Cette nouvelle décision témoigne d'abord de la volonté persistance d'empêcher la tenue des spectacles de Dieudonné, alors même qu'ils ne suscitent désormais qu'un intérêt modeste. Dans le cas présence, le maire de Marseille, saisi d'une
demande du CRIF, avait annoncé vouloir prononcer une interdiction. Mais il a finalement choisi de procéder à la résiliation du contrat. Tout l'intérêt de l'affaire réside dans ce choix.
Les précédents Dieudonné
On se souvient que le juge des référés du Conseil d'Etat avait,
le 9 janvier 2014, rendu une ordonnance extrêmement médiatisée par laquelle il refusait de suspendre l'interdiction d'un précédent spectacle du même Dieudonné à Saint Herblain. Il allait ainsi à l'encontre du juge du tribunal de Nantes qui, lui, avait avait prononcé cette suspension. A l'époque, l'interdiction du spectacle émanait du préfet de Loire-Atlantique, faisant application d'une
circulaire signée du Premier ministre Manuel Valls. Pour admettre cette interdiction, le juge avait procédé à un élargissement considérable du principe de dignité consacré par l'arrêt
Morsang-sur-Orge du 27 octobre 1995. Ce dernier n'était plus invoqué pour empêcher le traitement inhumain et dégradant infligé à une personne donnée en spectacle, en l'occurrence la malheureuse victime de l'attraction de "lancer de nain". Il était désormais utilisé pour interdire un spectacle au nom de la dignité des spectateurs potentiels susceptibles d'être choqués par le caractère antisémite de son contenu. En même temps, l'ordonnance de 2014 allait à l'encontre de la célèbre
jurisprudence Benjamin de 1993, pivot du système libéral organisant la liberté de réunion et le régime des spectacles. Elle repose sur une idée simple : la liberté doit pouvoir s'exercer librement, et le pouvoir de police ne peut prononcer une interdiction préalable que si les autorités sont dans l'impossibilité matérielle de garantir un ordre public fortement menacé. Il n'est pas surprenant que l'ordonnance de 2014 ait suscité des
commentaires sévères de la doctrine juridique et de tous ceux qui refusent le principe même de l'interdiction préalable de l'exercice d'une liberté.
L'année suivante, le juge des référés du Conseil d'Etat a donc renoncé, à petit bruit, à cette jurisprudence. Dans une seconde o
rdonnance du 6 février 2015, il confirme la suspension de l'arrêté du maire de Cournon d'Auvergne, estimant que la mesure d'interdiction préalable était disproportionnée, l'ordre public pouvant facilement être protégé en l'espèce. Ce faisant, le juge des référés ressuscitait une jurisprudence
Benjamin qui n'aurait jamais dû disparaître.
Comment contourner la jurisprudence ?
Pour le maire de Marseille, le problème était donc le suivant : comment interdire le spectacle de Dieudonné sans encourir les foudres de la juridiction administrative, désormais fidèle à la jurisprudence Benjamin ? Il ne faisait aucun doute en effet qu'une ville comme Marseille disposait de forces de police d'autant plus suffisantes pour maintenir l'ordre... qu'aucune menace de manifestation ou de violences ne visait le spectacle de Dieudonné.
L'élu a donc choisi une solution de contournement. Il a résilié le contrat conclu par la commune de Marseille en avril 2017 avec la société organisatrice des spectacles de Dieudonné, les Productions de la Plume, convention portant sur la mise à disposition d'une salle. Saisi d'un référé-liberté, le tribunal administratif de Marseille a prononcé la suspension de cet acte de résiliation, enjoignant au maire de respecter sa signature et de laisser se dérouler le spectacle.
Tais-toi Marseille. Colette Renard. 1966. Archives INA
La requalification de l'acte
Saisi en appel par la mairie, le Conseil d'Etat se trouve confronté à la question de la nature juridique de l'acte. Le maire estime qu'il n'a fait qu'exercer son pouvoir de résiliation unilatérale. Une collectivité publique peut en effet résilier à tout moment un contrat, même sans texte et en dehors de toute faute contractuelle, pour des motifs d'intérêt général. Dans ce cas, le cocontractant privé est indemnisé de l'intégralité de son préjudice, mais la convention demeure résiliée. C'est évidemment ce que souhaite l'élu marseillais qui accepte finalement de payer pour ne pas accueillir Dieudonné. Le problème, car il y en a toujours un, réside dans le fait que le juge administratif contrôle le motif d'intérêt général.
