« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


mardi 29 juillet 2025

Le porno, c'est pas pour les enfants



Le juge des référés du Conseil d'État, dans une ordonnance du 15 juillet 2025, refuse de suspendre l'exécution de l'arrêté du ministre de la Culture qui, le 26 février 2025. Il dresse la liste des services de diffusion en ligne et de partage de vidéos au contenu pornographique, désormais contraints de contrôler l'âge des utilisateurs. L'un d'entre eux, entreprise de droit chypriote, a choisi de contester cet arrêté, en invoquant à la fois une atteinte à sa situation économique et à la liberté d'expression des personnes majeures.


Le cadre juridique

 

Rappelons que l'exposition des mineurs à des contenus pornographiques est interdite par l'article 227-24 du code pénal, issu d'une loi du 22 juillet 1992. Par la suite, l’article 23 de la loi du 30 juillet 2020 visant à protéger les victimes de violences conjugales a confié à l’Autorité de régulation de la communication audiovisuelle et numérique (Arcom) une compétence de mise en demeure d’un service de communication au public ne respectant pas cette obligation pénale et de saisine du juge aux fins de blocage de ce site si ce dernier ne se conforme pas à cette mise en demeure. L’Arcom s'est efforcée d'exercer ces nouvelles compétences. Elle a mis en demeure treize sites, mais l'autorité se heurtait au problème récurrent de la vérification concrète de l'âge des utilisateurs.

La loi du 21 mai 2024 visant à sécuriser et à réguler l'espace numérique (loi SREN) a donc imposé aux éditeurs et fournisseurs de services de mettre en place des systèmes de vérification de l’âge des utilisateurs. La mise en oeuvre de cette procédure est précisée par un référentiel établi par l'Autorité de régulation de la communication (Arcom). En outre, les pouvoirs de l'Arcom sont renforcés par une possibilité de blocage administratif des sites qui ne respecteraient pas leurs obligations dans ce domaine. L'arrêté contesté du ministre de la Culture vise à compléter le dispositif en listant directement les sites concernés.

 

L'influence des contentieux en cours

 

L'empilement des législations n'est pas sans conséquences, car des contentieux sont nés de la loi du 30 juillet 2020 et sont, en quelque sorte, venus polluer ceux issus de la loi de 2024. 

C'est ainsi qu'une question préjudicielle a été posée à la Cour de justice de l'Union européenne (CJUE) par le Conseil d'État, dans un arrêt Société Webgroup Czech Republic et a. du 6 mars 2024. Elle porte sur la conformité du dispositif français à la directive du 8 juin 2000 sur la société de l'information tel qu'interprété par la CJUE dans sa décision du 9 novembre 2023, Google Ireland Limited, Meta Platforms Ireland Limited, Tik Tok Technology Limited c. KommAustria. Concrètement, la question posée est celle de savoir si le dispositif de mise en demeure peut s'appliquer à des entreprises établies dans d'autres États membre de l'Union européenne. La cour d'appel de Paris, le 7 mai 2025, a elle-même sursis à statuer sur la demande de blocage d'un site pornographique, c'est-à-dire sur une procédure fondée sur la loi récente de 2024, en attendant la réponse de la CJUE. 


 Calvin & Hobbes. Jim Watterson
 
Dans la présente affaire, en première instance, le tribunal administratif de Paris, le 16 juin 2025, a accepté de suspendre l'arrêté, attendant, lui aussi, le résultat de la question préjudicielle, estimant que la réponse aurait sans doute une incidence sur le contentieux. A ses yeux, l'existence même de cette question préjudicielle témoigne d'un doute sérieux sur la compatibilité de la procédure avec le droit de l'Union européenne. Un tel doute suffit à caractériser à lui seul à la fois la situation d'urgence et le doute sérieux sur la légalité de la procédure. En d'autres termes, il est urgent d'attendre.

C'est précisément ce que refuse le Conseil d'État, saisi d'un pourvoi en cassation déposé conjointement par les ministres de la Culture et de l'économie numérique. Écartant l'analyse du juge des référés du tribunal administratif, il rejette, pour défaut d’urgence, la demande de suspension.

 

Desserrer l'étau de la question préjudicielle

 


Il est vrai que les deux moyens articulés par l'entreprise ne semblaient guère convaincants. Elle invoquait
d'abord l'atteinte portée à sa situation économique par la nouvelle contrainte qui lui était imposée de vérifier l'âge des internautes. Mais le Conseil d'État fait remarquer que la société n'apporte aucun élément concret permettant d'établir un quelconque préjudice causé à la société. Celle-ci estimait ensuite que l'application de l'arrêté empêcherait la diffusion de contenus pornographiques auprès de personnes majeures ayant parfaitement le droit d'y accéder. Mais le Conseil d'État note qu'il s'agit seulement de vérifier l'âge des personnes, précisément pour permettre aux majeurs, et à eux seuls, de consulter ces sites. On ne peut donc relever dans ces législation qui ne concerne que les enfants aucune atteinte à la liberté d'expression ou à la vie privée des adultes. L'intérêt public, en l'espèce la protection des mineurs, justifie ainsi une mesure qui ne porte pas vraiment atteinte aux droits et libertés des majeurs.

Derrière cette décision, évidemment satisfaisante au regard de la protection des enfants, apparaît une autre préoccupation. Le Conseil d'État sanctionne la décision du juge des référés du tribunal administratif pour erreur de droit. Il refuse en effet de considérer, et il l'exprime très clairement, que le critère de l'urgence ne peut reposer sur la seule circonstance qu'un doute, concrétisé par une question préjudicielle, existe sur la conformité de la loi française au droit de l'Union européenne. La question préjudicielle pourrait alors devenir un outil purement dilatoire, la suspension d'un acte par la procédure de référé devenant alors plus ou moins automatique. A cet égard, la décision du 15 juillet 2025 s'inscrit dans un mouvement plus général par lequel les juges français affirment leur autonomie à l'égard du droit de l'Union.

 

samedi 26 juillet 2025

Les Invités de LLC - Elysée Reclus - La peine de mort. 1879

L'usage veut qu'à l'occasion des vacances, Liberté Libertés Chéries invite ses lecteurs à retrouver les grands textes sur les libertés publiques. Pour comprendre le droit d'aujourd'hui, pour éclairer ses principes fondamentaux et comprendre les crises qu'il traverse, il est nécessaire de lire ou de relire ceux qui en ont construit le socle historique et philosophique. Les courts extraits proposés n'ont pas d'autre objet que de susciter une réflexion un peu détachée des contingences de l'actualité, et de donner envie de lire la suite. Bien entendu, les lecteurs de Liberté Libertés Chéries sont invités à participer à cette opération de diffusion de la pensée, en faisant leurs propres suggestions de publication. Qu'ils en soient, à l'avance, remerciés.

