« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


lundi 14 août 2023

Le refus de consacrer la liberté de manifester nu et à vélo


Les juges refusent parfois de consacrer de nouvelles libertés, pourtant considérées comme fondamentales par leurs promoteurs. Tel est le cas de la liberté de manifester nu et à vélo que le juge des référés du tribunal administratif de Bordeaux écarte dans une ordonnance du 10 août 2023.

Par un arrêté du 8 août 2023, le préfet de la Gironde a interdit la manifestation dénommée "World Naked Bike Ride Bordeaux 2023" qui, précisément, devait se dérouler le 10 août. Partant de Bègles, la manifestation consistait à parcourir environ quinze kilomètres à bicyclette, les participants étant partiellement ou totalement dénudés. Si l'association organisatrice, et requérante, est un groupe de naturistes, il n'en demeure pas moins que ce rassemblement affirmait porter une revendication. Il s'agissait d'attirer l'attention sur "la fragilité du corps humain dans le trafic routier et de manière plus générale sur la fragilité de l'espèce humaine face aux bouleversements écologiques".

Cette revendication aurait-elle été ajoutée pour les besoins de l'action contentieuse ? Elle permet en effet de rattacher un rassemblement naturiste à la liberté de manifester. Or, il est évident que la liberté de manifester est mieux protégée par le droit positif que celle de se promener tout nu et à vélo.


Le refus de consacrer une nouvelle liberté


L'association requérante fonde sa demande de suspension sur l'article L. 521-2 du code de justice administrative qui permet au juge des référés "d'ordonner toutes mesures nécessaires à la sauvegarde d'une liberté fondamentale à laquelle une personne morale de droit public aurait porté, dans l'exercice d'un de ses pouvoirs, une atteinte grave et manifestement illégale".

Dans le cas présent, le juge observe qu'aucun texte ne garantit la liberté de circuler en état de nudité sur la voie publique. Autrement dit, ce n'est pas une "liberté fondamentale" au sens de l'article L 521-2 du code de justice administrative. Elle ne saurait donc constituer le fondement d'un référé. Sur ce point, on note que l'administration préfectorale avait proposé aux organisateurs d'aller se rhabiller, au sens premier du terme. Elle avait en effet subordonné le déroulement du "World Naked Bike Ride Bordeaux 2023", à la condition que les organisateurs acceptent "de manifester avec un minimum de vêtements". Mais ils ont refusé et le préfet a donc pris un arrêté d'interdiction.

 


 A bicyclette ! Photographie, tirage albuminé, circa 1890


La liberté d'expression et de manifestation


Le juge des référés refuse donc d'entrer dans le débat portant sur la nécessité d'être nu pour mettre en évidence "la fragilité de l'espèce humaine face aux bouleversements écologiques". La Cour européenne des droits de l'homme (CEDH) elle-même refuse de considérer que le droit de se promener nu s'analyse comme une liberté rattachée à la liberté d'expression. Pour dire les choses simplement, la CEDH admet le nudisme comme une pratique licite, à la condition qu'il ne soit pas imposé aux tiers.

Dans un arrêt du 28 octobre 2014 Gough c. Royaume-Uni, la Cour reconnaît au requérant le droit de vouloir développer un débat public sur les bienfaits de la nudité, quand bien même il serait le seul à promouvoir une telle doctrine. En soi, cette conviction a parfaitement le droit de s'exprimer. Le problème est que M. Gough, militant écossais de la nudité,  se montre nu en public aussi souvent que possible pour exprimer ses convictions sur le caractère inoffensif du corps humain. De 2003 et 2012, il est arrêté plus de trente fois en Ecosse où cette pratique est considérée comme contraire à l'ordre public, l'Ecosse conservant un droit pénal spécifique au sein du Royaume-Uni. D'abord légères, les peines se sont alourdies, d'autant qu'à l'atteinte à l'ordre public s'ajoutait généralement le "Contempt of Court", l'incorrigible militant se présentant devant le juge totalement nu. Entre 2003 et 2012, il passe finalement plus de sept années en prison, souvent à l'isolement, puisque, même sur la paille humide des cachots écossais, il refuse de s'habiller.

Quoi qu'il en soit, la CEDH observe l'absence de consensus au des États parties à la Convention européenne sur cette grave question de la nudité. Certains systèmes juridiques, comme le droit écossais dans l'affaire Gough, se placent sur le terrain de l'ordre public, voire de la morale considérée comme un élément de l'ordre public. Le droit écossais prohibe la nudité, non pas pour des raisons climatiques, mais parce qu'il considère que l'atteinte à l'ordre public est constituée lorsqu'une personne adopte une conduite suffisamment provocatrice pour inquiéter son entourage ("cause alarm to ordinary people") et semer le désordre dans la communauté ("serious disturbance to the community"). En France, la nudité est pénalisée par le délit d'exhibition sexuelle, et c'est précisément sur ce point que se fonde le juge des référés dans sa décision du 10 août 2023.


Le délit d'exhibition sexuelle


Pour le juge des référés, les participants à la manifestation commettent nécessairement un délit, celui d'exhibition sexuelle. L'article 222-22 du code pénal le réprime en ces termes : "L'exhibition sexuelle imposée à la vue d'autrui dans un lieu accessible aux regards du public est punie d'un an d'emprisonnement et de 15 000 euros d'amende".
 
Pour affirmer que les cyclistes bordelais risquent de commettre cette infraction, le juge des référés mentionne expressément la jurisprudence de la Cour de cassation, généralement intervenue à l'occasion des actions des Femens. L'arrêt rendu le 10 janvier 2018 par la Chambre criminelle de la Cour de cassation précise en effet la définition du délit d'exhibition sexuelle.
 
