Le Conseil d'Êtat commence par annuler la décision de la CAA qui n'a pas répondu au moyen tiré de l'illégalité d'une interdiction générale absolue visant l'ensemble du site concerné. Celui-ci ne comporte pas seulement la citadelle proprement dite, mais aussi un musée de la Résistance, un parc zoologique, un aquarium, un insectarium et même un noctarium pour observer les animaux nocturnes. Pour le Conseil d'État, le fait de se promener pieds-nus n'emporte pas les mêmes atteintes à l'ordre public selon les endroits concernés. Après l'annulation de la décision d'appel, le Conseil décide de juger l'affaire au fond et il engage donc un contrôle de proportionnalité.
La liberté de se vêtir
L'intérêt de la décision réside essentiellement dans ce contrôle, exercé au regard de liberté de se vêtir. Or cette liberté vestimentaire n'est généralement mentionnée que comme un sous-produit d'autres libertés, qu'il s'agisse du droit au respect de la vie privée ou de la liberté de conscience. Le tribunal administratif, dans son jugement du 14 avril 2016 sur la même affaire, ne la considérait pas autrement.
Les décisions relatives au port du burkini témoignent de cette place très restreinte que réserve le droit à cette liberté de se vêtir. Elle est systématiquement invoquée par les requérants qui souhaitent voir reconnaître un droit de porter ce vêtement. A leurs yeux, ce moyen juridique est évidemment le plus facile à plaider, dans la mesure où il évite de considérer que le port du burkini répond davantage à un choix religieux qu'à une mode vestimentaire. Le juge administratif, qu'il intervienne en référé ou sur le fond, rend des décisions dont le sens varie selon la menace avérée ou non pour l'ordre public, mais dans lesquelles il n'invoque jamais la "liberté de se vêtir". Le célèbre référé du Conseil d'État du 26 août 2016, mentionne ainsi "les libertés fondamentales que sont la liberté d'aller et venir, la liberté de conscience et la liberté personnelle". Le juge songe-t-il à la liberté vestimentaire lorsqu'il évoque la liberté personnelle ? Ce n'est pas certain.
La Cour de cassation adopte sensiblement la même terminologie. Dans ce cas, la chambre sociale de la Cour de cassation rappelle, dans une décision du 28 mai 2003 rendue à propos d'un salarié qui entendait travailler en bermuda, "que la liberté de s’habiller est une liberté individuelle à laquelle nul ne peut apporter de restrictions qui ne seraient pas justifiées par la nature de la tâche à accomplir ni proportionnées au but recherché". Les mots ont un sens et, dans ce cas, la Cour parle de "liberté individuelle" et non pas de "vie privée", précisément parce que le vêtement ne relève pas de la sphère de secret qui entoure la vie la plus intime de l'individu. Le vêtement est un attribut social qui s'insère dans la vie professionnelle et doit se soumettre à ses exigences.
La décision du 3 octobre 2018 présente l'intérêt de mettre enfin les pieds dans le plat, en consacrant formellement la liberté de se vêtir. En revanche, l'organisation de cette liberté n'est pas modifiée et le vêtement doit se conformer, non seulement aux exigences de la vie professionnelle, mais aussi à celles de l'ordre public.
Décence et ordre public
La nudité est donc l'objet de mesures s'inscrivant dans le pouvoir de police générale exercé par le maire, sur le fondement de l'article L 2212 du code général des collectivités territoriales (CGCT), dans le but "d'assurer le bon ordre, la sûreté, la sécurité et la salubrité publiques. Un arrêté de 1999 signé du maire de Trouville interdit par exemple de "se présenter torse nu, ou en tenue de bain, dans les lieux publics de la commune", car de telles tenues sont "peu compatibles avec la réputation d'une station classée".
La jurisprudence est rare, sans doute parce que les requérants préfèrent se rhabiller avant d'essuyer les aléas d'un contentieux devant la juridiction administrative. Les décisions anciennes sont souvent laconiques et peu claires sur la composante de l'ordre public que heurte la nudité. Dans l'affaire Beaugé de 1924, le Conseil d'État autorisait le maire de Biarritz à protéger la "décence" sur ses plages. En revanche, il annulait l'obligation qui leur était faite de se vêtir et de se dévêtir dans une cabine de bains, au motif que cette contrainte reposait surtout des considérations financières.
Aujourd'hui, les choses ont évolué et l'ordre public est plus souvent invoqué pour justifier une décision sans laquelle des troubles risquent de se produire. C'est évident dans la jurisprudence sur le burkini, puisque l'interdiction n'est légale que si le port de ce vêtement suscitait des conflits au sein de la population ou des baigneurs. Dans une décision du 21 novembre 1996, la CAA de Bordeaux avait déjà rejeté la demande d'un requérant reprochant la pratique de la ville de Leucate de tolérer des non-naturistes sur une plage en principe réservée aux naturistes par arrêté municipal. En l'espèce, affirmait le juge, il n'était pas établi que cette cohabitation ait suscité des troubles ou des "manifestations prohibées".
L'arrêt du 3 octobre 2018 repose sur un contrôle de proportionnalité exercé de manière très attentive, d'autant que l'interdiction de se promener pieds-nus s'analyse comme une interdiction générale et absolue. En l'espèce, le Conseil d'État revient à une vision plus étroite de l'ordre public. Il écarte résolument l'idée que le fait de se promener pieds-nus porterait atteinte à une "jouissance paisible" du site et se fonde exclusivement sur la sécurité, notion prise en l'occurrence au pied de la lettre. La sécurité est en effet celle du propriétaire desdits pieds, et le Conseil d'Etat distingue entre les lieux où ils sont susceptibles de se promener. Ainsi est-il licite d'obliger les visiteurs à porter des chaussures dans la citadelle elle-même et dans sa cour intérieure abritant les différents musées et le parc zoologique. En revanche, rien ne s'oppose à ce qu'ils promènent leurs orteils nus dans la partie du site constituée "d'un vaste parc abritant de larges pelouses, agrémentées d'espaces de pique-nique, destinées notamment à la promenade et aux loisirs (...)". Le Conseil d'État conserve donc les pieds sur terre et l'arrêt repose sur une analyse des lieux, une appréciation de la situation des faits.
Il serait difficile de présenter la décision comme un grand arrêt, mais le requérant, à son cor défendant, a tout de même obtenu la consécration de la liberté vestimentaire. Certes, elle peut être limitée pour des considérations d'ordre et de sécurité publique, mais il n'empêche que toute mesure de police dans ce domaine donne lieu à un contrôle maximum. De la liberté de réunion de l'arrêt Benjamin au lancer de nain de Morsang sur Orge en passant par le va-nu-pied de Besançon, le contrôle est d'une intensité identique, chaque requérant étant ainsi assuré de trouver chaussure à son pied.
Bonjour,
RépondreSupprimerUne coquille dans le dernier paragraphe. Il est bien sûr question de pieds qui peuvent avoir des "cors" mais en l'occurence il doit s'agir de l'expression :"à son corps défendant"...
c'est toujours aussi intéressant
RépondreSupprimerqu'est-ce que j'ai ri cette fois !