Aujourd'hui, LLC propose à ses lecteurs conférence d'Elysée Reclus sur la peine de mort, prononcée à Lausanne, à l'initiative de l'"Association ouvrière"


Elysée Reclus

La peine de mort


1879



 

Elysée Reclus à Lausanne, en 1879

 

 

MESSIEURS

Je n’ai pas l’honneur d’être citoyen suisse et je ne connais que très imparfaitement la constitution dont quelques pétitionnaires demandent à supprimer un article ; mais il s’agit ici d’une question humaine agitée dans tous les pays civilisés. En qualité d’homme et d’international, j’ai le droit de traiter cette question. J’ai malheureusement aussi à m'en occuper comme Français, car ma patrie est encore un pays de coupe-têtes, et la guillotine, qui y fut inventée, y fonctionne toujours.

 

Ennemi de la peine de mort, je dois essayer d’abord d’en connaître les origines. Est-ce justement qu’on la fait dériver du droit de défense personnelle ? S’il en était ainsi, il serait difficile de la combattre car chacun de nous a certainement le droit de se défendre et de défendre les siens, soit contre la bête, soit contre l’homme féroce qui l’attaque. Mais n’est-il pas évident que le droit de défense personnelle ne peut être délégué, car il cesse immédiatement avec le danger ? Quand nous prenons dans nos mains la vie de nos semblables, c’est qu’il n’y a pas de recours social contre eux, c’est que nul ne peut nous aider ; de même quand un homme se place en dehors des autres, au-dessus de tout contrat et qu’il fait peser son pouvoir sur des citoyens changés en sujets, ceux-ci ont le droit de se lever et de tuer qui les opprime. L’histoire nous donne heureusement des exemples nombreux de la revendication de ce droit.



L’origine de la peine de mort, telle que l’appliquent actuellement les États, est certainement la vengeance, la vengeance sans mesure, aussi terrible que peut l’inspirer la haine, ou la vengeance réglée par une sorte de justice sommaire, c’est-à-dire la peine du talion : "Dent pour dent, oeil pour oeil, tête pour tête". Dès que la famille fut constituée, elle se substitua à l’individu pour exercer la vengeance ou la vendetta. Elle exige le prix du sang : chaque blessure est payée par une autre blessure, chaque mort par une autre mort, et c'est ainsi que les haines et les guerres s’éternisent. C’était l’état d’une grande partie de l’Europe au moyen âge, c’était au dernier siècle celui de l’Albanie, du Caucase et de beaucoup d’autres pays.

 

Cependant un peu d’ordre s’est introduit dans les guerres perpétuelles, grâce au rachat. Les individus ou les familles, pouvaient d’ordinaire se racheter, et ce genre de transaction était fixé par la coutume. Tant de bœufs, de moutons ou de chèvres, tant d’écus sonnants ou d’arpents de terrain étaient fixés pour le rachat du sang. Le condamné pouvait aussi se racheter en se faisant adopter par une autre famille, quelquefois même par celle qu’il avait offensée ; il pouvait aussi devenir libre par une action d’éclat ; enfin, il pouvait tomber trop bas pour qu’on daignât le punir. Il lui suffisait de se cacher derrière une femme et désormais il était libre, trop vil pour qu’on voulût le tuer, mais plus malheureux que s’il eût été couvert de blessures. Il vivait, mais sa vie était pire que la mort.  

 

La loi du talion de famille à famille ne pouvait évidemment pas se maintenir dans les grands États centralisés, monarchies, aristocraties ou républiques. Là c’est la société, représentée par son gouvernement, roi, conseils ou magistratures, qui se charge de la vengeance ou de la vindicte, comme on dit en langage de jurisprudence. Mais l'histoire nous prouve qu’en accaparant le droit de punir au nom de tous, l’État, caste ou roi, s’est occupé surtout de venger ses injures particulières, et nous savons avec quelle fureur il a poursuivi ses ennemis et quels raffinements de cruauté il a mis à les faire souffrir. Il n’est pas de torture que l’imagination puisse inventer et qui n'ait été ainsi appliquée sur des millions d’hommes : ici on brûlait à petit feu, ailleurs on écorchait ou on découpait successivement les membres, à Nuremberg, on enfermait le condamné dans le corps de la "Vierge" de fer, rougie au feu; en France, on lui brisait les membres ou on le tirait à quatre chevaux ; en Orient, on empale les malheureux ; au Maroc, on les maçonne en ne laissant que la tête hors du mur. Et pourquoi toutes ces vengeances? Est-ce pour punir de véritables crimes ? Non, toujours la haine des rois et des classes dominantes s’est tournée contre les hommes qui revendiquaient la liberté de penser et d’agir.  

 

C'est au service de la tyrannie qu’a toujours été la peine de mort. Qu’a fait Calvin, maître du pouvoir ? Il a fait brûler Michel Servet, un de ces hommes de divination scientifique comme on en compte à peine dix ou douze dans l’histoire de l’humanité tout entière. Qu’a fait Luther, autre fondateur de religion ? Il a excité ses amis les seigneurs à courir sus aux paysans : "Tuez-les, tuez-les, l’enfer les reprendra plus tôt. " Qu’a fait l’Église catholique triomphante ? Elle a organisé les autodafés. C’est elle qui alluma les bûchers, qui tint pendant trois siècles le noble peuple de l’Espagne sous la terreur. Et récemment quand une ville libre, coupable d’avoir maintenu son autonomie, a été reconquise par ses oppresseurs, n'avons-nous pas vu ceux-ci tuer par milliers, hommes, femmes, enfants et se servir de la mitrailleuse pour grossir plus vite les tas de cadavres ? Et ceux qui ont pris part au massacre, fiers de leur besogne, ne sont-ils pas venus cyniquement s’en vanter ? Ici même on a pu les entendre.  

