« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


jeudi 24 octobre 2024

Le lagopède alpin au Palais Royal


La protection de l'environnement pénètre de plus en plus profondément dans le champ des libertés publiques. Une ordonnance rendue par le juge des référés du Conseil d'État le 18 octobre suspend ainsi la chasse au lagopède alpin en invoquant le droit de vivre dans un environnement équilibré et respectueux de la santé. La protection des espèces, élément essentiel de la biodiversité, fait donc partie de cet environnement sain.


Irruption du lagopède dans la jurisprudence


C'est sans doute la première fois que le lagopède alpin fait irruption dans la jurisprudence administrative. Nul n'ignore, bien entendu, qu'il s'agit d'un oiseau, aussi appelé perdrix des neiges, et qui a la particularité de pratiquer avec aisance l'art du camouflage, en adoptant un plumage immaculé pendant l'hiver. Hélas, ce talent n'a pas été suffisant pour le protéger. Son taux de fécondité est très bas et l'action des chasseurs contribue à faire du lagopède alpin un espère en voie d'extinction.

Dans le cas présent, notre lagopède alpin est plutôt ... pyrénéen. Alors que les préfets des départements alpins ont fixé à zéro le taux de prélèvement autorisé concernant cet oiseau, interdisant de facto de le chasser, le préfet de l'Ariège a autorisé les chasseurs à "prélever", c'est à dire à tuer, dix lagopèdes durant une période de chasse qui ne dépasse pas trois semaines, entre septembre et octobre. 

Alors que la chasse avait déjà commencé, et que l'on déplorait déjà la mort d'un oiseau, différentes associations dont One Voice, ont saisi le juge des référés du tribunal administratif de Toulouse, en lui demandant de suspendre l'arrêté préfectoral, ce qu'il a fait dans une ordonnance du 4 octobre 2024. Comme bien souvent, la ministre de la transition écologique, en principe chargée de la protection de l'environnement, a fait appel de cette décision. Les fédérations de chasseurs étaient sans doute parvenues à la convaincre que la chasse au lagopède relevait de la protection de l'environnement.



Let's sing a gay little spring song. Bambi. Walt Disney. 1942


Le référé-liberté


La procédure engagée par l'association requérante est un référé-liberté.  L'article L 521-2 du code de la justice administrative permet au juge, lorsqu'une personne publique, dans l'exercice de ses pouvoirs, porte une atteinte grave et manifestement illégale à une liberté fondamentale, de prendre toutes les mesures urgentes nécessaires à la sauvegarde de la liberté en cause. De fait, le juge administratif dresse une liste des libertés qu'il considère comme fondamentales, et donc de nature à justifier un référé. Il a même publié cette liste sur son site.

Parmi ces libertés fondamentales figurent la liberté d'aller et de venir , consacrée la première par un référé du 9 janvier 2001, le droit de se marier consacré en 2003,  ou encore la liberté de manifestation en 2007. On en dénombre aujourd'hui exactement 39 et, précisément, la dernière en date est le "droit de chacun de vivre dans un environnement équilibré et respectueux de la santé", consacré dans une ordonnance du 20 septembre 2022 et directement fondé sur la Charte de l'environnement.


Une évolution en deux temps


Nul n'ignore que les avancées jurisprudentielles du Conseil d'État sont généralement réalisées en deux temps. Le juge commence par affirmer un concept nouveau pour l'écarter en l'espèce et rejeter la requête. Ensuite, il reprend le concept de manière positive cette fois, et donne satisfaction au requérant.

Dans la décision du 20 septembre 2022, le Conseil d'État avait refusé de suspendre une décision de création d'une piste cyclable sur une route départementale, estimant qu'il n'était pas démontré que ces travaux portaient une atteinte grave au droit de vivre dans un environnement équilibré et respectueux de la santé. Il est vrai que les requérants, propriétaires d'un laboratoire dénombrant les espèces protégées dans la région, n'avaient pas réellement donné d'éléments démontrant l'impact des travaux sur ces espèces. Quoi qu'il en soit, le droit de vivre dans un environnement équilibré était désormais susceptible de donner lieu à référé. C'était donc la première étape de l'évolution jurisprudentielle. 

L'ordonnance du 18 octobre 2024 fait bénéficier le lagopède alpin de la seconde étape de l'évolution. Pour le Conseil d'État, la décision d'autoriser la chasse de l'oiseau, alors qu'il est gravement menacé de disparition porte atteinte au droit de vivre dans un environnement équilibré. La protection des espèces, élément essentiel de la biodiversité,  fait donc partie de cet environnement sain.

