Le principe de neutralité
Elargissements de la neutralité
Incarnée dans la loi de séparation du 9 décembre 1905, la laïcité française repose à la fois sur la reconnaissance du pluralisme religieux et sur la neutralité de l'Etat, principes que la Cour européenne a reconnus dans son arrêt Dogru c. France du 4 décembre 2008.
La Cour n'hésite pas, d'une manière générale, à considérer qu'un Etat peut imposer des restrictions au port des signes religieux aux fonctionnaires (CEDH 23 février 2010 Ahmet Arslan et autres c. Turquie). Dans le cas de Madame Ebrahimian, la Cour n'éprouve pas davantage de difficulté à élargir ce principe à un agent contractuel qui travaille dans un service public hospitalier, au contact des usagers, c'est-à-dire des patients.
Plus récemment, dans un arrêt SAS c. France du 1er juillet 2014, la Cour précise que le législateur français est libre d'organiser la conciliation entre la liberté religieuse et l'exigence de laïcité, et qu'il peut donc interdire la dissimulation du visage dans l'espace public. C'est donc un nouvel élargissement du principe de neutralité, puisque la Cour passe sans difficulté de la notion d'agent public soumis à l'obligation de neutralité à celle d'espace public, sur lequel la loi peut un imposer une contrainte.
L'étude de la jurisprudence de la Cour conduit ainsi à distinguer deux grandes approches du principe de laïcité, approches différentes et toutes deux jugées conformes à l'article 9 de la Convention européenne.
Plantu. Le Monde. 8 mars 2014 |
La laïcité pour protéger les religions contre l'Etat
La première conception de la laïcité, résolument anglo-saxonne, vise à mettre les religions à l'abri d'éventuelles menaces venant de l'Etat. C'est évidemment la position américaine, et on sait qu'elle conduit à une conception extensive du droit d'exercer sa religion, voire de l'afficher publiquement. On trouve de nombreuses traces de cette approche dans la jurisprudence de la Cour européenne.
C'est ainsi que les ingérences étatiques dans la liberté religieuse sont étroitement encadrées. Aux termes de l'article 9, elles ne peuvent intervenir que si elles sont nécessaires à la "sécurité publique, à la protection de l'ordre, de la santé ou de la morale publique, ou à la protection des droits et libertés d'autrui". La Cour s'assure de la réalité de cette finalité, et affirme régulièrement que cette liste est exhaustive (CEDH, 14 juin 2007, Sviato-Mykhaïlivska-Parafiya c. Ukraine). En dehors de ces buts légitimes étroitement définis, la Cour affirme que l'Etat ne peut intervenir dans l'organisation et le fonctionnement des organisations religieuses. Elle sanctionne ainsi le refus des autorités de la pseudo "République turque de Chypre du Nord" de nommer un prêtre orthodoxe dans cette région (CEDH, 10 mai 2001, Chypre c. Turquie). De la même manière, la Cour interdit à l'Etat d'entrer dans les querelles religieuses, par exemple en refusant de reconnaître une organisation religieuse, au motif qu'elle constituait un groupe schismatique par rapport à l'Eglise orthodoxe (CEDH, 13 décembre 2001, Eglise métropolitaine de Bessarabie c. Moldova).
La laïcité pour protéger l'Etat des religions
Le droit français de la laïcité repose sur une autre logique. Il vise d'abord à empêcher la pression des religions sur l'Etat. Il faut se souvenir que la loi de 1905 a été votée à une époque où le législateur voulait limiter l'influence de congrégations, alors très actives politiquement et, dans leur majorité, opposées au régime républicain. La neutralité est le volet juridique de cette démarche, qui interdit toute manifestation des convictions religieuses dans les activités liées au service public et, d'une manière générale, à l'Etat.
L'arrêt Ebrahimian montre, une nouvelle fois, que la Cour n'est pas opposée à cette approche française de la laïcité. Elle rappelle, très clairement, qu'il "ne lui appartient pas de se prononcer sur le modèle français" de laïcité, démonstration nette de cette reconnaissance d'un "modèle français".
La Cour européenne laisse ainsi aux Etats le soin de définir eux-mêmes leur conception de la liberté de religion. Contrairement à ce que certains affirment, la définition que l'on peut qualifier d'"anglo-saxonne" n'a rien de dominant, et le droit français n'est donc pas tenu de laisser les différents groupes religieux afficher leurs convictions dans l'espace public. Ceux qui considèrent que le port du voile relève de la "liberté" des femmes ne font ainsi qu'affirmer des convictions qui leur sont propres et non pas la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'homme. Au contraire, celle-ci n'interdit pas au droit français de considérer qu'il s'agit là d'une vision communautariste qui ne repose pas sur la liberté des femmes mais conduit au contraire à leur asservissement.
Sur le principe de neutralité et le port du voile : Chapitre 10, section 1 du manuel de libertés publiques sur internet.
A plus d'un titre, cet arrêt de la Cour européenne des droits de l'Homme de Strasbourg est une excellente nouvelle pour les partisans d'une laïcité ouverte mais sans concession sur l'essentiel. On peut mesurer, aujourd'hui encore, les méfaits d'une laïcité du compromis, voire de la compromission ; une laïcité à la mode Talleyrand : "appuyez-vous sur les principes, ils finiront bien par céder" !
RépondreSupprimerVotre exégèse de l'arrêt de la Cour européenne est très précieuse pour mieux appréhender les termes du débat sur le plan du droit positif français et du droit comparé (avec la conception anglo-saxonne).
Formons le voeu que nos dirigeants sachent tirer, à Paris, le meilleur parti de la lettre et de l'esprit de cette jurisprudence, venue de Strasbourg, dans ces temps troublés que traverse la France. Le meilleur antidote contre certains des maux chroniques de notre société est une défense intransigeante de nos valeurs comme est le combat pour le respect de la laïcité. Il ne reste plus qu'à passer des écrits (le droit) aux actes (le politique).
Article intéressant sur la conception du juge européen du concept de laïcité.
RépondreSupprimerEn revanche, concernant l'extension du principe de laïcité, vous citez l'arrêt de l'Assemblée plénière de la Cour de cassation du 25 juin 2014 sur l'affaire "Baby Loup". Or, comme la Cour de cassation l'a très justement rappelé, notamment la Chambre sociale dans le premier arrêt du 19 mars 2013, le principe de laïcité ne s'applique pas dans cette affaire :
"Attendu que le principe de laïcité instauré par l’article 1er de la Constitution n’est pas applicable aux salariés des employeurs de droit privé qui ne gèrent pas un service public ; qu’il ne peut dès lors être invoqué pour les priver de la protection que leur assurent les dispositions du code du travail" (n° 11-28.845).
L'Assemblée plénière ne reprend pas explicitement ce motif, mais le confirme de manière implicite en reprenant exactement la même motivation que la Chambre sociale (même si l'issue du litige n'est pas la même en raison d'une différence d'appréciation). En effet, dans les deux arrêts de 2013 et 2014, la Cour de cassation se base sur l'article L. 1121-1 du Code du travail pour limiter la liberté de conscience de la salariée en considérant que cette limitation n'était pas disproportionnée (n° 13-28.369).
En conclusion, le principe de laïcité ne s'applique pas dans cette affaire, qui relève exclusivement du droit privé.