 

Mais si l’État est féroce quand il s’agit de venger une atteinte portée à son pouvoir, il apporte moins de passion dans la vindicte des crimes privés, et peu à peu lui a fait honte d’appliquer la peine de mort. Le temps n’est plus où le bourreau, vêtu de rouge, fait montre de sa personne derrière le roi : ce n’est plus le second personnage de l'État, ce n’est plus le "miracle vivant" comme l’appelait Joseph de Maistre ; il est devenu la honte de la société et ne se laisse pas même connaître sous son nom. On a vu des hommes se faire sauter la main droite pour n’être pas forcés à servir de bourreau. En beaucoup de pays où la peine de mort existe encore, on ne décapite, on ne pend, on ne garrotte plus que dans l’intérieur des prisons. Enfin dans plusieurs pays, la peine de mort est abolie ; depuis plus de cent ans le sang des décapités ne souille plus le sol de la Toscane, et la Suisse est une des nations qui ont eut l’honneur de brûler l’échafaud. Et maintenant elle aurait la honte de le rétablir ! elle a vraiment bien peu de souci de sa gloire. Avant qu’elle adopte le rétablissement de la peine de mort, qu’on lui prouve au moins que les pays où il y a le moins de crimes sont ceux où la pénalité est la plus terrible. 

Or, c’est précisément le contraire qui arrive car le sang appelle le sang, c’est autour des échafauds et dans les prisons que se forment les meurtriers et les voleurs. Nos tribunaux sont des écoles de crime. Quels êtres plus vils que tous ceux dont la vindicte publique se sert pour la répression : mouchards et gardes-chiourme, bourreaux et policiers !

 

 Ainsi la peine de mort est inutile. Mais est-elle juste ?

Non, elle n’est pas juste. Quand un individu se venge isolément, il peut considérer son adversaire comme responsable, mais la société, prise dans son ensemble, doit comprendre le lien de solidarité qui la rattache à tous ses membres, vertueux ou criminels, et reconnaître que dans chaque crime elle a aussi sa part. A-t-elle pris soin de l’enfance du criminel? Lui a-t-elle donné une éducation complète ? Lui a- t-elle facilité les chemins de la vie ? Lui a-t-elle toujours donné de bons exemples? A-t-elle veillé à ce qu’il ait bien toutes les chances de rester honnête ou de le redevenir après une première chute? Et si elle ne l’a pas fait, le criminel ne peut-il pas la taxer d’injustice ?

L’économiste Stuart Mill, ce probe savant qu’il est bon de donner en exemple à tous ses confrères, compare tous les membres de la société à des coureurs auxquels un César quelconque fixerait le même but. L’un des concurrents est jeune, agile, dispos, un autre est déjà vieux ; il en est de malades, de boiteux, de culs-de-jatte. Serait-il juste de condamner les derniers : les uns à la misère, les autres à l’esclavage ou à la mort, tandis que le premier serait couronné vainqueur ? Et fait-on autre chose dans la société ? Les uns ont des chances de bonheur, d’éducation et de force : ils sont déclarés vertueux ; les autres sont condamnés par le milieu à rester vautrés dans la misère ou dans le vice : c'est sur eux que doit tomber la vindicte sociale ? 

Mais il est encore une autre cause qui défend à la société bourgeoise de prononcer la peine de mort. C’est qu'elle-même tue et tue par millions. S’il est un fait prouvé par l’étude de l’hygiène, c’est que la vie moyenne pourrait être doublée. La misère abrège la vie du pauvre. Tel métier tue dans l’espace de quelques années, tel autre en quelques mois. Si tous avaient les jouissances de la vie, ils vivraient comme des pairs d’Angleterre, ils dépasseraient la soixantaine, mais condamnés pratiquement soit aux travaux forcés, soit — ce qui est pis — au manque de travail, ils meurent avant le temps, et pendant leur courte vie, la maladie les a torturés. Le calcul est facile à faire. C’est au moins 8 à 10 millions d’hommes que la société extermine chaque année, en Europe seulement, non en les tuant à coups de fusils, mais en les forçant à mourir en supprimant leur couvert au banquet de la vie. Il y a dix ans, un ouvrier anglais, Duggan, se suicida avec toute sa famille. Un infâme journal, toujours occupé à vanter les mérites des rois et des puissants, eut l’imprudence de se féliciter de ce suicide de l’ouvrier. "Quel bon débarras, s’écria-t-il, les ouvriers pour qui il n’y a pas de place, se tuent eux-mêmes, ils nous dispensent de la besogne désagréable de les tuer de nos mains". Voilà le cynique aveu de ce que pensent tous les adorateurs du Dieu Capital ! 

Quel est donc le remède à tous ces meurtres en masse, en même temps qu’aux meurtres qui se commettent isolément ? Vous savez d’avance ce que propose un socialiste. C’est un changement social complet, c’est le collectivisme, l’appropriation de la terre et des instruments par tous ceux qui travaillent. C’est ainsi que le gouffre de haine pourra se combler entre les hommes, que la misère et la poursuite de la fortune, cette grande conseillère de crimes, cesseront d’exciter les citoyens les uns contre les autres, et que la vindicte sociale pourra se reposer enfin. Au droit de la force, qui prévaut dans la nature sauvage, il est temps de faire succéder la justice, qui est l’idéal de tout homme digne de ce nom. 

Mais dans la société transformée, il est possible qu’il y ait encore des crimes. Physiologiquement le type du criminel pourra se présenter de nouveau. Que ferons-nous alors ? Tuerons-nous le criminel ? Non certes. Celui chez lequel le crime provient de la folie, nous le soignerons, comme nous soignons les fous ou les autres malades, en nous garant de leurs violences. Quant aux hommes devenus criminels par la fougue du tempérament ou l’ardeur du sang, il serait dès maintenant possible de leur proposer la réhabilitation par l’héroïsme. 

On l’a vu cent fois : des galériens se jettent dans les flammes ou dans les eaux pour sauver des malheureux et se sentir renaître ainsi dans l’estime des autres hommes. Les forçats que la commune de Carthagène rendit libres et que la France a refait esclaves, ont été sublimes d’héroïsme pendant leur courte liberté de quelques mois. Obéissez, disait le Christianisme, et le peuple s’est avili. Enrichissez- vous, disent les bourgeois à leurs fils, et ceux-ci cherchent à s’enrichir de toutes les manières, soit en violant, soit avec plus d’habilité, en tournant la loi. Devenez des héros, disent les socialistes révolutionnaires et des brigands même pourront se relever par l'héroïsme.





 


 

mercredi 23 juillet 2025

Le droit d'asile n'est pas un "principe inhérent"


La décision QPC Association Cimade et a. du 27 juin 2025 rendue par le Conseil constitutionnel est une décision de non-lieu à statuer. On pourrait en déduire que si il refuse de se prononcer sur la question qui lui est posée, c'est sans doute qu'elle ne présente aucun intérêt, mais, en l'espèce, ce n'est pas le cas.

