L'usage
veut qu'à l'occasion des vacances, Liberté Libertés Chéries invite ses
lecteurs à retrouver les grands textes sur les libertés publiques. Pour
comprendre le droit d'aujourd'hui, pour éclairer ses principes
fondamentaux et comprendre les crises qu'il traverse, il est nécessaire
de lire ou de relire ceux qui en ont construit le socle historique et
philosophique. Les courts extraits proposés n'ont pas d'autre objet que
de susciter une réflexion un peu détachée des contingences de
l'actualité, et de donner envie de lire la suite. Bien
entendu, les lecteurs de Liberté Libertés Chéries sont invités à
participer à cette opération de diffusion de la pensée, en faisant leurs
propres suggestions de publication. Qu'ils en soient, à l'avance,
remerciés.
Aujourd'hui, LLC propose à ses lecteurs conférence d'Elysée Reclus sur la peine de mort, prononcée à Lausanne, à l'initiative de l'"Association ouvrière"
Elysée Reclus
La peine de mort
1879
Elysée Reclus à Lausanne, en 1879
MESSIEURS
Je n’ai pas
l’honneur d’être citoyen suisse et je ne connais que très imparfaitement la
constitution dont quelques pétitionnaires demandent à supprimer un article ;
mais il s’agit ici d’une question humaine agitée dans tous les pays civilisés.
En qualité d’homme et d’international, j’ai le droit de traiter cette question. J’ai malheureusement aussi à m'en occuper comme Français, car ma patrie est encore un pays de coupe-têtes, et la guillotine,
qui y fut inventée, y fonctionne toujours.
Ennemi de la peine de mort, je dois essayer d’abord
d’en connaître les origines. Est-ce
justement qu’on la fait
dériver du droit de défense personnelle ? S’il en était ainsi, il serait
difficile de la combattre car chacun de nous a certainement le droit de se
défendre et de défendre les siens, soit contre la bête, soit contre l’homme
féroce qui l’attaque. Mais n’est-il pas évident que le droit de défense
personnelle ne peut être délégué, car il cesse immédiatement avec le danger ? Quand nous prenons dans nos mains la
vie de nos semblables, c’est qu’il n’y a pas de recours social contre eux,
c’est que nul ne peut nous aider ; de même quand un homme se place en dehors
des autres, au-dessus de tout contrat et qu’il fait peser son pouvoir sur des
citoyens changés en sujets, ceux-ci ont le droit de se lever et de tuer qui les
opprime. L’histoire nous donne heureusement des exemples nombreux de la
revendication de ce droit.
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L’origine de la
peine de mort, telle que l’appliquent actuellement les États, est certainement
la vengeance, la vengeance sans mesure, aussi terrible que peut l’inspirer la
haine, ou la vengeance réglée par une sorte de justice sommaire, c’est-à-dire
la peine du talion : "Dent pour dent, oeil pour oeil, tête pour
tête". Dès que la famille fut constituée, elle se substitua à l’individu
pour exercer la vengeance ou la vendetta. Elle exige le prix du sang : chaque
blessure est payée par une autre blessure, chaque mort par une autre mort, et
c'est ainsi que les haines et les guerres s’éternisent. C’était l’état d’une
grande partie de l’Europe
au moyen âge, c’était au dernier siècle
celui de l’Albanie, du Caucase et de beaucoup d’autres pays.
Cependant un peu d’ordre
s’est introduit dans les guerres
perpétuelles, grâce au rachat. Les individus ou les familles, pouvaient d’ordinaire se
racheter, et ce genre de transaction était fixé par la coutume. Tant de bœufs,
de moutons ou de chèvres, tant d’écus sonnants ou d’arpents de terrain étaient
fixés pour le rachat du sang. Le condamné pouvait aussi se racheter en se
faisant adopter par une autre famille, quelquefois même par celle qu’il avait
offensée ; il pouvait aussi devenir libre par une action d’éclat ; enfin, il
pouvait tomber trop bas pour qu’on daignât le punir. Il lui suffisait de se cacher
derrière une femme et désormais il était libre, trop vil pour qu’on voulût le
tuer, mais plus malheureux que s’il eût été couvert de blessures. Il vivait,
mais sa vie était pire que la mort.
