Le Royaume Uni a toujours entretenu avec la Cour européenne des droits de l'homme une relation compliquée.En soi ce n'est guère surprenant si l'on considère que ce pays se caractérise d'abord par une position particulière dans la géopolitique des libertés.Comme dans bien d'autres domaines, le Royaume Uni se situe dans une sorte d'entre-deux, partagé entre sa proximité avec le droit américain et son ancrage continental. Avec les Etats-Unis, le Royaume Uni partage son attachement au dualisme et une certaine méfiance à l'égard des conventions intervenues dans le domaine des droits de l'homme.
Membre du Conseil de l'Europe, il participe cependant au système international de protection des droits de l'homme le plus achevé au plan international, les décisions de la Cour européenne des droits de l'homme s'imposent à l'administration britannique comme aux autres. De même, on constate qu'en dépit de réticences affichées à l'égard de la Cour, les autorités britanniques se sont largement investies dans l'élection de Sir Nicolas Bratza à sa présidence.
La Cour européenne face à l'Habeas Corpus
Le Royaume Uni a certes juridiquement accepté la compétence de la Cour européenne... ce qui ne signifie pas qu'il adhère en profondeur à son principe même. Pour les Eurosceptiques en particulier, l'existence même d'une juridiction supranationale a quelque chose de "shocking" dans le pays du Bill of Rights et de l'Habeas Corpus , bref dans un pays qui n'a de leçons à recevoir de personnes dans ce domaine.
Et pourtant... les
statistiques récemment publiées par la Cour européenne montrent que 16 % des saisines britanniques de la Cour européenne portent précisément sur le principe de sûreté et 24 % sur les règles du procès équitable, pourtant garantis par cet Habeas Corpus présenté comme un modèle Sur le plan statistique, le Royaume Uni se situe derrière la Turquie, dont les saisines ne dépassent pas 15 % en matière de sûreté et 21 % en matière de procès équitable, et derrière la moyenne des 47 Etats parties à la Convention européenne qui se situe à 11 % pour la sûreté et 20 % pour le procès équitable.
Bien entendu, les juristes britanniques pourraient répondre que 39 % des saisines françaises portent sur la durée très excessives de nos procédures, et ils auraient raison. Mais l'administration française se caractérise par une absence totale de remise en cause des décisions de la Cour. Celle-ci a déjà suscité la modification de pans entiers de notre système juridique, des écoutes téléphoniques à la garde à vue en passant par le droit des étrangers. Si les décisions de la Cour européenne suscitent parfois quelques critiques, ces dernières ne dépassent pas le champ du débat juridique.
La situation est bien différente au Royaume Uni, où quelques décisions récentes ont suscité une mise en cause aussi radicale que décomplexée de la Cour européenne.
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André Derain. Big Ben. 1906 |
La Cour européenne face aux Eurosceptiques
Cette irritation est renforcée par certaines décisions de la Cour européenne, qui ne ménagent pas les autorités britanniques. On songe évidemment aux
deux décisions du 7 juillet 2011 Al Skeini c. Royaume Uni, et
Al Jedda c. Royaume Uni, A propos de différentes exactions commises sur des civils par des soldats britanniques en Irak, la Cour avait condamné le Royaume-Uni pour violation du principe de sûreté. Elle avait refusé de suivre les autorités britanniques qui estimaient que la responsabilité engagée était celle de l'ONU. A ses yeux, les victimes des mauvais traitements étaient placées sous la garde de l'armée britannique,ce qui suffit à engager la responsabilité du Royaume-Uni.
De manière un peu étrange, mais ô combien britannique, l'opposition des Eurosceptiques s'est cristallisée sur une jurisprudence qui, aux yeux français, ne présente qu'un intérêt des plus limités. Par une
décision Hirst du 6 octobre 2005, le Royaume Uni a été condamné par la Cour pour discrimination, une loi de 1870 interdit en effet aux personnes détenues de participer aux élections. Il est vrai que M. Hirst était condamné pour avoir tué sa propriétaire à coup de hache, ce qui ne plaidait pas en sa faveur.. Mais il n'en demeure pas moins que la Cour estime que la privation des droits civiques ne doit pas être la conséquence de la privation de liberté mais doit être prononcée comme une peine distincte.
Confrontées à cette décision, les autorités britanniques ont fait la sourde oreille et refusé de modifier la législation. De manière très logique, le 23 novembre 2010, dans une affaire similaire,
Greens et M. T. c. Royaume Uni, la Cour européenne a réitéré sa condamnation. Elle a eu en outre l'outrecuidance de donner cette fois un délai de 6 mois aux autorités britanniques pour mettre le droit en conformité à la norme européenne.
Cette fois, la décision a suscité un tollé, tant dans la population que dans les milieux gouvernementaux. M. David Cameron a déclaré qu'un prisonnier qui a rompu le contrat social doit perdre à la fois sa liberté et son droit de vote. Et il a reçu sur ce point le soutien des Communes qui ont refusé toute modification de la loi de 1870.
En même temps, un
rapport publié en février 2011 par" Policy Exchange" intitulé "
Bringing Rights Back Home" et signé par Michael Pinto-Duschinsky déclare que le Royaume Uni est devenu un "
sous-serviteur" des juges strasbourgeois, qui n'ont "
virtuellement aucune légitimité démocratique". Et l'auteur, professeur à Oxford et ancien conseiller du gouvernement, étudie les moyens juridiques de renoncer à la juridiction de la Cour, voire de se retirer de la Convention européenne.
Aujourd'hui, l'examen imminent, le 2 novembre, par la Grande Chambre de la Cour, d'une nouvelle affaire portant sur le droit de vote d'un détenu, en Italie cette fois (Scoppola c. Italie) a pour effet de relancer l'offensive des Eurosceptiques britanniques. L'"Attorney General" se rendra à Strasbourg pour plaider la primauté des lois de l'Etat lorsque sont en cause des "questions de société", argumentaire dont on n'a évidemment pas le détail, mais qui semble avoir bien peu de chances de prospérer.
On peut toutefois s'interroger sur l'objet réel de cette démarche. Chacun sait que le Premier ministre David Cameron n'a évidemment pas intérêt à marginaliser le Royaume Uni au sein de l'Europe... Et une plaidoirie à Strasbourg permet de donner une satisfaction d'amour propre aux Eurosceptiques.. sans s'engager à rien.
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