On doit se réjouir de cette intégration de la biodiversité dans les préoccupations du juge. La protection des espèces est une nécessité et la décision paraît d'autant plus juste que le Conseil fait observer que les chasseurs ont fourni des statistiques sur le coefficient de reproduction du lagopède très différentes de celles fournies par des laboratoires universitaires. Sur ce point, la défense de l'administration, reposant uniquement sur les chiffres des chasseurs a sans doute un peu agacé le juge, qui sanctionne ce qui ressemble bien à une connivence entre les fédérations de chasseurs et la ministre en charge de l'écologie.

Quoi qu'il en soit, le lagopède alpin est heureux et nous sommes heureux pour lui.

dimanche 20 octobre 2024

Voyage en Absurdie


L'ordonnance de référé rendue par le Conseil d'État le 8 octobre 2024 n'a guère suscité l'intérêt des spécialistes de droit constitutionnel et de droit administratif. Le juge refuse pourtant d'enjoindre au Président de la République de nommer un Premier ministre "issu du Nouveau Front Populaire", ce qui n'est pas rien. Conformément à sa jurisprudence classique, il se déclare incompétent pour connaître d'un acte de gouvernement.

Et si, pour une fois, on s'amusait un peu ? Imaginons un instant, rien qu'un instant que le juge des référés du Conseil d'État, d'humeur facétieuse ce jour-là, ait décidé de donner satisfaction aux requérants. Il aurait donc enjoint au Président de la République de nommer Lucy Castets comme Premier ministre, faisant fi du fait que Michel Barnier avait déjà posé ses valises à Matignon. 

Imagine-t-on le bruit causé par une telle décision ? Certes, les militants LFI auraient probablement célébré la victoire Place de la République. Mais pense-t-on aux chroniqueurs des chaînes d'information muets de sidération au point de provoquer un sentiment de relaxation chez le téléspectateur, aux auteurs des Grands Arrêts écrasés par l'ampleur de l'actualisation, aux étudiants en droit constitutionnel sombrant dans la déprime... Même le journaliste de Libé en charge de la politique française mérite notre compassion. N'est-il pas pris de cours par ce succès inattendu, et contraint de s'initier rapidement aux beautés du droit administratif ?

Aidons donc ces malheureuses victimes de l'actualité contentieuse à comprendre l'importance du revirement.


L'acte de gouvernement : RIP


En enjoignant au Président de la République de nommer un Premier ministre issu du NFP, le juge des référés du Conseil d'État mettrait fin  à une jurisprudence inaugurée par un arrêt Prince Napoléon de 1875. A l'époque, le Conseil d'État s'était reconnu pour requalifier en acte administratif une décision que l'administration présentait comme purement politique, et donc insusceptible de recours. Aujourd'hui, ces actes de gouvernement concernent essentiellement les relations internationales et les  rapports entre les pouvoirs publics institutionnels.

Certes, le champ des actes de gouvernement s'est réduit dans le domaine des relations internationales. C'est ainsi que, depuis un arrêt du 15 octobre 1993, un décret d'extradition ne peut plus jamais être considéré comme un acte de gouvernement. En revanche, constitue un acte de gouvernement la décision que le juge ne saurait contrôler sans s'immiscer dans l'application d'un traité. Dans un arrêt du 28 mars 2014, le juge estime ainsi que n'est pas susceptible de recours la décision refusant de présenter la candidature du requérant aux fonctions de juge à la Cour pénale internationale (CPI). Cette décision n'est pas considérée comme détachable du Statut de Rome qui crée la CPI.

En matière de relations entre les pouvoirs publics, la notion d'acte de gouvernement tient mieux le coup, si l'on ose parler ainsi. Sont ainsi concernés les actes qui relèvent de la fonction exécutive, par apposition à la fonction administrative. On peut citer, pêle-mêle, la décision de soumettre à référendum un projet de révision constitutionnelle ou la nomination d'un membre du Conseil constitutionnel. Le 20 juin 2024, le Conseil d'État avait même osé considérer comme un acte de gouvernement le décret de dissolution de l'Assemblée nationale. Surtout, par une décision du 29 décembre 1999, le juge administratif s'était déclaré incompétent pour apprécier la légalité d'un décret portant composition du gouvernement. 

Notre journaliste pourrait donc célébrer un énorme revirement de jurisprudence par rapport à une jurisprudence constante, dont la dernière occurrence n'a pas quatre mois.



Sur un mur à Honfleur. circa 2008. Collection particulière


L'injonction au Président de la République


Autre innovation, et de taille : Le juge des référés donne une injonction adressée directement au Chef de l'État. Cette fois, c'est la Constitution qui est directement atteinte. L'immunité du Président consacrée dans l'article 67 de la Constitution s'étend en effet à tous les actes de procédure, qu'ils soient prononcés par un juge ou par toute autre autorité. Ainsi Jacques Chirac a-t-il refusé de témoigner dans l'affaire Clearstream pour des faits qui se sont déroulés durant son mandat. De même, Valéry Giscard d'Estaing avait refusé d'être auditionné par une commission d'enquête parlementaire sur les avions renifleurs. En termes simples, le Président en fonction n'est pas lié par les actes qui le visent, qu'il s'agisse des actes des juridictions ou du parlement. 