Or, en l'espèce, le maire de Marseille invoque, comme motif de résiliation, l'atteinte potentielle à l'ordre public que risque de provoquer le spectacle. La motivation est étrange, car les mesures de police ont précisément pour finalité la protection de l'ordre public, ce qui n'est pas vraiment le cas de la résiliation d'un contrat. Celle-ci intervient généralement pour d'autres motifs, par exemple pour des raisons financières, sujétions imprévues etc. De fait, le juge des référés du Conseil d'Etat n'est pas dupe. Il refuse d'entrer dans un jeu qui consiste à changer la qualification d'un acte administratif pour le faire échapper au contrôle très étendu issu de la jurisprudence Benjamin. Il va logiquement requalifier l'acte contesté : "Dans les circonstances particulières de l’espèce, eu égard
tant à la date de la résiliation du contrat qu’aux motifs qui en
constituent le fondement, la décision du 18 septembre 2017 a eu pour
objet et pour effet d’interdire la tenue du spectacle et doit être
regardée comme une mesure de police".
Dès lors, la décision du maire de Marseille fait l'objet d'un contrôle de proportionnalité qui s'exerce pleinement. Le juge note que le spectacle de Dieudonné, qui s'est déjà déroulé dans plusieurs villes de France, n'a pas suscité de troubles particuliers. A Marseille même, si des protestations ont été émises, elles ne s'accompagnent d'aucune menace particulière et l'ordre public peut donc être garanti par les moyens habituels. Dès lors, le juge considère que l'interdiction ainsi prononcée porte à la liberté d'expression une atteinte disproportionnée. Il confirme la suspension prononcée par le juge des référés du tribunal administratif et enjoint à la ville de Marseille d'exécuter le contrat.
Un jeu de rôle ?
Certes, la décision est une mesure d'urgence, et il ne saurait être question de sanctionner un détournement de procédure. La décision du maire était pourtant bien proche d'un tel détournement, dès lors qu'il s'agissait de résilier un contrat dans le seul but de se soustraire au contrôle attaché aux mesures de police administrative. ll est vrai qu'en limitant sa motivation à des considérations d'ordre public, le maire donnait au juge l'élément indispensable à la requalification. S'agirait-il d'une sorte de jeu de rôle, le maire de Marseille donnant satisfaction au CRIF, en sachant parfaitement qu'il offrait en même temps au juge l'instrument de la requalification, et donc de la suspension de l'acte ? Seul un esprit retors pourrait développer une aussi vilaine pensée.
"Juger, c'est ne pas comprendre" ("Le petit juge", Jean-Michel Lambert, Albin Michel, 1987, page 30).
RépondreSupprimerUn grand merci pour le rappel de l'historique des différends concernant Dieudonné portés devant les juridictions administratives de France et de Navarre, y compris devant la plus "haute". En voulant dénoncer un humour trop "grinçant" et trop "dérangeant" (quelle est la limite tolérable de l'humour dans notre pays des Lumières ?), nos élus locaux donnent plus d'importance à l'intéressé qu'il n'en mérite. Il en font trop et parviennent au tour de force de se ridiculiser et de faire de Dieudonné un martyr de la démocratie et des droits de l'homme !
Ceci étant dit, n'accordons pas plus d'importance - comme vous le soulignez si justement - à cette décision d'un juge des référés. La versatilité légendaire du Conseil d'Etat nous apportera peut-être dans un avenir prochain quelques surprises. Pour faire court et direct, la jurisprudence Benjamin - grand souvenir de nos cours de droit administratif - est le cadet des soucis du Palais-Royal. Il a l'immense privilège de faire la jurisprudence mais aussi de la défaire à l'occasion quand tel est son bon plaisir. Dans cette auguste Maison, l'opportunité le dispute souvent au droit, qu'on le veuille ou non et quoi qu'en pensent certains administrativistes de renom sur la place parisienne.
Pour de plus amples précisions, renvoyons vos lecteurs aux jugements pertinents sur le Conseil d'Etat portés par un professeur émérite à Paris 2 dans l'un de ses récents ouvrages particulièrement réussi ! Nous en retiendrons seulement trois :
- "Le conseil d'Etat est une nuisance invasive à l'instar des algues invasives".
- "... que la juridiction administrative a pour but de protéger les administrés, ce qui relève du canular".
- "... Il devient l'un des mauvais génies invisibles de la Cité".
Que dire de plus sinon qu'il est urgent de réformer, voire de supprimer cette structure dans les meilleurs délais pour renforcer la protection des citoyens contre les errements de l'administration et les abus de la déraison d'Etat ! Jupiter sait ce qui lui reste désormais à faire pour transformer la France puisque le mot réforme est banni de son langage car trop "anxiogène".