La Cour européenne des droits de l'homme, et plus précisément sa Grande Chambre, a rendu le 13 décembre 2012 un
arrêt de Souza Ribeiro c. France très salué par les militants associatifs actifs dans le domaine du droit des étrangers. Il sanctionne un régime d'éloignement des étrangers en situation irrégulière, régime spécifique à certains départements et collectivités d'outre mer (Guyane, St Martin, St Barthélémy, Polynésie française, Mayotte, Nouvelle Calédonie), et parfaitement dérogatoire au droit commun.
Un droit d'exception
Le droit commun prévoit, depuis la loi Joxe du 10 janvier 1990, le caractère suspensif de plein droit des recours dirigés contre une mesure d'éloignement. Celle-ci ne peut être exécutée avant que le juge ait statué sur un éventuel recours, principe qui garantit l'effectivité même de ce recours. Outre-mer en revanche, le principe est inversé, et le droit positif repose sur le caractère non suspensif du recours (
art. L514-1 Ceseda).
M. de Souza Ribeiro, né en 1988 et de nationalité brésilienne, réside avec sa famille en Guyane depuis 1995. En 2006, il est condamné à une peine de prison avec sursis pour infraction à la législation sur les stupéfiants. Le 25 janvier 2007, il est appréhendé lors d'un contrôle routier et n'est pas en mesure de produire des documents attestant la régularité de son séjour sur le territoire guyanais. L'arrêté préfectoral de reconduite est immédiat, et le requérant est placé en rétention administrative. Il introduit, dès le lendemain, un recours devant le tribunal administratif de Cayenne accompagné d'une demande de référé suspension, enregistrée au greffe à 15 h 11. Mais à 16 heures, soit cinquante minutes après son recours, il est reconduit au Brésil. Le juge administratif déclare évidemment sans objet la mesure d'urgence, dès lors que la décision d'éloignement a déjà été exécutée. C'est seulement neuf mois après, le 18 octobre 2007, que ce même tribunal, statuant cette fois au fond, a finalement déclaré illégal l'arrêté de reconduite à la frontière, au motif que le requérant résidait de manière régulière en Guyane depuis son enfance, et avec sa famille. Il entrait donc dans la catégorie des étrangers qui ne peuvent faire l'objet d'une obligation de quitter le territoire, au sens de l'
article L 511-4 Ceseda.
La décision de juin 2011
Dès lors, le recours devant la Cour européenne est dépourvu d'enjeu pour le requérant qui, au moment où statue la Cour, a, depuis longtemps, obtenu un titre de séjour. Sa situation offre cependant, à lui et aux associations qui le soutiennent, un contentieux très utile pour contester ce droit d'exception mis en oeuvre dans les collectivités d'outre mer. Le 30 juin 2011, la Cour européenne rend un
premier arrêt de chambre, qui va considérer comme irrecevable moyen tiré de la violation directe de l'article 8 de la Convention, garantissant le droit de mener une vie privée et familiale normale. En effet, le requérant ne peut guère invoquer une grave atteinte à sa vie familiale. Le dossier montre qu'il est resté très peu de temps au Brésil après sa reconduite, et qu'il est retourné en Guyane auprès de sa famille. Le lien familial n'a donc pas été durablement rompu, d'autant qu'il a finalement obtenu un titre de séjour régulier.
La décision de juin 2011 écarte également le moyen fondé sur l'atteinte au droit à un recours effectif, garanti par l'article 13 de la Convention. La Cour européenne observe que le recours du requérant a tout de même permis de faire reconnaître l'illégalité de la mesure d'éloignement et qu'il a finalement obtenu un titre de séjour. Elle en déduit que le recours a été "effectif" puisqu'il a démontré son efficacité, même avec retard.
Après cet échec, le requérant obtient le renvoi en Grande Chambre, procédure tout à fait exceptionnelle qui montre bien que la Cour entend rendre une décision de principe, portant précisément sur l'interprétation de l'article 13.
