La campagne électorale en vue du second tour des présidentielles ne laisse aux électeurs que bien peu de temps pour reprendre leur souffle et réfléchir à leur choix. Ils sont saturés de messages dans les médias et sur les réseaux sociaux qui leurs expliquent pour qui, ou contre qui, ils doivent voter.
Les plus jeunes électeurs, notamment les étudiants, sont les plus courtisés. Les sondages nous apprennent en effet qu'une bonne partie d'entre eux s'est partagée au premier tour entre l'abstention et le vote Mélenchon. Il convient donc de les conduire aux urnes et de leurs donner de bons conseils. On voit des professeurs éminents des Universités signer des tribunes pour expliquer aux étudiants, et aux autres, dans quel sens ils doivent voter. Auraient-ils la simplicité de penser que la mention de leur nom suffit à faire pencher la balance dans un sens ou dans l'autre ? A moins qu'ils estiment que ces jeunes gens, pourtant majeurs, ne sont pas suffisamment éduqués pour faire le devoir de citoyen, et qu'il convient de leur tenir la main, surtout celle qui tient un bulletin de vote ? Si ces enseignants surestiment peut-être leur influence, il n'en demeure pas moins qu'ils ont parfaitement le droit de signer des tribunes dans la presse.
Un problème juridique se pose toutefois lorsque ces professeurs interviennent au nom de l'institution universitaire et conduisent à l'engager. C'est ainsi que la présidente de l'Université de Nantes a cru bon d'envoyer à l'ensemble des étudiants de cet établissement un courriel intitulé «Le 24 avril, faites barrage à l’extrême droite». Elle se présentait alors comme «profondément attachée aux valeurs démocratiques et républicaines, à l’état de droit, au respect des droits fondamentaux et individuels, à un universalisme fondé sur le respect des différences, à la liberté d’expression et à la construction européenne». Elle appelait ensuite «solennellement à voter le 24 avril pour faire barrage à l’extrême droite et donc au Rassemblement national». Le courriel a évidemment suscité nombre de commentaires. Les uns y voyaient une atteinte à l'obligation de réserve, d'autres invoquaient "la liberté d'expression de l'universitaire".
Ces deux analyses semblent également dépourvues de crédibilité juridique. En tout état de cause, cependant, le courriel envoyé par la présidente de l'Université de Nantes relève pourtant du droit pénal et du droit disciplinaire de la fonction public.
Le détournement de fichier
A l'évidence, une infraction été commise, concernant l'utilisation du fichier des étudiants. L'article 226-21 du code pénal sanctionne de cinq ans d'emprisonnement et de 300 000 € d'amende " le fait, par toute personne détentrice de données à caractère personnel à l'occasion de leur enregistrement, de leur classement, de leur transmission ou de toute autre forme de traitement, de détourner ces informations de leur finalité telle que définie par la disposition législative, réglementaire ou la décision de la Commission nationale de l'informatique et des libertés autorisant le traitement automatisé, ou par les déclarations préalables à la mise en œuvre de ce traitement".
Une université est un établissement public à caractère culturel, et elle gère à ce titre un fichier public qui comporte des données personnelles relatives aux étudiants qui y sont inscrits et aux personnels, enseignants ou non, qui y travaillent. Dès le 3 décembre 1996, la Commission nationale de l'informatique et des libertés (CNIL) adoptait une recommandation relative à l'utilisation de fichiers à des fins politiques. Toujours en vigueur, elle précise clairement que "chaque fichier public a une finalité particulière qui ne comporte pas celle de faire de la prospection politique". Ce principe a ensuite été réaffirmé par le droit de l'Union européenne avec le règlement général sur la protection des données (RGPD). Dans son article 5, il énonce que les données personnelles sont "collectées pour des finalités déterminées, explicites et légitimes, et ne pas être traitées ultérieurement d'une manière incompatible avec ces finalités".
L'infraction de détournement de finalité est rarement sanctionnée, tout simplement parce que la preuve de l'utilisation illicite du fichier n'est pas toujours facile à apporter. Le plus souvent, les donnée sont volées, et transmises à un tiers plus ou moins repérable, qui va ensuite les utiliser à des fins politiques. Dans le cas présent, la présidente de l'Université assume parfaitement sa démarche, et apporte ainsi elle-même la preuve de l'infraction.
Astérix en Corse. René Goscinny et Albert Uderzo. 1973
L'obligation de réserve
D'origine purement jurisprudentielle, l'obligation de réserve apparaît dès 1935, dans un arrêt du Conseil d'Etat Bouzanquet, pour fonder la sanction frappant un employé à la chefferie du Génie à Tunis, qui avait tenu des propos publics très critiques à l'égard de la politique du gouvernement. Elle impose à l'agent une certaine retenue dans l'expression. Surtout, elle lui interdit d'utiliser sa fonction pour d'autres finalités que celles qui lui sont attachées, par exemple à des fins de propagande politique ou de dénigrement. Il est exact qu'en l'espèce, la présidente de l'Université utilise sa fonction pour intervenir dans le débat électoral.