 

Une QPC sans perspective 

 

Le Conseil était saisi des articles L 572-1 et de l’article L. 572-3 du code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile (ceseda). Ces dispositions portent sur la procédure de transfert d'un étranger vers le pays responsable de l'instruction de sa demande d'asile, lorsque précisément ce pays ne respecte pas ses engagements dans ce domaine. Les associations requérantes souhaitaient obtenir une injonction du ministre de l'Intérieur demandant à ses services de délivrer une attestation de demande d'asile à tous les étrangers dont le dossier aurait dû être géré par l'Italie, puisque ce pays ne respecte plus la procédure européenne. On doit rappeler en effet que le gouvernement italien a annoncé, le 5 décembre 2022, une "suspension temporaire" des transferts Dublin vers l’Italie, suspension motivée par la “saturation des structures d’accueil destinées aux demandeurs d’asile”. En clair, l'Italie ne veut plus accueillir les "dublinés".

Certes, mais avouons que la demande de la Cimade n'est pas réellement dans l'air du temps, et qu'il y avait bien peu de chances que le ministre de l'Intérieur délivre à ses services une injonction de ce type. Les associations requérantes ont donc fait un recours  contre ce refus devant le Conseil d'État, à l'occasion duquel elles ont déposé une QPC portant sur ces dispositions. Le Conseil constitutionnel note que le droit positif laisse subsister la compétence appartenant à tout État membre de l'Union européenne d'accorder l'asile à un ressortissant étranger, quand bien le système Dublin donnerait à un autre État la compétence d'instruction de droit commun, établie en fonction du lieu d'entrée de l'étranger sur le territoire de l'Union.  Le fait d'instruire une demande d'asile, et de l'accorder, est donc une faculté, mais ce n'est pas une obligation. L'attitude de l'Italie est sans influence sur les dispositions législatives contestées et la QPC n'avait donc aucune raison de prospérer.

 


The Immigrant. Charlie Chaplin. 1917 

 

La définition des PIIC

 

La décision présente tout de même un intérêt. Les requérants invoquaient en effet l'existence d'un principe inhérent à l’identité constitutionnelle de la France (PIIC), en l'occurrence le droit d'asile. Mais cette analyse est sèchement écartée par le Conseil, ce qui lui permet de préciser la notion de PIIC. 

Dès sa décision du 10 juin 2004, le Conseil constitutionnel se déclarait incompétent pour connaître de la conformité à la Constitution de dispositions législatives "qui se bornent à tirer les conséquences nécessaires de dispositions inconditionnelles et précises", c'est-à-dire d'effet direct d'une directive. Mais, dans cette même décision, il affirmait déjà qu'il pourrait exercer un contrôle si la loi de transposition contenait une "disposition expresse contraire à la Constitution".

La  notion de principe inhérent à l’identité constitutionnelle de la France a ensuite été forgée par le Conseil constitutionnel comme un instrument lui permettant d'affirmer la primauté de la constitution sur le droit dérivé européen. Elle est mentionnée pour la première fois  dans la décision du 27 juillet 2006 sur la loi relative au droit d'auteur dans la société de l'information. Le Conseil affirme alors très clairement que "la transposition d'une directive ne saurait aller à l'encontre d'une règle ou d'un principe inhérent à l'identité constitutionnelle de la France, sauf à ce que le constituant y ait consenti".

Cette jurisprudence a ensuite été élargie, au-delà des seules directives, au traité CETA, Accord économique global passé entre le Canada et l'Union européenne et ses États membres. Le Conseil constitutionnel a été saisi de la loi autorisant sa ratification et, dans sa décision du 31 juillet 2017, il rappelle qu'il lui appartient de déterminer si cette procédure impose une révision constitutionnelle. Dans le cas des stipulations de l'Accord relevant d'une compétence exclusive de l'Union européenne, il précise qu'il lui appartient de "veiller  à ce qu'elles ne mettent pas en cause une règle ou un principe inhérent à l'identité constitutionnelle de la France".

Mais c'est seulement avec la décision du 15 octobre 2021 Société Air France qu'un PIIC est clairement affirmé, qui interdit de déléguer à des personnes privées des compétences de police administrative générale inhérentes à l’exercice de la force publique. La QPC du 27 juin 2025 visait donc à faire reconnaître le droit d'asile comme un second PIIC. C'est donc un échec.

 

Le droit d'asile garanti par la Constitution

 

Précisément, le Conseil constitutionnel explique clairement les motifs de son refus d'admettre ce second PIIC, précisant au passage la définition qu'il donne à ces principes inhérents. Il fonde en effet son refus sur le fait que le droit d'asile est protégé par le droit de l'Union européenne. L'article 18 de la Charte des droits fondamentaux de l'UE affirme ainsi qu'il est "garanti dans le respect des règles de la convention de Genève du 28 juillet 1951 et du protocole du 31 janvier 1967 relatifs au statut des réfugiés et conformément au traité sur l'Union européenne et au traité sur le fonctionnement de l'Union européenne". Le droit européen s'est donc approprié les textes protégeant le droit d'asile, en particulier la convention de Genève.

Or, pour qu'il y ait consécration d'un "principe inhérent à l'identité constitutionnelle de la France", il est nécessaire qu'il ne soit pas protégé par le droit de l'Union. L'exclusion est logique si l'on considère que le PIIC a précisément été créé pour faire prévaloir les principes constitutionnels sur le droit dérivé de l'Union. L'analyse est très proche de celle adoptée par le Conseil d'État qui, dans son arrêt du 21 avril 2021 French Data Network, s'est autorisé à « vérifier que le respect du droit européen tel qu’interprété par la CJUE ne compromettait pas les exigences de la Constitution française ».

Bien entendu, cette définition aura pour conséquence de réduire considérablement le champ des PIIC. Mais en l'espèce, la restriction apportée à leur définition est sans aucune influence, car le droit d'asile, figurant dans le Préambule de 1946, a déjà valeur constitutionnelle depuis bien longtemps. Sur ce point, le Conseil constitutionnel a bien choisi sa décision. La QPC n'avait aucune chance de succès et s'est terminée par un non-lieu à statuer, le droit d'asile n'est pas atteint dans son essence même... Bref, la décision idéale pour préciser la définition des "principes inhérents", sans aucune conséquence concrète. Si on ne connaissait pas la Cimade et le Gisti, on pourrait presque penser que ces associations se sont entendues pour offrir au Conseil constitutionnel une belle opportunité. 