Impossibilité d'articuler un grief
A ses yeux, l'"effectivité" d'un recours ne dépend pas uniquement de son éventuelle issue favorable pour le requérant. Elle ne requiert pas nécessairement que le recours soit suspensif de plein droit, mais il doit comporter un examen approfondi de la situation du requérant, et offrir des garanties procédurales d'indépendance et d'impartialité (CEDH 26 juillet 2011, M. et a. c. Bulgarie). En l'espèce, le requérant n'a pas en été en mesure de se prévaloir efficacement du grief tiré du manquement à sa vie privée et familiale. L'arrêté de reconduite à la frontière a été pris si rapidement qu'il n'a pas pu être précédé d'un examen sérieux de la situation familiale de M. de Souza Ribeiro. Celle-ci n'est pas davantage examinée lors du référé-suspension, le tribunal se bornant à rejeter le recours, au motif que la reconduite à la frontière avait déjà eu lieu. C'est précisément cette absence d'examen que sanctionne la Grande Chambre. Au moment précis où il était possible d'empêcher une reconduite illégale, aucune autorité n'a exercé de contrôle sur le moyen essentiel articulé à l'appui de cette illégalité.
Le raisonnement de la Cour est implacable, et constitue une remise en cause profonde du droit d'exception qui s'applique outre-mer. La Cour impose en effet les exigences qui sont celles du droit commun, et refuse d'évoquer un quelconque particularisme de la situation guyanaise. On s'en réjouit pour les droits du justiciable et, d'une façon générale, pour l'Etat de droit.
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Guyane. Le pont sur l'Oyapock. Frontière avec le Brésil |
La culture du fleuve
Mais doit-on s'en réjouir totalement pour la Guyane ? Cette région est-elle encore un Etat de droit, précisément ? Souvenons nous que la frontière la plus longue du territoire français est celle qui sépare la Guyane du Brésil. Elle s'étend sur plus de sept cent trente kilomètres, et il est possible de la franchir aussi bien en traversant l'Oyapock qu'en passant à travers la forêt équatoriale, particulièrement dense à cet endroit. Souvenons nous aussi que de l'autre côté du Maroni, c'est le Surinam, dont la population très pauvre est naturellement très attirée par la Guyane. Les passages de la frontière sont permanents, surtout pour des populations pour lesquelles le fleuve, qu'il s'agisse du Maroni ou de l'Oyapock, est un lieu de vie et un espace de communication. Dans son
rapport annuel pour 2011, la Cour des comptes relève ainsi que "
les flux migratoires irréguliers présentent (...) des spécificités qui rendent leur maîtrise difficile", de sorte que "
les résultats sont peu satisfaisants". Et la Cour de déplorer le manque de moyens des services chargés de lutter contre l'immigration illégale.
Dans un
rapport d'information de février 2011, le Sénat estime qu'il y entre 30 000 et 80 000 immigrés illégaux en Guyane, alors que la population officielle guyanaise est de l'ordre de 220 000 personnes. Ces nouveaux nouveaux venus n'ont pas d'espoir d'intégration dans une région caractérisée par une criminalité violente, un développement constant du trafic de drogue, notamment du crack, et une situation économique catastrophique que ne parvient pas à cacher le succès du Centre spatial guyanais.
Devant une telle situation, il n'est pas possible de construire un droit d'exception, dit la Cour européenne. Elle a raison, mais cette rigueur juridique ne risque pas d'améliorer la situation guyanaise. D'autres moyens doivent donc être recherchés pour lutter contre l'immigration illégale, sans porter atteinte aux droits de la défense. La solution réside peut être dans le développement des conventions internationales, comme celle conclue avec le Brésil. Elle permet de reconduire les immigrants brésiliens, avec une réadmission immédiate. Le problème est que cette réadmission se fait impérativement à St Georges de l'Oyapock, juste sur le fleuve, qu'il est si facile de traverser en pirogue.
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