La
décision du 16 avril 2012,Janowiec et a. c. Russie, rendue par la Cour européenne, trouve son origine
dans le massacre de Katyn perpétré en avril et mai 1940, durant lequel
vingt-deux mille officiers et responsables polonais ont trouvé la mort. Durant
de longues années, la Russie a laissé croire que l'armée allemande était
l'auteur de ce crime, et c'est seulement en 1990 que Mikhaël Gorbatchev a ordonné
une enquête, alors que la plupart des historiens affirmaient la responsabilité
de Staline dans le massacre.
En 2004,
une décision de clore l'enquête a été prise par les autorités russes, mais elle
demeure aujourd'hui classée secret-défense. En 2010, la Douma, c'est-à-dire la
chambre basse du parlement russe, a voté une "déclaration" affirmant
que "
l'extermination massive de
citoyens polonais sur le territoire soviétique pendant la Seconde Guerre
mondiale" avait été perpétrée sur l'ordre de Staline, et qu'il fallait
continuer
"
à vérifier les listes des victimes, rétablir la réputation des
personnes mortes à Katyn et ailleurs, et mettre au jour les circonstances de
cette tragédie".
Non satisfaits de cette procédure
de réhabilitation trop lente à leurs yeux, quinze requérants polonais, proches
de douze victimes du massacre, ont saisi la Cour européenne, entre 2007 et 2009.
Ils se plaignent de n'avoir pas eu accès à la décision de cloture de l'enquête,
de n'avoir pas pu avoir accès aux dossiers de leurs proches et de n'avoir pas
pu engager de procédures en vue de leur réhabilitation. D'une façon générale,
les requérants estiment que les autorités russes n'ont pas diligenté une
enquête effective sur le massacre de Katyn, et ont traité les proches des
victimes de manière trop désinvolte.
Il est évidemment que cette
affaire met la Cour européenne dans l'embarras. Donner satisfaction aux
victimes polonaises en condamnant la Russie pour des faits produits il y a
soixante-douze ans reviendrait à stigmatiser la Russie d'aujourd'hui pour des
crimes commis par la Russie d'hier, cette Russie stalinienne que tout le monde
veut oublier. A l'inverse, donner satisfaction à la Russie en rejetant purement
et simplement les recours polonais reviendrait à refuser à ces personnes la
qualité de victime, solution bien fâcheuse pour une juridiction dont l'objet
même est la protection des droits de l'homme. Fort habilement, la Cour va
trouver une solution de juste milieu.
L'article 2 : l'obstacle de la
non rétroactivité
La Cour européenne qualifie le
massacre de Katyn de crime de guerre, qualification qui offre à la Pologne, et
aux requérants, une reconnaissance internationale de ces exactions. On pourrait
se demander cependant si la qualification de génocide n'aurait pas été
préférable, sachant que ces exactions ont précisément eu lieu pour exterminer
l'élite de la nation polonaise.
Quoi qu'il en soit, les
requérants ne demandaient pas une condamnation directe de la Russie actuelle
pour les crimes commis en 1940. Ils contestaient en revanche le fait qu'elle se
soit refusée à enquêter sérieusement sur ces crimes, violant ainsi l'article 2
de la Convention sur le droit à la vie.
La Cour refuse néanmoins de
condamner la Russie sur ce fondement, qu'elle refuse d'examiner. En effet, ce
pays n'a ratifié la Convention européenne qu'en 1998, soit cinquante-huit ans
après les évènements. La Cour ne peut donc, en principe, examiner les faits
antérieurs à cette date. La seule exception à ce principe est lorsque ces faits
sont antérieurs de peu à la ratification, et que l'enquête a essentiellement
lieu après celle-ci. Dans une affaire
Silih c. Slovénie du 9 avril 2009, le
décès du fils du requérant a lieu une année avant la ratification de la
Convention européenne par la Cour européenne, et l'instruction a eu lieu, dans
sa plus large part, après cette ratification. Et s'il est vrai que la Cour a
accepté d'examiner une série d'affaires concernant la mort de manifestants
durant la révolution roumaine de décembre 1989 (par exemple :
CEDH Agache et a. c. Roumanie du 20 octobre 2009), c'est que les
enquêtes étaient loin d'être achevées au moment de la ratification de la
ratification de la Convention par la Roumanie, en 1994.