Le droit d'asile : Manuel de Libertés publiques version E-Book et version papier, chapitre 5,  section 2 § 1 A

dimanche 20 juillet 2025

Les Invitées de LLC : Madame d'Épinay, lettre à l'abbé Galiani, 14 mars 1772

L'usage veut qu'à l'occasion des vacances, Liberté Libertés Chéries invite ses lecteurs à retrouver les grands textes sur les libertés publiques. Pour comprendre le droit d'aujourd'hui, pour éclairer ses principes fondamentaux et comprendre les crises qu'il traverse, il est nécessaire de lire ou de relire ceux qui en ont construit le socle historique et philosophique. Les courts extraits proposés n'ont pas d'autre objet que de susciter une réflexion un peu détachée des contingences de l'actualité, et de donner envie de lire la suite. Bien entendu, les lecteurs de Liberté Libertés Chéries sont invités à participer à cette opération de diffusion de la pensée, en faisant leurs propres suggestions de publication. Qu'ils en soient, à l'avance, remerciés.

Aujourd'hui, LLC propose à ses lecteurs une lettre de Madame d'Épinay à l'abbé Galiani, dans laquelle elle éreinte l'"essai sur le caractère, les moeurs et l'esprit des femmes" publié en 1772 par M. Thomas, de l'Académie française. L'auteur est bien oublié, l'ouvrage aussi, mais Élisabeth Badinter étudie le débat qu'il a suscité dans son livre "Qu'est-ce qu'une femme", publié chez Flammarion en 2022. La question posée est la suivante : la femme est-elle le produit de son éducation ou est-elle façonnée prioritairement par les lois de la Nature ? A une époque où certains courants féministes réinventent la "nature féminine", la question demeure actuelle.


Madame d'Epinay

Lettre à l'abbé Galiani sur le livre de M. Thomas


14 mars 1772

 


Louise d'Épinay. Carmontelle 

 

À Paris, le 14 mars 1772.

 

Vous ne m’avez point écrit cette semaine, mon cher abbé. Je ne me porte pas bien : aussi n’ai-je pas grand’chose à vous dire. Je vais donc prendre le parti de lire au coin de mon feu le livre de monsieur Thomas : sur le caractère, les mœurs et l’esprit des femmes. Cet ouvrage paraît depuis quelques jours ; et, s’il me fait naître quelques idées, je vous en ferai part. Je vous dirai, comme de coutume, tout ce qui me passera par la tête, pourvu que mon avis reste entre vous et moi.

Eh bien ! je l’ai lu et je me garderai de dire à d’autre qu’à vous ce que j’en pense, ni de prendre dans le monde un ton aussi tranché ; mais je vous avoue que cela ne me paraît qu’un pompeux bavardage, bien éloquent, un peu pédant et très monotone. On y trouve quelques petites phrases pomponnées, de ces phrases qui, entendues dans un cercle, font dire de leur auteur, le jour et le lendemain : « Il a de l’esprit comme un ange ! il est charmant ! il est charmant ! » Mais, quand je les trouve dans un ouvrage qui a la prétention d’être grave, j’ai bien de la peine à m’en contenter. Celui-ci n’a point de résultat. On ne sait, quand on l’a lu, ce que l’auteur pense, et si son opinion sur les femmes est autre que les opinions reçues. Il fait avec beaucoup d’érudition l’historique des femmes célèbres en tout genre. Il discute un peu sèchement ce qu’elles doivent à la nature, à l’institution de la société et à l’éducation ; et ensuite, en les montrant telles qu’elles sont, il attribue sans cesse à la nature ce que nous tenons évidemment de l’éducation ou de l’institution, etc.

Et puis tant de lieux communs ! – Sont‑elles plus sensibles ? – Plus sûres en amitié que les hommes ? – Sont‑elles plus ceci ? – Sont‑elles plus cela ? « Montaigne, dit‑il, décide nettement la question contre les femmes, peut-être comme ce juge qui craignait tant d’être partial qu’il avait pour principe de faire toujours perdre le procès à ses amis. » Et puis, dans un autre endroit : « La nature, dit‑il, les fit comme les fleurs pour briller doucement sur le parterre qui les vit naître. Il faudrait donc peut-être désirer un homme pour ami dans les grandes occasions, et pour le bonheur de tous les « Il prétend qu’elles ne sont pas susceptibles d’apporter aux affaires autant de suite et de constance que les hommes, ni autant de courage dans leurs résolutions. C’est, je crois, une vue bien fausse ; on a mille exemples du contraire ; on en a même d’assez récents et d’assez remarquables. D’ailleurs, la constance et le courage dans la poursuite d’un objet pourrait être, ce me semble, calculé en raison du désœuvrement ; et ce serait un fort argument en notre faveur. Je n’ai pas le temps de donner à cette idée toute l’étendue que je voudrais. Mais heureusement cela n’est pas nécessaire avec vous, et vous me devinerez de reste. 

On a vu, dit monsieur Thomas, dans de grands dangers, des exemples d’un grand courage chez les femmes ; mais c’est toujours lorsqu’une grande passion ou une idée qui les remue fortement, les enlève à elles-mêmes », etc. Mais le courage est‑il autre chose chez les hommes ? L’opinion ou l’ambition sont ce qui les remue fortement. Attachez, dans l’institution et dans l’éducation des femmes, le même préjugé de valeur, il se trouvera autant de femmes courageuses que d’hommes, puisqu’il se trouve des poltrons parmi eux, malgré l’opinion, et que le nombre des hommes poltrons.

De la somme générale des maux physiques, répandus sur la surface de la terre, les femmes en ont plus de deux tiers en partage. Il est bien constant aussi qu’elles les supportent avec infiniment plus de constance et de courage que les hommes. Il n’y a là ni préjugé ni vanité qui soutienne : la constitution physique est même devenue par l’éducation plus faible que celle de l’homme. On peut donc en conclure que le courage est un don de la nature chez elles, tout comme chez les hommes, et, en portant ses vues plus loin, qu’il est de l’essence de l’humanité en général de lutter contre la peine, les difficultés, les obstacles, etc. On pourrait, avec bien plus d’avantage, faire le même calcul sur les peines morales. 

En parlant de la minorité de Louis XIV, il dit : « Les femmes à cette époque eurent toutes cette espèce d’agitation inquiète que donne l’esprit de parti : esprit moins éloigné de leur caractère qu’on ne pense. » Cela est vrai, monsieur Thomas. Mais, puisque vous vouliez être scientifique, c’était là le cas d’examiner si cette disposition inquiète, qu’elles tiennent de la nature, leur est particulière et ne se trouve pas également chez les hommes ; si les hommes dénués, comme elles, d’occupations sérieuses, exclus des affaires et étrangers à tous les grands objets, n’étaleraient pas cette même disposition inquiète, qui s’éteint, à vos yeux, par l’aliment que lui donne le rôle qu’ils jouent dans la société. La preuve en est qu’elle ne se remarque nulle part autant que chez les moines et dans les maisons religieuses. Votre ouvrage n’est point du tout philosophique, vous n’y examinez rien en grand, et encore une fois je ne vous vois point de but.

