L'arrêt Aycaguer illustre parfaitement ce dialogue. La CEDH ne ne se borne pas, en effet, à sanctionner une atteinte à la vie privée que constitue la condamnation d'une personne ayant refusé de se plier à un prélèvement ADN, en vue de son inscription dans le fichier national automatisé des empreintes génétiques (FNAEG). Elle sanctionne aussi une négligence fautive des pouvoirs publics qui ont refusé de se plier aux réserves exprimées par le Conseil constitutionnel sur les conditions de fonctionnement de ce fichier.
Un coup de parapluie
Le requérant,
Jean-Michel Aycaguer, a participé en janvier 2008, à un rassemblement organisé par un syndicat agricole basque pour donner un avis sur un projet de remembrement. A l'issue de la réunion, une bousculade a opposé manifestants et gendarmes. Après une garde à vue, le requérant a été condamné, en comparution immédiate, à deux mois d'emprisonnement avec sursis pour avoir commis des violences sur des militaires de la Gendarmerie avec usage ou menace d'une arme, en l'espèce un parapluie. Il ne fait pas appel de sa condamnation. Plus tard, en décembre 2008, il est convoqué par les services de police pour un prélèvement d'ADN sur le fondement des articles
706-55 et
706-56 du code de procédure pénale. Il s'agit concrètement de permettre son identification génétique en faisant figurer son profil ADN dans le FNAEG. Le requérant s'y refuse obstinément est finalement condamné à une amende de 500 € pour avoir refusé de se plier à cette injonction. C'est cette seconde condamnation, et non pas la première, qui est contestée devant la CEDH, après que le requérant ait épuisé les voies de recours internes. Il estime qu'un tel fichage constitue en effet une atteinte au droit au respect de la vie privée, garanti par l'article 8 de la Convention européenne des droits de l'homme.
Chapeau melon et bottes de cuir (The Avengers), saison 6. 1968
Une atteinte à l'article 8
La CEDH rappelle que "
le simple fait de mémoriser des données relatives à la vie privée d'un individu constitue une ingérence dans la vie privée", principe déjà consacré dans son
arrêt Leander c. Suède du 26 mars 1987. Cela ne signifie pas que le FNAEG emporte, en soi, une violation de l'article 8. Une ingérence dans la vie privée peut, en effet, être licite, à la condition qu'elle soit prévue par la loi, qu'elle poursuive un but légitime et qu'elle soit nécessaire dans une société démocratique, c'est à dire proportionnée à ce but.
La Cour reprend chacun de ces éléments. La nature législative du fichage dans le FNAEG n'est pas contestée, puisque ce dispositif figure dans le code de procédure pénale. Son but légitime ne l'est pas davantage, car il s'agit de détecter et de prévenir, des infractions pénales. Reste la question de la nécessité du fichage et, sur ce point, la Cour se prononce au cas par cas, selon différents critères énumérés dans l'arrêt.
Le premier d'entre eux réside dans les garanties apportées contre les usages non conformes à la finalité du fichier. En l'espèce, le FNAEG ne prête pas à critique et la CEDH observe que ses modalités sont convenablement encadrées.
Les données stockées sont ensuite examinées, et la Cour note que les infractions justifiant un fichage génétique sont limitativement énumérées par le code de procédure pénale. Sur ce point, il est attesté que le requérant a donné "d
e simples coups de parapluie en direction de gendarmes qui n'ont même pas pu être identifiés" et qui n'ont eu aucune séquelle physique. L'infraction commise n'a rien à voir avec la liste de l'article 706-55 du code de procédure pénale qui prévoit l'inscription au FNAEG pour des infractions sexuelles, ou des actes liés au terrorisme, à la grande criminalité, voire aux crimes contre l'humanité. La CEDH n'hésite pas à affirmer la licéité d'un fichage des grands criminels. Dans un arrêt
Gardel c. France du 17 décembre 2009, elle estime ainsi que l'inscription du requérant, condamné à quinze ans de réclusion pour viol sur mineure, sur le Fichier judiciaire national automatisé des auteurs d'infractions sexuelle (
FIJAIS) n'emporte pas une atteinte excessive à sa privée. Dans le cas du donneur de coups de parapluie, l'appréciation est évidemment différente. C'est d'autant plus vrai que ce dernier ne peut faire de demande d'effacement des données, procédure réservée aux personnes soupçonnées et interdite à celles qui ont été condamnées. Sur ce point, la Cour rappelle qu'elle estime que ces dernières devraient également pouvoir bénéficier d'une possibilité concrète d'obtenir un tel effacement (
CEDH, 17 décembre 2009, B.B. c. France). Depuis 2009, rien n'a été entrepris pour mettre en oeuvre ce droit.
La durée de la conservation est le dernier élément examiné par la Cour, et celui qui fâche le plus. En effet, l'article R 53-14 du code de procédure pénale précise que la durée de conservation des profils ADN ne peut dépasser quarante ans pour les personnes condamnées aux infractions extrêmement graves mentionnées à l'article 706-55. Or il s'agit d'une période maximum qui aurait dû être aménagée par décret. Ce texte n'est jamais intervenu et la durée de quarante ans est devenue une norme générale, assimilée en réalité à une conservation indéfinie.
