme.
    Mon nom est René Fiévet.
    Juste un petit complément. Si vraiment il fallait établir un régime de responsabilité par voie de recours devant la juridiction administrative à propos de la législation de Vichy, je me demande pourquoi on n’a pas fait jouer le régime dit de la « responsabilité sans faute ». Eventuellement en faisant évoluer la jurisprudence sur ce point. Les choses auraient été claires et incontestables : l’Etat n’était pas responsable, mais il prenait à sa charge les dommages et souffrances causées aux victimes. Je ne suis pas juriste, et mes souvenirs de droit administratifs sont lointains, mais je ne vois pas où est la difficulté.
    Mais on voit bien que ce n’était pas l’objectif recherché : il fallait à tout prix établir un régime de culpabilité nationale collective. Et, par voie de conséquence, condamner la République.

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