Comment ! Vous osez blâmer le rôle de Chrysale dans Les Femmes savantes ! Vous dites que ce rôle nous rejetterait à deux cents ans. Pauvre homme ! Vous ne voyez pas que ce rôle, mis en opposition avec les femmes savantes, attaquait en même temps les deux extrêmes : l’abus de l’esprit et l’abus des mœurs simples et de l’esprit économique.

Il finit son ouvrage par faire des vœux pour le retour des mœurs et de la vertu. Ainsi soit‑il assurément ! Ces quatre dernières pages sont les plus agréables de son livre par le tableau qu’il fait de la femme telle qu’elle devrait être ; mais il le regarde comme une chimère.

Il est bien constant que les hommes et les femmes sont de même nature et de même constitution. La preuve en est que les femmes sauvages sont aussi robustes, aussi agiles que les hommes sauvages : ainsi la faiblesse de notre constitution et de nos organes appartient certainement à notre éducation, et est une suite de la condition qu’on nous a assignée dans la société. Les hommes et les femmes, étant de « même nature et de même constitution, sont susceptibles des mêmes défauts, des mêmes vertus et des mêmes vices. Les vertus que l’on a voulu donner aux femmes en général sont presque toutes les vertus contre nature, qui ne produisent que de petites vertus factices et des vices très reels. Il faudrait sans doute plusieurs générations pour nous remettre telles que nature nous fit. Nous pourrions peut-être y gagner ; mais les hommes y perdraient trop. Ils sont bien heureux que nous ne soyons pas pires que nous ne sommes, après tout ce qu’ils ont fait pour nous dénaturer par leurs belles institutions, etc. Cela est même si évident que cela ne vaut pas plus la peine d’être dit que tout ce qu’a dit monsieur Thomas.

Il était difficile de rien faire de neuf sur cette matière, et, en général, comme disait l’autre jour monsieur Grimm, il n’y a plus ni sujets ni idées neuves : il ne nous faut plus que des têtes neuves pour nous faire envisager les objets sous des points de vue différents. Mais où les trouve-t‑on ? J’en connais deux cependant : l’abbé Galiani et le marquis de Croismare.  Le marquis est au bien de la société ce que vous êtes à la philosophie et à l’administration.

Adieu, mon abbé ! Je ne sais si les femmes sont constantes, courageuses, etc. ; mais je sais au moins qu’elles sont aussi bavardes que les philosophes. Vous en conviendrez en lisant cette lettre, et j’espère néanmoins que vous ne dédaignerez pas y répondre et de me dire votre avis sur cette question délicate. »



mercredi 16 juillet 2025

Le "contradictoire asymétrique" devant le Conseil constitutionnel


La notion de contradictoire asymétrique est certainement inconnue de la plupart des lecteurs de ce blog. On doit reconnaître qu'elle semble être issue davantage de la pensée de Pierre Dac que du droit positif. Car il ne faut pas s'y tromper, le contradictoire asymétrique n'a pas grand chose à voir avec le principe du contradictoire. Il en est même la négation, puisqu'il s'agit de l'écarter dans certains contentieux devant le juge administratif, lorsqu'est en cause un secret protégé. Le Conseil constitutionnel, dans sa décision QPC M. Azizbek K. du 11 juillet 2025 déclare cette procédure inconstitutionnelle précisément parce qu'elle viole le principe du contradictoire. Sa décision risque d'entrainer quelques conséquences en chaîne.  

 

Le contradictoire asymétrique, ou l'étrangeté en droit

 

La disposition contestée par M. Azizbek K. est le paragraphe II de l’article L. 773-11 du code de justice administrative, dans sa rédaction issue de la loi du 26 janvier 2024 pour contrôler l’immigration, améliorer l’intégration. Il énonce que "lorsque des considérations relevant de la sûreté de l’État s’opposent à la communication d’informations (...), soit parce que cette communication serait de nature à compromettre une opération de renseignement, soit parce qu’elle conduirait à dévoiler des méthodes opérationnelles des services (...), l’administration peut, lorsque la protection de ces informations ou de ces éléments ne peut être assurée par d’autres moyens, les transmettre à la juridiction par un mémoire séparé en exposant les raisons impérieuses qui s’opposent à ce qu’elles soient versées au débat contradictoire". Autrement dit, lorsqu'une pièce couverte par le secret fonde une décision administrative contestée devant le juge, celui-ci peut se la faire communiquer, mais elle n'est pas transmise aux parties. La seule clause de sauvegarde réside dans le fait que le juge, s'il estime que ces pièces sont sans lien avec l'affaire, peut informer l'administration qu'il ne peut en tenir compte sans qu'ils aient été versés au dossier. Mais la décision demeure celle de l'administration, qui peut décider ou refuser le versement au dossier et donc la communication au requérant.

Cette procédure est donc qualifiée de contradictoire asymétrique, alors même que le requérant et son conseil n'ont finalement pas accès aux éléments essentiels du dossier. Or le principe du contradictoire exige qu'une pièce versée au dossier par une partie soit automatiquement transmise à l'autre. Le non-respect de cette règle a pour conséquence qu'un recours pour excès de pouvoir peut être écarté sur la base d'une pièce secrète. L'affaire Dreyfus n'est pas bien loin dans l'imaginaire juridique, mais si la pièce secrète était alors utilisée en matière pénale.

 


 Le bouclier arverne. René Goscinny et Albert Uderzo. 1968

 

Une histoire ancienne

 

Certes, le droit a tout de même connu quelques évolutions. A l'origine, le secret protégé, secret défense ou secret de la sécurité publique, était opposable non seulement aux parties mais aussi au juge. De fait, il arrivait à ce dernier, dans le contentieux de l'accès aux documents, d'affirmer qu'une pièce n'était pas communicable, sans lui-même en avoir eu communication. En 1987, le Conseil d'État a procédé ainsi dans un arrêt Pokorny, pour refuser la communication d'un rapport portant sur le sujet ultra-sensible des primes des fonctionnaires.

Un contrôle, fort modeste, était tout de même possible sur l'usage de ces secrets par les autorités. Dès l'arrêt Coulon du 11 mars 1955 le Conseil d'État avait été confronté à une sanction disciplinaire prise sur le fondement de pièces classifiées. Il avait alors considéré que si l'administration refusait au juge la communication de ces éléments couverts par le secret, il pouvait lui demander de justifier sa décision de classement. Si ces justifications ne parvenaient pas à le convaincre, il pouvait alors déclarer l'acte illégal. Il est inutile de préciser que le Conseil d'État était généralement pleinement convaincu par les justifications qui lui étaient données, situation qui dissuadait les recours.