La réserve du Conseil constitutionnel et le dialogue des juges
La Cour européenne pourrait s'arrêter à l'énoncé de ces motifs et déclarer que le fichage ADN de M. Aycaguer emporte une atteinte excessive à se vie privée. Elle va plus loin cependant en mentionnant expressément la décision Jean-Victor C. rendue sur QPC par le Conseil constitutionnel le 16 septembre 2010. Il y déclare que le FNAEG est conforme à la Constitution, mais formule une réserve d'interprétation. Cette conformité n'est en effet acquise qu'à la condition de "proportionner la durée de conservation de ces données personnelles (...) à la nature ou à la gravité des infractions concernées". La CEDH observe que cette réserve "n'a pas reçu de suite appropriée". Aucun décret n'est en effet intervenu pour moduler la durée de la conservation en fonction de la gravité des infractions.
La CEDH sanctionne ainsi le non-respect par les autorités françaises d'une réserve d"interprétation formulée par le Conseil constitutionnel. Les plus souverainistes des commentateurs vont certainement y voir une intolérable intrusion du juge européen dans le droit interne. En réalité, la Cour se borne à tirer les leçons du maintien d'une situation irrégulière, car c'est la fragilité du droit interne qui entraîne la sanction européenne. Dès lors qu'une réserve formulée par la Conseil constitutionnel est dépourvue de l'autorité de chose jugée, le juge européen n'est-il pas le seul à pouvoir en imposer le respect ?
Sur le FNAEG : chapitre 7, section 2 § 2-B du
manuel de libertés publiques sur internet.
Brève et brillante analyse de cette dernière décision de la Cour européenne des droits de l'Homme condamnant, une fois de plus, la France.
RépondreSupprimerMais aussi, à la veille des vacances estivales, magistrale claque pour nos plus hautes juridictions qui violent allégrement (1) une convention européenne (l'un des droits fondamentaux posés par la convention européenne des droits de l'homme du Conseil de l'Europe) et (2) une interprétation interne d'une norme (posée par le Conseil constitutionnel).
Au moment où la France va devoir mettre en oeuvre cette décision contraignante, une question se pose. Quid des conséquences personnelles pour les magistrats ayant couvert les turpitudes de l'administration ? La réponse est claire : aucune. Quand notre pays refusera-t-il de faire payer le contribuable (qui n'en peut mais) en lieu et place du fonctionnaire coupable et du magistrat complice ? Cela se nomme la responsabilité personnelle !
Au lieu de juger un autocrate africain (si coupable soit-il) dans l'affaire des "Biens mal acquis" alors qu'elle n'a aucune compétence pour le faire, la France devrait faire suivre aux magistrats français des cycles de formation destinés à les familiariser avec le droit européen et la jurisprudence de la CEDH et et de la CJUE que certains ignorent et violent en toute impunité, surtout lorsque les prévenus ne font pas appel de leurs décisions par lassitude. Cela leur ferait le plus grand bien et leur enseignerait l'humilité dont certains sont dépourvus.
La patrie auto-proclamée des droits de l'Homme gagnerait à méditer cette citation d'un internaute :
" Les donneurs de leçons pullulent, les montreurs d'exemple sont rares".
Plus que les juges, ce sont les dirigeants politiques qu'il faut montrer du doigt et leur demander des comptes. Au passage, je note que cet arrêt n'a pas fait l'objet de beaucoup d'attention de la part des médias "mainstream".
SupprimerPetit point de detail "les juges européens de Strasbourg et Bruxelles" : il s'agit de Luxembourg, pour la CJUE.
RépondreSupprimerMerci de votre lecture attentive. Je corrige immédiatement ce lapsus.
SupprimerBien à vous,
Roseline Letteron
Bonjour,
RépondreSupprimerMerci pour cet article.
Vous écrivez que la demande d'effacement est interdite aux personnes condamnées :
<< C'est d'autant plus vrai que ce dernier ne peut faire de demande d'effacement des données, procédure réservée aux personnes soupçonnées et interdite à celles qui ont été condamnées. >>
Où cette interdiction est-elle spécifiée ?
Bonjour,
RépondreSupprimerL'absence de différence de traitement entre niveaux d'infractions, sujet qui semble fâcher, est en réalité à l'origine de succès judiciaires inespérés. J'appelle ça l'effet"Al Capone" en référence au fait que ce meurtrier s'est fait avoir à cause du fisc. J'ai constaté personnellement à l'arrestation d'un violeur qui avait été condamné à la suite d'une infraction au code de la route et fiché. Son ADN est ensuite ressorti sur une affaire de viol avec violence sur une jeune fille qui avait tenté de se suicider à cause de cet événement. L'arrestation et la condamnation de cet individu a été salvatrice pour la victime et n'a été possible que parcequ'il n'y a aucune discrimination lors du fichage.
Cordialement
Contrairement à ce que demande la Cour Européenne Des Droits de l’Homme, la partialité est bien présente partout dans notre pays.
RépondreSupprimerPartialité? Passedroit? Corruption?
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