« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


vendredi 28 octobre 2016

Insémination post mortem : les "circonstances particulières" se précisent


Dans une ordonnance de référé du 11 octobre 2016, le tribunal administratif de Rennes délivre une injonction au CHU de Rennes. Saisi par une jeune femme, Mme H., qui souhaite pouvoir bénéficier d'une insémination avec les gamètes de son mari décédé, il ordonne à l'hôpital d'autoriser, dans un délai de huit jours, leur exportation vers un Etat de l'Union européenne qui accepterait de pratiquer une telle intervention.

L'ordonnance de mai 2016


Cette décision est la première après l'ordonnance de référé du Conseil d'Etat rendue le 31 mai 2016. On se souvient que c'était alors l'Assistance publique - Hôpitaux de Paris (APHP) et l'Agence de la biomédecine qui avaient dû exporter vers une clinique espagnole les gamètes du mari décédé d'une jeune femme désirant bénéficier d'une insémination. Le juge des référés avait alors insisté sur le caractère exceptionnel de l'affaire.

L'interdiction de principe

 

La loi française interdit en effetl'insémination post mortem.  L'article L 2141-2 du code de la santé publique réserve en effet les techniques d'assistance médicale à la procréation, et l'insémination artificielle en est une, à la "demande parentale d'un couple". Force est de constater qu'une veuve ne forme plus un "couple", et l'alinéa 3 du même article se montre encore plus explicite :  "l'homme et la femme formant le couple doivent être vivants". Par voie de conséquence, le droit français n'autorise l'exportation de gamètes que pour utilisation conforme au droit français. 

Le critère lié au pays d'exportation


Dans l'ordonnance rendue par le Conseil d'Etat en mai 2016, la requérante était une jeune femme espagnole dont le mari italien était tombé gravement malade à Paris, ville de résidence du couple. Sachant que son traitement pouvait le rendre stérile, il avait congelé des paillettes de sperme dans un Centre d'étude et de conservation des oeufs et du sperme humains (CECOS). Après son décès, sa veuve avait donc pu obtenir du Conseil d'Etat une ordonnance permettant l'exportation des gamètes vers son pays natal. Le juge des référés avait alors précisé que sa décision avait un caractère exceptionnel, "eu égard à l’ensemble des circonstances de la présente affaire". On avait alors considéré que ce caractère exceptionnel résidait précisément dans la nationalité de la requérante, dès lors que l'Espagne autorisait l'insémination post-mortem et que l'on pouvait considérer comme discriminatoire le fait de lui refuser l'accès à une technique parfaitement licite dans le système juridique auquel elle est assujettie.

C'est manifestement ce qu'a compris le juge des référés du tribunal administratif de Toulouse qui, le 13 octobre 2016, c'est-à-dire deux jours après la décision rennaise, a refusé l'exportation des gamètes à une requérante, au motif qu'elle n'alléguait aucun lien avec l'un des pays autorisant les inséminations post mortem ni d'aucun projet de s'y installer.

Dans le cas rennais, Mme H. est de nationalité française comme son mari décédé. Lui aussi était atteint d'une très grave maladie, et lui aussi, craignant de devenir stérile, avait déposé ses gamètes dans un CECOS. Sa veuve demande l'exportation des gamètes vers un autre pays de l'Union européenne, non pas parce qu'elle en a la nationalité, mais tout simplement parce qu'elle cherche un système juridique qui autorise ce type d'assistance médicale à la procréation. Elle n'a évidemment pas l'intention de s'y installer.

A priori, le droit français devrait s'appliquer à Rennes comme à Toulouse, dans toute sa rigueur. Le juge des référés accepte pourtant de considérer que des circonstances particulières peuvent justifier l'exportation.

Louis Valtat (1869-1952). Louis le poupon.

Le critère de la compassion


 Comme le juge des référés du Conseil d'Etat le 31 mai 2016, celui de Rennes écarte purement et simplement la loi française en s'appuyant sur des "circonstances particulières". Pour réaliser une telle opération, il fait intervenir l'article 8 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme qui garantit le droit à la vie privée et familiale. Il affirme alors que, dans certains cas, "l'application de dispositions législatives peut constituer une ingérence disproportionnée" dans ce droit.

En l'espèce, ce caractère disproportionné repose sur les faits, et plus précisément sur l'histoire personnelle de la requérante. En effet, le projet parental de deux époux s'était concrétisé par une grossesse intervenue sans aucune assistance médicale en novembre 2015. En dépit de sa maladie, M. H. avait suivi cette grossesse et il avait pu connaître le sexe de son enfant le 14 janvier 2016, avant de s'éteindre le 27 janvier. Hélas, la petite fille est elle-même décédée in utero en avril 2016. C'est donc l'histoire de ce bébé perdu, témoignage de l'existence d'un véritable projet parental, qui constitue, aux yeux du juge, la "circonstance particulière" de nature à justifier l'exportation des gamètes.