Depuis cette date, le droit n'a guère évolué. Certes, dans le cas d'un document classifié au titre du secret de la défense nationale, le juge administratif peut enjoindre au ministre de saisir la Commission du secret de la défense nationale (CCSDN) dans les conditions prévues à l'article L. 2312-4 du code de la défense. Il peut demander les motifs de l'exclusion des documents en cause, mais cette communication des motifs doit se faire dans des formes préservant le secret de la défense nationale. Ce principe, posé dans un arrêt Ministre de la Défense et des anciens combattants du 20 février 2012, interdit finalement au juge de contrôler le bien-fondé de la classification et toute motivation, même très sommaire, est donc considérée comme suffisante dès lors qu'elle ne peut être contrôlée.

L'article L 773-11 cja ne fait que codifier cette jurisprudence qui a également été intégrée dans d'autres dispositions législatives. Dans la QPC du 11 juillet 2025, la loi concernée est celle du 26 janvier 2024 dont le champ d'application est particulièrement large. Elle permet en effet de soustraire au débat contradictoire tout élément justifiant la dissolution d'une association ou d'un groupement de fait, la fermeture des lieux de culte, les mesures individuelles de surveillance, le gel des avoirs, toutes les mesures visant les étrangers, y compris l'acquisition de la nationalité. Les libertés concernées sont donc extrêmement nombreuses, de la liberté de circulation, à la liberté de culte, en passant par la liberté d'expression, la vie privée, le droit d'asile etc. 

Surtout, le secret s'étend à sa propre existence, ce qui signifie que l'intéressé non seulement ignore les motifs de la décision qui le touche, mais ignore également que ces motifs existent. De fait il n'a aucune possibilité de les connaître et de les contester. 

 

L'absence de "conciliation équilibrée"

 

De tous ces éléments, le Conseil constitutionnel déduit qu'en prévoyant une dérogation aussi massive au principe du contradictoire, le législateur n'a pas opéré "une conciliation équilibrée" entre les différentes exigences constitutionnelles.

La décision du 11 juillet 2025, portant sur des mesures de police administrative et leur contentieux devant le Conseil d'État, n'est pas sans lien avec celle du 12 juin 2025 sur la loi narcotrafic. Le Conseil constitutionnel intervenait alors à propos de procédure pénale, et sanctionnait le "dossier coffre". Sous son vrai nom de procès-verbal distinct, le dossier-coffre était une procédure par laquelle il devenait possible de ne pas faire figurer au dossier d'une procédure pénale certaines informations concernant la mise en oeuvre de "techniques spéciales d'enquête", c'est-à-dire la surveillance ou les écoutes téléphoniques, mais aussi les enquêtes sous fausse identité et celles faisant intervenir des témoins protégés. Le Conseil constitutionnel a sanctionné cette procédure, dans la mesure où elle permettait, à titre exceptionnel, qu'une sanction pénale soit prononcée sur la base d'éléments de preuve versés au "dossier-coffre" et que la personne mise en cause n'était pas en mesure de contester. Tolérer une telle pratique revenait à admettre la possibilité d'une condamnation prononcée sur la base d'éléments non soumis au contradictoire.  

Aujourd'hui, le Conseil constitutionnel applique le même raisonnement aux mesures de police administrative et rend ainsi toute sa puissance au principe du contradictoire. Il n'hésite pas à donner effet immédiat à sa déclaration d'inconstitutionnalité, " aucun motif ne justifiant de reporter les effets de la déclaration d’inconstitutionnalité". Précisément,  cette jurisprudence risque d'être dévastatrice pour le droit du secret de la défense nationale. Il ne fait aucun doute que la procédure devant la CNCTR est menacée, dès lors qu'elle institutionnalise le contradictoire asymétrique.

Certains vont évidemment considérer que les secrets protégés sont menacée par une jurisprudence qui sera sans doute jugée imprudente. L'attachement au secret parmi ceux qui sont habilités à en user est tel qu'il sera sans doute difficile de leur expliquer que la jurisprudence du Conseil constitutionnel aura d'abord pour effet de contraindre les titulaires du pouvoir de décision à motiver convenablement leurs actes. Et il est clair que le juge a tendance à confirmer la légalité des actes soigneusement motivés. Mais parler de transparence administrative dans le monde de sécurité et du renseignement, c'est un peu comme prononcer le mot corde sur un bateau.

 

Le contradictoire : Manuel de Libertés publiques version E-Book et version papier, chapitre 4,  section 1 § 2 B

dimanche 13 juillet 2025

Gaza : La CNDA et les batisseurs de ruines


La Cour nationale du droit d'asile (CNDA) a reconnu la qualité de réfugiés, le 11 juillet 2025, à une femme palestinienne originaire de Gaza et son fils mineur. Les "actes de persécution" dont ils ont été victimes trouvent leur origine dans les "méthodes de guerre" utilisées par l'armée israélienne. La décision permet ainsi aux Palestiniens d'obtenir l'asile parce qu'ils sont palestiniens et, qu'en tant que tels, ils sont persécutés.

 

Trois procédures

 

Pour comprendre l'importance de la décision, il est d'abord indispensable de distinguer les trois procédures permettant à un étranger d'obtenir le droit d'asile sur le territoire français. En l'espèce, la première forme, le droit d'asile constitutionnel, n'est pas réellement en cause. Il trouve son fondement dans le Préambule de la Constitution de 1946, repris dans l’article L511-1 ceseda, et affirme que « tout homme persécuté en raison de son action en faveur de la liberté a droit d’asile sur les territoires de la République ». Le droit d’asile constitutionnel concerne donc une personne qui a effectivement subi des persécutions. Elle peut alors bénéficier d'un titre de séjour d'une durée de validité de dix ans.

Dans le cas présent, la requérante et son fils bénéficiaient déjà de la protection subsidiaireissue de la loi du 10 décembre 2003 est destinée aux étrangers qui sont menacés. Il est ouvert notamment à ceux qui ont à redouter une violence généralisée liée à un conflit armé, ce qui est évidemment le cas des Gazaouis. En l'espèce, la requérante a perdu sa maison située à Beit Lahia, dans le nord de Gaza. Son fils, alors âgé de onze ans, a été gravement blessé aux jambes. Ils ont heureusement été pris en charge par l'ambassade de France, puis exfiltrés en Egypte pour des soins hospitaliers, puis accueillis en France en janvier 2024, avec deux laissez-passer consulaires. La requérante a alors obtenu la protection subsidiaire, et l'on sait que la CNDA avait déjà admis, le 12 février 2024, qu'elle soit accordée à des Gazaouis, du fait de la violence aveugle dont ils étaient victimes. Par la suite, le 13 décembre 2024, elle avait précisé que cette protection subsidiaire était aussi accordée, dans la mesure où la protection sur place de la population palestinienne ne pouvait plus être assurée par l'Office de secours et de travaux des Nations Unies pour les réfugiés de Palestine dans le Proche-Orient (UNRWA). Depuis octobre 2024, les agents de l'UNRWA se sont vus interdire l'accès à Gaza par Israël. 