La situation est bien différente
dans l'affaire du massacre de Katyn. La Cour fait observer qu'il n'y a aucun
"lien véritable" entre les décès intervenus en mai-juin 1940 et
l'entrée en vigueur de la Convention, cinquante-huit années plus tard. Quant
aux enquêtes diligentées par les autorités russes, elles ont eu lieu
essentiellement entre 1990 et 1998, c'est-à-dire avant la ratification de la
Convention. Par voie de conséquence, la Cour s'interdit d'apprécier
l'effectivité de l'enquête prise dans son intégralité et d'évaluer
l'observation par la Russie de son obligation d'enquêter découlant de l'article
2.
Si la non-rétroactivité fait
obstacle à la condamnation de la Russie sur le fondement de l'article 2, la
Cour va finalement prononcer cette condamnation sur la base des articles 38 et
3 de la Convention.
|
Katyn. Andrzej Wajda. 2007 |
Le refus de coopérer avec la Cour
(art. 38)
La Cour prend acte de la mauvaise
volonté des autorités russes. Ces dernières ont non seulement refusé de
communiquer aux parties la décision de clore l'enquête intervenue en 2004, mais
elle l'ont également refusée à la Cour elle-même. La Cour fait clairement
observer qu'elle ne voit pas l'intérêt de classifier cette pièce. Au contraire,
une enquête transparente sur les crimes de l'ancien régime totalitaire ne
pouvait porter atteinte aux intérêts liés à la sécurité nationale d'une Russie
qui se proclame aujourd'hui démocratique. Cette classification est d'autant
plus surprenante que les plus hautes autorités russes ont admis la
responsabilité du régime stalinien dans le massacre de Katyn.
Outre cette observation de bon
sens, la Cour s'appuie aussi sur le droit international. Elle rappelle que la
Convention de Vienne sur le droit des traités dispose que le droit interne ne
peut être invoqué pour justifier le manquement d'un Etat à se conformer à un
traité (art. 27). C'est bien le cas en l'espèce, puisque les autorités russes
s'appuient sur le secret-défense pour refuser de coopérer avec la Cour
européenne. Or, le secret-défense qui peut être invoqué par l'Etat, peut
également être levé par l'Etat.
La Russie est donc condamnée pour
avoir refusé de coopérer avec la Cour dans le cadre de l'instruction de
l'affaire, mais elle est aussi condamnée pour le traitement qu'elle a infligé
aux requérants.
Le traitement inhumain et
dégradant
Les requérants sont les ayants
droit des victimes de Katyn, l'une est la veuve de l'une d'entre elles, neuf
autres sont des fils ou filles de ces victimes qui étaient encore des enfants
lorsque leur père a été tué. La Cour observe qu'ils ont subi un double
traumatisme, d'abord la perte d'un être cher, et ensuite le fait de n'avoir pas
pu connaître la vérité pendant plus de cinquante années. La Cour observe la
réticences des autorités russes à reconnaître le massacre de Katyn, et note que
les requérants ont été traités avec mépris. Ils ont été confrontés au mensonge,
au refus de toute information sur le sort de leurs proches, puis au rejet de
toutes les démarches visant à la réhabilitation de leurs proches. Ce
"déni" conduit à la Cour à considérer que les requérants ont fait
l'objet d'un traitement inhumain au sens de l'article 3 de la Convention, sans
toutefois leur accorder une réparation autre que morale.
Ce raisonnement serait parfait
s'il ne se heurtait pas à un problème de taille : pourquoi la non-rétroactivité
est elle opposable à l'article 2 et pas à l'article 3 ? La Cour répond à
l'objection en insistant sur la différence entre les deux garanties. L'article
2, relatif au droit à la vie, impose aux autorités de prendre des mesures
concrètes, de diligenter une enquête pour trouver les responsables et les
punir. L'article 3 en revanche, relatif au traitement inhumain et dégradant,
impose aux autorités de réagir avec compassion au moment où elles sont saisies
et peu importe donc que cette saisine intervienne bien longtemps après les
faits.
Cette différence d'application
dans le temps entre les deux articles permet finalement à la Cour de rendre une
décision tout entière tournée vers l'équité. Aux requérants, il s'agit de
donner une satisfaction morale et l'assurance que leur qualité de victime sera
reconnue. A la Russie, il faut montrer une volonté de tourner la page pour
construire une Russie démocratique.
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