Une réponse et des questions


Certes, le juge administratif fait preuve de compassion, qualité rare dans la juridiction administrative accusée d'être un peu trop désincarnée. On ne saurait trop l'en louer. En même temps, si l'ordonnance apporte une réponse à Mme H., elle pose des questions nouvelles. 

Sur le plan humain, on ne peut s'empêcher de penser à la requérante de Toulouse qui n'a pas pu commencer de grossesse. Va-t-elle regretter de n'avoir pas eu la "chance" de perdre un enfant pour prouver au juge l'existence d'un projet parental ? Le simple dépôt des gamètes dans un CECOS ne devrait-il pas être suffisant pour apporter cette preuve ? Ces questions méritent d'être posées, car elles conditionnent le respect du principe constitutionnel d'égalité devant la loi, ou plutôt devant la dérogation à la loi.

Sur le plan plus strictement juridique, cette utilisation de l'article 8 de la Convention européenne des droits de l'homme pour écarter la loi française est-elle réellement satisfaisante ? Elle accroît certes le pouvoir de juge qui peut, à son gré et selon les situations d'espèce, moduler son appréciation des circonstances particulières de nature à justifier une dérogation. En même temps, le simple fait que l'on recherche désormais de telles dérogations révèle l'inadaptation de la loi actuelle, à une époque où l'insémination post mortem est pratiquement dans bon nombre de pays proches. Il est sans doute temps que le parlement engage une réflexion nouvelle sur l'insémination post- mortem.

Sur l'insémination post-mortem : Chapitre 7 section 3 du manuel de libertés publiques sur internet.




1 commentaire:

  1. Votre analyse,particulièrement fine et équilibrée, aborde une problématique complexe qui exclut les jugements (au sens premier et second du terme) définitifs. Une fois encore, elle élargit le champ d'investigation intellectuel au-delà du simple cas d'espèce à d'autres débats de substance.

    1. Principe et exception

    Comme chacun le sait, la France est le pays qui proclame haut et fort les principes tout en sachant, à l'occasion, les assouplir parfois pour des raisons avouables, parfois pour d'autres qui le sont moins. Souvenons-nous du célèbre : "appuyons-nous sur les principes, ils finiront bien par céder" de Talleyrand ! Ou bien de l'adage qui veut que les principes ne valent que par leurs exceptions. La difficulté première réside dans le recherche d'un raisonnement cartésien aussi fort pour justifier le principe que l'exception. Dans la sphère des relations internationales, la diplomatie française se prend parfois les pieds dans le tapis moyen et proche-oriental en pratiquant cet exercice sur la question de la défense des droits de l'homme.

    2. Droit et éthique

    Le thème traité fait appel à des considérations juridiques évidentes (l'état du droit positif en la matière qui semble légèrement dépassé) mais aussi, et surtout, à des jugements de valeur touchant à l'éthique, aux convictions intimes personnelles, philosophiques et religieuses que nul ne peut nier. Comment arbitrer et être certain de faire pencher la balance du bon côté ? Comment faire en sorte que le droit accepté à un instant "t" le soit à un instant "t+1" alors que les mentalités, la société évoluent entre temps ? Les exemples ne manquent pas : interruption volontaire de grossesse, mariage pour tous... Il n'existe pas de vérité absolue sur de tels problématiques.

    3. Droit et (com)passion

    Aujourd'hui, la sphère normative et juridictionnelle n'échappe ni à la déferlante de la compassion reine (bouquets de fleurs, bougies, hashtags, mises en place de cellules psychologiques après chaque évènement sortant de l'ordinaire...), ni à la vague de la com' au plus mauvais sens du terme. A tel point qu'un nouveau concept est né, celui de com'passion: cocktail de ces deux dérives au XXIe siècle. La meilleure réponse est celle que vous proposez : que le législateur prenne ses responsabilités comme il lui arrive de le faire sur des sujets graves (fin de vie...).

    La neutralité absolue est impossible et au demeurant pas souhaitable. S'il est une chose que l'histoire nous enseigne, c'est la modestie, le sens de la relativité. Au ton résolu, il est préférable de privilégier la plus grande prudence. "Les philosophes modernes me paraissent jouer avec les mots et croire que ce sont des idées" (Georges Pompidou).

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