Mais la requérante voulait obtenir le droit d'asile conventionnel qui lui offrait la qualité de réfugié et le titre de séjour de dix ans qui lui est attaché. Celui-ci trouve son origine dans la Convention de Genève du 28 juillet 1951, à laquelle la France est partie. Elle énonce que le terme « réfugié » « s’applique à toute personne (…) qui (…) craignant avec raison d’être persécutée du fait de sa race, de sa religion, de sa nationalité, de son appartenance à un certain groupe social ou de ses opinions politiques, se trouve hors du pays dont elle a la nationalité et qui ne peut ou, du fait de cette crainte, ne veut se réclamer de la protection de ce pays ». Le statut de réfugié est alors accordé, sur le fondement direct de la Convention de Genève, à une personne menacée de persécutions. C'est précisément ce droit d'asile conventionnel que la CNDA confère à la requérante dans sa décision du 11 juillet 2025, alors même qu'elle ne bénéficie pas de la protection de l'ONU.

Pour prendre cette décision, la CNDA s'appuie sur deux motifs essentiels.

 


Snoopy. Charles M. Schulz 

 

La violence de l'armée israélienne

 

Le premier réside dans la violence des méthodes de guerre israéliennes dans la bande de Gaza. La CNDA rend une décision fortement documentée, s'appuyant notamment sur les rapports du Comité spécial des Nations Unies chargé d'enquêter sur les pratiques israéliennes affectant les droits de l'homme du peuple palestinien dans les territoires occupés, sur le rapport sur la situation dans la bande de Gaza du Bureau de la coordination des affaires humanitaires des Nations Unies (OCHA), et enfin sur le point de situation établi par l'UNWRA en juin 2025. Tous ces documents sont publics et accessibles sur internet. La CNDA s'appuie ainsi sur les rapports des organisations internationales, écartant ceux des ONG. 

Quoi qu'il en soit, la CNDA note que le dernier rapport de l'OCHA, daté du 18 juin 2025, faisait état de 55 617 morts au 22 mars 2025, dont 8 304 femmes et 15 613 enfants, ainsi que de 129 880 blessés. Les infrastructures sont détruites, notamment 89 % des installations d'eau et d'assainissement. Quant aux hôpitaux, sur les 36 que comptait le territoire, une vingtaine ne sont plus opérationnels, et les autre ne le sont que partiellement. 70 % des bâtiments scolaires ont disparu et avec eux, les personnes qui les utilisaient comme refuges. A ce désastre s'ajoute la faim, et la CNDA relève que 54 % de la population de Gaza se trouve dans une situation d'urgence alimentaire. 

La CNDA se réfère également à la jurisprudence de la Cour internationale de Justice qui, dans trois ordonnances des 26 janvier, 28 mars et 24 mai 2024 dans l'affaire relative à l'application de la Convention pour la prévention et la répression du génocide dans la bande de Gaza, a enjoint aux autorités israéliennes de prendre des mesures conservatoires pour empêcher que soient commis à l'encontre des Palestiniens de Gaza, des actes entrant dans le champ d'application de cette convention. 

La lecture de la décision révèle une motivation soignée, qui montre que les méthodes de guerre employées par Tsahal ne témoignent d'aucun souci de préserver les populations civiles. 

Si la violence aveugle d'une armée pouvait déjà justifier la protection subsidiaire, elle peut désormais fonder l'octroi de la qualité de réfugié. 

 

La "nationalité" palestinienne

 

La décision du 11 juillet 2025 repose sur un second motif qui, bien souvent, n'a pas été compris par les commentateurs. Certains ont en effet affirmé que la CNDA reconnaissait l'existence d'une nationalité palestinienne. Il faut cependant s'attarder un peu sur la formulation exacte de la décision. Il n'est pas contesté que les requérants sont des "apatrides palestiniens" mais la CNDA affirme qu'ils "possèdent les caractéristiques liées à une "nationalité" au sens de l'article 1er A 2 de la Convention de Genève. Ces caractéristiques ont été précisées par la directive européenne du 13 décembre 2011 qui définit les critères permettant d'obtenir la qualité de réfugié au sein de l'Union européenne. Son article 10 énonce ainsi que "la notion de nationalité ne se limite pas à la citoyenneté ou à l’inexistence de celle-ci, mais recouvre, en particulier, l’appartenance à un groupe soudé par son identité culturelle, ethnique ou linguistique, ses origines géographiques ou politiques communes, ou sa relation avec la population d’un autre État". Pour la directive européenne, la nationalité peut être latente, définie en réalité par le sentiment d'appartenance de la population à un même groupe. N'est-ce pas finalement la définition traditionnelle de la nation ? 

La CNDA se réfère ainsi à cette nationalité latente qui trouve d'ailleurs des échos dans le droit positif. Au plan international, certains gouvernement reconnaissent déjà la Palestine comme État. La France, quant à elle, toujours aussi peu cohérente dans ses choix, se déclare favorable à une solution "à deux États", mais ne va pas jusqu'à reconnaître la Palestine. Au plan interne, on sait que l'Autorité palestinienne délivre des passeports à ses ressortissants, ce qui ne signifie pas qu'ils soient universellement reconnus La CNDA ne consacre donc pas une nationalité palestinienne, mais reconnaît qu'une nationalité palestinienne pourrait être reconnue, au sens de la directive du 13 décembre 2011. 

La CNDA a pris une décision courageuse qui doit être saluée comme telle. Il reste tout de même à s'interroger sur ses conséquences concrètes. Combien de Palestiniens pourraient, dans l'état actuel des choses, déposer une demande d'asile en France ? Tous les ressortissants étrangers ont quitté la Palestine, et les Palestiniens vivent dans un territoire minuscule devenu une prison à ciel ouvert, déplacés, bombardés, affamés et gardés par une armée israélienne qui ne laisse personne sortir. Combien seront-ils à pouvoir demander l'asile ? 


Le droit d'asile : Manuel de Libertés publiques version E-Book et version papier, chapitre 5,  section 2 § 1 A