« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


dimanche 26 novembre 2017

Signes religieux en entreprise : le choix du règlement intérieur

Dans un arrêt du 22 novembre 2017, la chambre sociale de la Cour de cassation sanctionne une décision rendue en 2013 par la Cour d'appel de Paris. Cette dernière avait en effet admis la cause réelle et sérieuse du licenciement de Mme B., qui refusait de retirer le voile dans les rapports qu'elle entretenait avec les clients comme ingénieur d'études dans une entreprise privée. Cette rupture du contrat de travail avait alors été justifiée par l'intervention d'un client qui souhaitait que les contacts avec cette salariée se fassent sans port de voile afin de ne pas gêner ses collaborateurs. Aux yeux de la Cour d'appel, le licenciement n'était pas discriminatoire ni attentatoire à la liberté religieuse, puisqu'il avait été demandé à l'intéressée de retirer son voile lorsqu'elle rencontrait des clients, ce qui ne lui interdisait pas de le porter à l'intérieur de l'entreprise. La Chambre sociale réfute cette analyse et annule le licenciement en se fondant sur l'absence d'obligation de neutralité dans le règlement intérieur de l'entreprise.

Les décisions de la CJUE


La solution était attendue, car elle constitue la conséquence presque automatique de deux décisions rendues sur question préjudicielle le 14 mars 2017 par la Cour de justice de l'Union européenne (CJUE), dont l'une portait précisément sur le cas de Mme. B., l'autre relevant du droit belge. Dans les deux cas, les juges internes demandaient à la CJUE d'interpréter la directive du 27 novembre 2000 sur l'égalité de traitement en matière d'emploi et de travail.

Dans l'affaire belge Samira Achbita et autres c. G4S Secure Solutions N.V., la requérante, employée comme réceptionniste dans une entreprise privée, décide de porter le voile et en informe son employeur. Celui-ci modifie alors son règlement intérieur pour prohiber le port de signes religieux dans l'entreprise et licencie la salariée qui refuse de s'y soumettre. Les juges belges demandent donc à la CJUE si l'interdiction de porter un foulard islamique qui découle du règlement intérieur d'une entreprise privée constitue une discrimination directe au sens de la directive. Pour la CJUE, et c'est l'apport essentiel des deux décisions du 14 mars 2017, l'interdiction du "port visible" de signes religieux dans l'entreprise ne constitue pas, en soi, une discrimination.

Dans l'affaire française, celle concernant directement Mme. B., il était demandé à la CJUE si le fait de tenir compte du souhait d'un client qui ne veut plus être en rapport avec une salariée portant un foulard peut être considérée comme une "exigence professionnelle essentielle et déterminante" au sens de la directive, et peut donc justifier une interdiction de porter des signes religieux dans l'entreprise. 

La CJUE répond négativement. L'interdiction du port de signes religieux ne peut être imposée dans l'entreprise que si cette prohibition "traite de manière identique tous les travailleurs de l'entreprise en leur imposant, de manière générale et indifférenciée, le respect de la neutralité vestimentaire". Ce n'est donc pas le voile qui est interdit, mais aussi le port visible d'une croix, d'une kippa, d'un turban, en bref de tout élément de costume susceptible d'afficher des convictions religieuses. Dans le cas de Mme B., l'entreprise n'avait pas mis en place de politique de neutralité formalisée par des dispositions du règlement intérieur. En témoigne le fait qu'elle avait été recrutée à l'issue d'un stage durant lequel elle avait décidé de porter le voile. Le simple souhait d'un client de l'entreprise ne saurait donc être considéré comme une "exigence professionnelle essentielle et déterminante" au sens de la directive. 

Jean-Michel Atlan. Sourate du désert. 1958


Une politique de neutralité


La Cour de cassation prend acte de la réponse des juges européens et décide que le licenciement de Mme B. était dépourvu de cause réelle et sérieuse, en l'absence de politique de neutralité incarnée dans un règlement intérieur.

Le droit français n'est pas seulement en conformité avec celui de la Cour de justice de l'Union européenne mais aussi avec celui de la Cour européenne des droits de l'homme.  Dans une décision Hartlauer du 10 mars 2009,  la CEDH affirme en effet que le règlement intérieur d'une entreprise peut interdire aux travailleurs le port visible de signes religieux, à la condition qu'il s'agisse de mettre en oeuvre une véritable politique de neutralité poursuivie de manière cohérente et systématique. Plus tard, dans son arrêt Eweida et autres c. Royaume-Uni du 15 janvier 2013, elle applique cette même jurisprudence a contrario : en l'absence d'une politique de neutralité clairement affirmée, une restriction identique n'est pas possible dans une entreprise britannique.

L'arrêt de la chambre sociale permet de clarifier le droit applicable et il présente ainsi un intérêt immédiat. 

Un guide du principe de neutralité

 

Tout d'abord, il rend plus difficile une sorte de détournement du principe de laïcité opéré par les partisans d'une laïcité à l'anglo-saxonne, c'est à dire d'un système juridique permettant à chaque communauté religieuse d'afficher ses convictions jusque dans l'entreprise. Contrairement à ce qu'ils affirment, discours largement relayé dans les médias, la France n'est pas isolée dans son approche d'une laïcité reposant sur le respect du principe de neutralité. La décision du 22 novembre 2017 s'appuie en effet sur l'ensemble du droit européen, qu'il s'agisse de celui de l'Union européenne ou de celui du Conseil de l'Europe. 

L'arrêt de la Chambre sociale offre aussi aux chefs d'entreprise une sorte de guide opérationnel de la laïcité. Il suffit d'engager une politique de neutralité, et de l'afficher clairement dans un règlement intérieur, pour mettre l'espace professionnel à l'abri des querelles religieuses et des revendications communautaristes. Alors que les ordonnances Macron mettent en place un système de négociation collective permettant de faire prévaloir les choix de l'entreprise sur les accords de branche, la décision de la Chambre sociale donne l'opportunité de définir les règles du "vivre ensemble" au niveau le plus élémentaire de la vie professionnelle, celui précisément où l'on vit ensemble.


Sur le port du voile en entreprise : Chapitre 10 section 1 du manuel de libertés publiques sur internet version e-book, version papier

2 commentaires:

  1. bien noter que, en plus des aspects disciplinaires, l’hygiène, la sécurité et la santé au travail doivent être traitées dans le règlement intérieur de l’entreprise qui doit indiquer les mesures d’application de la réglementation et les mesures générales de prévention des risques ainsi que les consignes de sécurité, et fixer les sanctions en cas d’inobservation. Le non port du voile peut en faire partie : » Règlement intérieur et santé et sécurité au travail » : http://www.officiel-prevention.com/protections-collectives-organisation-ergonomie/document-unique/detail_dossier_CHSCT.php?rub=38&ssrub=199&dossid=478

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    1. Mais en l'espèce aucun de ces critères ne trouve à s'appliquer ça ne concernait ni l'hygiène, ni la sécurité, ni la santé

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