Au titre des éléments matériels de l'infraction figure d'abord l'existence d'un acte d'exhibition sexuelle. Cette notion a succédé, dans le code pénal de 1992, à celle d'outrage public à la pudeur, utilisée depuis le code pénal de 1810. La jurisprudence adopte donc aujourd'hui une définition objective, par l'exhibition des parties sexuelles, sans qu'il soit nécessaire d'apprécier son caractère outrageant. Les seules hypothèses dans lesquelles elle peut être licite sont celles du nu artistique ou l'exhibition dans un lieu acceptant la nudité. Tel n'est pas le cas de l'action de la Femen qui, dans la décision de 2018, s'était dénudée au musée Grévin. Tel n'est pas davantage le cas des manifestants bordelais qui envisagent de s'exhiber sur un circuit de quinze kilomètres dans la ville, sans préoccupation artistique d'aucune sorte.

Précisément, le second élément matériel réside dans le fait que cette nudité doit être imposée à la vue d'autrui, ce qui signifie que l'exhibition se déroule dans un lieu accessible aux regards d'autrui. Peu importe qu'il s'agisse d'un lieu privé (par exemple un jardin) ou public, il importe seulement que la nudité soit visible. Il est donc évidemment nécessaire que quelqu'un observe cette nudité et la jurisprudence exige la présence d'un témoin involontaire, c'est-à-dire qui n'a pas recherché un tel spectacle. Peu importe qu'il en soit choqué ou non, il suffit qu'il soit présent pour en témoigner. Tel est le cas dans l'affaire du musée Grévin, dans laquelle le témoin principal est un gardien du musée. Dans le cas présent, les témoins potentiels sont les passants, les Bordelais qui risquent de se voir imposer le passage de la manifestation, qu'ils le veuillent ou non.

La jurisprudence de la Cour de cassation est toutefois tempérée par une exception. L'exhibition sexuelle est pénalement répréhensible, "sauf lorsqu'un tel comportement relève de la manifestation d'une opinion politique, et que son incrimination, compte tenu de la nature et du contexte de l'agissement en cause, constituerait une ingérence disproportionnée dans l'exercice de la liberté d'expression". Dans  sa décision du 26 février 2020, elle admet que le comportement d'une Femen peut donner lieu à une relaxe, lorsqu'Postil "s'inscrit dans une démarche de protestation politique, son incrimination constituant alors une ingérence disproportionnée dans l'exercice de sa liberté d'expression". Sous l'influence de la CEDH, la Cour de cassation réintroduit donc un contrôle de proportionnalité dans l'appréciation des suites pénale de l'exhibition sexuelle. 
 
Dans son ordonnance du 10 août 2023, le juge des référés bordelais exerce ce contrôle de proportionnalité. Il estime que l'éventuelle incrimination des cyclistes pour exhibition sexuelle ne constituerait pas une ingérence excessive dans leur liberté d'expression, dès lors qu'ils pouvaient exprimer leurs convictions par d'autres moyens. Derrière cette analyse, on croit comprendre que le juge n'est pas tout-à-fait dupe, l'organisation de la manifestation étant le fait d'associations naturistes, qui rattachent le mouvement à des considérations écologistes dans le but de le rattacher à la liberté d'expression.

On peut regretter que le Conseil d'État n'ait pas eu à se prononcer sur cette nouvelle liberté de manifester nu et à bicyclette. Reste évidemment à se demander pourquoi les manifestants voulaient rouler "contre les bouleversements climatiques" ? La référence au réchauffement climatique, durant cet été catastrophique sur l'Atlantique, aurait pu faire sourire. En tout cas, la décision du juge met les manifestants à l'abri des rhumes.


4 commentaires:

  1. Etrange quand même...Cette manifestation se déroule dans un grand nombre de pays dans le monde. Elle se déroule tous les ans au mois de Juin à Bruxelles et surtout à Londres où elle rassemble des milliers de personnes. Sans le moindre problème...

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  2. Entièrement d'accord avec le commentaire précédent ! Ne s'agit-il pas d'un cas de "désobéissance civile" (Cf. votre post sur la dissolution des "Soulèvements de la Terre") ? Dans ce cas de figure, comme dans bien d'autres, la juridiction administrative excelle plus dans le tordu que dans le droit pour des motivations peu claires. Comme aurait-dit le président Georges Pompidou : "arrêtez d'... les Français". Et il avait bien raison. Depuis, les choses ont évolué dans le mauvais sens, en particulier sur les questions de sécurité sur lesquelles les perturbateurs trouvent souvent une oreille bienveillante au Palais-Royal. Nous marchons sur la tête.

    Tout ceci relève de la tartufferie élémentaire ("Cachez ce sein que je ne saurais voir ...). Si certains étaient choqués par la vue de ces corps nus, il leur était tout à fait loisible de détourner leur regard ailleurs. Une fois de plus, il serait grand temps d'envoyer ces juges administratifs se rhabiller au lieu de perdre leur temps à échafauder des raisonnements pseudo-juridiques peu convaincants. La France ne s'en porterait pas plus mal.

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  3. Un bien bel article résumant l'hypocrisie à la française.
    Ayant participé nu à la WNBR, cet été, je n'ai eu aucun p.v. pour exhibition mais pour manifestation interdite ! Une façon détournée pour interdire cette manifestation qu'un grand nombre de pays accepte depuis 20 ans.

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  4. Un bien bel article résumant l'hypocrisie à la française. Ayant participé nu à la WNBR cet été je n'ai eu aucun p.v. pour exhibition mais pour manifestation interdite ! Une façon détournée pour interdire cette manifestation qu'un grand nombre de pays accepte depuis 20 ans.

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