La loi du talion
de famille à famille ne pouvait évidemment pas se maintenir
dans les grands
États centralisés,
monarchies, aristocraties ou républiques. Là c’est la société,
représentée par
son gouvernement, roi, conseils ou magistratures, qui se charge de la
vengeance
ou de la vindicte, comme on dit en langage de jurisprudence. Mais
l'histoire
nous prouve qu’en accaparant le droit de punir au nom de tous, l’État,
caste ou roi, s’est occupé surtout de venger ses injures particulières,
et nous savons avec quelle fureur il a poursuivi
ses ennemis et quels raffinements de cruauté il a mis à les faire
souffrir. Il
n’est pas de torture que l’imagination puisse inventer et qui n'ait été
ainsi
appliquée sur des millions d’hommes : ici on brûlait à petit feu,
ailleurs on
écorchait ou on découpait successivement les membres, à Nuremberg, on
enfermait
le condamné dans le corps de la "Vierge" de fer, rougie au feu; en
France, on lui brisait les membres
ou on le tirait à quatre chevaux ; en Orient, on empale les malheureux ;
au
Maroc, on les maçonne en ne laissant que la tête hors du mur. Et
pourquoi
toutes ces vengeances? Est-ce pour
punir de véritables crimes ? Non, toujours la haine des rois et des
classes
dominantes s’est tournée contre les hommes qui revendiquaient la liberté
de
penser et d’agir.
C'est au
service de la tyrannie qu’a toujours été la peine de mort. Qu’a fait Calvin,
maître du pouvoir ? Il a fait brûler
Michel Servet, un de ces hommes de divination scientifique comme on en compte à
peine dix ou douze dans l’histoire de l’humanité tout entière. Qu’a fait
Luther, autre fondateur de religion ? Il a excité ses amis les seigneurs à
courir sus aux paysans :
"Tuez-les, tuez-les, l’enfer les reprendra plus tôt. "
Qu’a fait l’Église
catholique triomphante ? Elle a organisé les autodafés. C’est elle
qui alluma les bûchers, qui tint pendant trois siècles le noble peuple de
l’Espagne sous la terreur. Et récemment quand une ville libre, coupable d’avoir
maintenu son autonomie, a été reconquise par ses oppresseurs, n'avons-nous pas
vu ceux-ci tuer par milliers, hommes, femmes, enfants et se servir de la
mitrailleuse pour grossir plus vite les tas de cadavres ? Et ceux qui ont pris
part au massacre, fiers de leur besogne, ne sont-ils pas venus cyniquement s’en
vanter ? Ici même on a pu les
entendre.
Mais si l’État
est féroce quand il s’agit de venger une atteinte portée à son pouvoir, il
apporte moins de passion dans la vindicte des crimes privés, et peu à peu lui a
fait honte d’appliquer la peine de mort. Le temps n’est plus où le bourreau,
vêtu de rouge, fait montre de sa personne derrière le roi : ce n’est plus le second personnage de l'État, ce n’est plus le "miracle vivant" comme l’appelait Joseph de Maistre
; il est devenu
la honte de la société
et ne se laisse pas même connaître sous son nom. On a vu des hommes
se faire sauter la main droite pour n’être pas forcés à servir de bourreau. En
beaucoup de pays où la peine de mort existe encore, on ne décapite, on ne pend,
on ne garrotte plus que dans l’intérieur des prisons. Enfin dans plusieurs
pays, la peine de mort est abolie ;
depuis plus de cent ans le sang des décapités ne souille plus le sol de la
Toscane, et la Suisse est une des nations qui ont eut l’honneur de brûler
l’échafaud. Et maintenant elle aurait la honte de le rétablir ! elle a vraiment bien peu de souci de sa gloire.
Avant qu’elle adopte le rétablissement de la peine de mort, qu’on lui prouve au moins que les
pays où il y a le moins de crimes sont ceux où la pénalité est la plus terrible.
Or, c’est précisément le contraire qui arrive car le sang appelle le sang,
c’est autour des échafauds et dans les prisons que se forment les meurtriers et
les voleurs. Nos tribunaux sont des écoles de crime. Quels êtres
plus vils que tous ceux dont la vindicte publique
se sert pour la répression : mouchards et gardes-chiourme, bourreaux et
policiers !
Ainsi la peine de mort est inutile. Mais est-elle juste ?
Non, elle n’est
pas juste. Quand un individu se venge isolément, il peut considérer son
adversaire comme responsable, mais la société,
prise dans son ensemble, doit comprendre le lien de solidarité qui la rattache à tous ses membres, vertueux ou criminels, et reconnaître que dans chaque crime elle a aussi
sa part. A-t-elle pris soin de l’enfance du criminel? Lui a-t-elle donné une éducation complète ? Lui a- t-elle
facilité les chemins de la vie ? Lui a-t-elle toujours donné de bons exemples? A-t-elle veillé à ce qu’il ait bien
toutes les chances de rester honnête ou de le redevenir après une première
chute? Et si elle ne l’a pas fait,
le criminel ne peut-il pas la taxer d’injustice ?