On ne peut cependant pas constater clairement un manquement à la réserve. Cette obligation n'interdit pas d'exprimer son opinion, mais sanctionne plutôt l'absence de mesure dans cette expression. En outre, elle a pour objet de sanctionner des critiques formulées par un fonctionnaire à l'encontre de son administration ou du gouvernement qui l'emploie. En l'espèce, la présidente de l'Université s'exprime avec mesure et ne critique pas son administration ni le gouvernement. L'idée est au contraire d'inciter les étudiants à voter pour le président sortant et tout le propos vise à "faire barrage à l'extrême droite".
L'obligation de neutralité
Le devoir de neutralité est, en revanche, clairement malmené par le courriel qu'a envoyé la présidente de l'Université. Règle d'organisation du service public, il a été consacré par le Conseil constitutionnel comme le "corollaire du principe d'égalité" dans sa décision n° 86-217 DC du 18 septembre 1986. S'il est vrai que la neutralité est, dans la période actuelle, particulièrement invoquée comme instrument de mise en oeuvre du principe de laïcité, son champ d'application est beaucoup plus large. D'une manière générale, elle a pour finalité d'empêcher que le service public soit assuré de manière différenciée en fonction des convictions politiques ou religieuses de son personnel ou de ses usagers.
Dans son article L121-2, le code général de la fonction publique énonce que «dans l’exercice de ses fonctions, l’agent public est tenu à l’obligation de neutralité». L' article L 952-2 du code de l'éducation, quant à lui, affirme que "les enseignants-chercheurs, les enseignants et les chercheurs jouissent d'une pleine indépendance et d'une entière liberté d'expression dans l'exercice de leurs fonctions d'enseignement et de leurs activités de recherche, sous les réserves que leur imposent, conformément aux traditions universitaires et aux dispositions du présent code, les principes de tolérance et d'objectivité". Ces dispositions sont issues de la jurisprudence du Conseil constitutionnel qui, depuis sa décision du Conseil constitutionnel du 20 janvier 1984 fait de l'indépendance et de la libre expression des professeurs d'Université un principe fondamental reconnu par les lois de la République, principe ensuite étendu à l'ensemble des enseignants-chercheurs par la décision du 28 juillet 1993. De cet ensemble normatif, on doit déduire que l'obligation de réserve doit être conciliée avec la liberté d'expression académique. L'article 7 du règlement intérieur de l'Université de Nantes énonce ainsi, de manière très logique, que "les personnels sont notamment tenus au devoir de réserve, à la discrétion professionnelle, et au respect des principes de laïcité et de neutralité politique du service public".
Sans doute la présidente de l'Université n'avait-elle pas une connaissance très approfondie du règlement intérieur de son Université. Certains commentateurs ont certes essayé de faire valoir la liberté académique, mais hélas l'article L 952-2 du code de l'éducation précise bien que celle-ci s'applique "dans l'exercice de leurs fonctions d'enseignement et de leurs activités de recherche". En l'espèce, le courriel contesté montre clairement qu'il émanait non pas d'un professeur de droit privé intervenant comme enseignant-chercheur, mais de la présidente de l'Université exerçant son autorité. L'auteur signe d'ailleurs de son titre de "Présidente", et s'adresse à "tous les étudiants" et tous les collègues de l'Université, pas seulement ceux qui suivent ses enseignements ou participent aux activités de son centre de recherche. La présidente n'est donc clairement pas en position d'invoquer la liberté académique pour justifier sa démarche. Celle-ci émane, non d'un enseignant-chercheur, mais d'une autorité administrative.
Depuis qu'une autorité universitaire m'a expliqué que le devoir de réserve et de neutralité ne s'appliquait pas à la "gauche" car le progrès et la science sont la mission première de l'université....
RépondreSupprimerVotre excellente présentation juridique possède l'immense mérite de démontrer :
RépondreSupprimer- que l'on ne peut raisonnablement traiter d'une question sans parfaitement maitriser auparavant la connaissance du droit positif et de la jurisprudence nationale et européenne,
- que nous vivons en France dans une démocratie Potemkine (Cf. votre bilan du quinquennat dans le domaine des libertés publiques)au sein de laquelle sévit l'indignation à géométrie variable. Ce qui est toléré pour certains est parfaitement insupportable pour d'autres (Cf. le commentaire précédent).
Une fois encore, nous pourrions appliquer à ce cas de figure la parabole de la paille et de la poutre. Que dirait la bienpensance si ceci se passait dans quelques démocratures et autres démocraties illibérales ? Cessons d'em... les Français comme avait déclaré Georges Pompidou en évitant de leur donner des consignes de vote surtout lorsque l'on sait que même les meilleurs esprits peuvent d'égarer. Nous sommes submergés par les "rentiers de l'indignation", les "imprécateurs dans le sens du vent". Trop, c'est trop !
"Les grands conquérants se mesurent aux ruines qu'ils laissent derrière eux" (Paul Morand)