L’économiste
Stuart Mill, ce probe savant qu’il est bon de donner en exemple à tous ses
confrères, compare tous les membres de la société à des coureurs auxquels un
César quelconque fixerait le même but. L’un des concurrents est jeune, agile,
dispos, un autre est déjà vieux ; il
en est de malades, de boiteux, de culs-de-jatte. Serait-il juste de condamner
les derniers : les uns à la misère, les autres à l’esclavage ou à la mort,
tandis que le premier serait couronné vainqueur ? Et fait-on autre chose dans la société ? Les uns ont des chances de bonheur, d’éducation et de force : ils sont déclarés
vertueux ; les autres sont condamnés par le milieu à
rester vautrés dans la misère ou dans le vice
: c'est sur eux que doit tomber la vindicte sociale ?
Mais il est
encore une autre cause qui défend à la société bourgeoise de prononcer la peine
de mort. C’est qu'elle-même tue et tue par millions. S’il est un fait prouvé
par l’étude de l’hygiène, c’est que la vie moyenne pourrait être doublée. La
misère abrège la vie du pauvre. Tel métier tue dans l’espace de quelques
années, tel autre en quelques mois. Si tous avaient les jouissances de la vie,
ils vivraient comme des pairs d’Angleterre, ils dépasseraient la soixantaine, mais condamnés pratiquement soit aux travaux
forcés, soit — ce qui est pis — au manque de travail, ils meurent avant le
temps, et pendant leur courte vie, la maladie les a torturés. Le calcul est
facile à faire. C’est au moins 8 à 10 millions d’hommes que la société
extermine chaque année, en Europe seulement, non en les tuant à coups de
fusils, mais en les forçant à mourir en supprimant leur couvert au banquet de
la vie. Il y a dix ans, un ouvrier anglais, Duggan, se suicida avec toute sa
famille. Un infâme journal, toujours occupé à vanter les mérites des rois et
des puissants, eut l’imprudence de se féliciter de ce suicide de l’ouvrier.
"Quel bon débarras, s’écria-t-il, les ouvriers pour qui il n’y a pas de
place, se tuent eux-mêmes, ils nous dispensent de la besogne désagréable de les
tuer de nos mains". Voilà le cynique aveu de ce que pensent tous les
adorateurs du Dieu Capital !
Quel est donc le
remède à tous ces meurtres en masse, en même temps qu’aux meurtres qui se
commettent isolément ? Vous savez d’avance ce que propose
un socialiste. C’est un changement social complet, c’est le collectivisme, l’appropriation de la
terre et des instruments par tous ceux qui travaillent. C’est ainsi que le
gouffre de haine pourra se combler entre les hommes, que la misère et la
poursuite de la fortune, cette grande conseillère de crimes, cesseront
d’exciter les citoyens les uns contre les autres, et que la vindicte sociale
pourra se reposer enfin. Au droit de la force, qui prévaut dans la nature
sauvage, il est temps de faire succéder la justice, qui est l’idéal de tout
homme digne de ce nom.
Mais dans la
société transformée, il est possible qu’il y ait encore des crimes.
Physiologiquement le type du criminel pourra se présenter de nouveau. Que
ferons-nous alors ? Tuerons-nous le
criminel ? Non certes. Celui chez lequel le crime provient de la folie, nous le
soignerons, comme nous soignons les fous ou les autres
malades, en nous garant de leurs violences. Quant aux hommes
devenus criminels par la
fougue du tempérament ou l’ardeur du sang, il serait dès maintenant possible de
leur proposer la réhabilitation par l’héroïsme.
On l’a vu cent
fois : des galériens se jettent dans les flammes ou dans les eaux pour sauver
des malheureux et se sentir renaître
ainsi dans l’estime
des autres hommes.
Les forçats que la commune
de Carthagène rendit libres et que la France a refait esclaves, ont été
sublimes d’héroïsme pendant leur courte liberté
de quelques mois. Obéissez, disait
le Christianisme, et le peuple s’est avili.
Enrichissez- vous, disent les bourgeois à leurs fils, et ceux-ci
cherchent à s’enrichir de toutes les manières, soit en violant, soit avec plus
d’habilité, en tournant la loi. Devenez des héros, disent les socialistes
révolutionnaires et des brigands même pourront se relever par l'héroïsme.