De fait, par cette injonction, le juge des référé interviendrait directement dans le pouvoir de nomination du gouvernement. 

Notre journaliste devrait alors louer une décision qui remet en cause la Constitution elle-même. Le juge administratif deviendrait le coauteur des décrets présidentiels, en se permettant de dicter au Président leur contenu. Or, l'article 8 de la Constitution énonce que la nomination du Premier ministre est un pouvoir propre du Président, pouvoir que, par définition, il ne partage avec personne. 

Article 67, article 8, et, d'une manière générale, tous les articles de la Constitution prévoyant l'exercice par le Président d'une compétence sans contreseing du Premier ministre, notre commentateur pourrait constater une sorte de destruction de la Constitution par un juge, qui est pourtant censé être lié par ses dispositions.

Mais la révolution n'a pas eu lieu. Le recours déposé par les soutiens de Lucie Castets s'est effondré devant la réalité de la jurisprudence et il faut bien reconnaître qu'il n'avait pas la moindre chance de prospérer. Il reste à se demander pourquoi un tel recours a été déposé et comment un avocat a pu conseiller à ses clients de se lancer dans une telle aventure. Sur ce point, nous n'avons pas de réponse. Sans doute s'agissait-il d'une manoeuvre politique visant à affirmer l'absence de légitimité du gouvernement Barnier, visant aussi à maintenir la mobilisation de militants ? Même si l'on a bien ri, il est tout de même un peu fâcheux d'instrumentaliser le juge administratif pour transformer le prétoire en tribune politique. Ceci dit, il a l'habitude, et on peut penser que lui aussi, il a bien ri. 


mercredi 16 octobre 2024

L'honneur d'un condamné


La décision rendue par la chambre criminelle de la Cour de cassation le 15 octobre 2024 peut être présentée comme historique. Elle refuse en effet la demande de "rétablissement de l'honneur" d'un condamné à mort, Jacques Fesch.

En 1954, celui-ci, alors âgé de vingt-trois ans, avait besoin d'argent pour acheter un voilier, afin de faire le tour du monde. Il a fait un hold up chez un changeur auquel il a volé 300 000 francs après l'avoir menacé avec un pistolet dérobé à son père. Il s'est ensuite enfui, poursuivi par le changeur et par un gardien de la paix qu'il a tué, avant de tirer de nouveau sur des passants. L'un d'entre eux a été blessé, avant que Jacques Fesch soit maîtrisé et désarmé, précisément par d'autres passants. Déclaré coupable de ces meurtres, il a été condamné à mort par la Cour d'assises de la Seine en avril 1957, son pourvoi a été rejeté par la Cour de cassation en juillet, et le président Coty a écarté le recours en grâce en septembre. Fesch est exécuté le 1er octobre. 

Entre le moment où il est incarcéré et son exécution, Jacques Fesch va se présenter comme un exemple de rédemption par la foi catholique. Les lettres écrites pendant son incarcération sont publiées, et une procédure de béatification est même engagée. C'est sur ce fondement que ses héritiers ont déposé des requêtes visant à obtenir, d'abord sa réhabilitation ensuite le rétablissement de son honneur.


Procédure de réhabilitation


Dans le cas de Jacques Fesch, la procédure de réhabilitation judiciaire s'est heurtée à une irrecevabilité manifeste. L'article 786 du code de procédure pénale conditionne en effet sa  recevabilité, en matière criminelle, au respect d'un délai d'épreuve de cinq ans à compter de l'expiration de la sanction subie. Cette condition conduit à priver les proches d'un condamné à mort dont la peine à été exécutée d'une requête en réhabilitation, alors que ceux d'un condamné qui a bénéficié d'une grâce peuvent déposer une telle requête. 

Le fils de Jacques Fesch a déposé une QPC portant sur la constitutionnalité de ces dispositions mais elle a été écartée par le Conseil constitutionnel dans une décision du 28 février 2020. Aux yeux du Conseil, ce texte n'est pas inconstitutionnel, notamment dans la mesure où la réhabilitation repose sur les "gages d'amendement" donnés par l'intéressé dans les cinq ans qui ont suivi la condamnation. Il est évident qu'un condamné à mort ne dispose pas d'un tel délai. C'est regrettable, surtout si l'on considère que la peine de mort n'est plus conforme à l'ordre public français, mais il est clair que le législateur a voulu définir la réhabilitation aux condamnés qui ont vécu et qui, par leur comportement, ont pu témoigner de leur volonté de réhabilitation.

A cette décision sévère, le Conseil ajoute tout de même un obiter dictum, selon lequel "le législateur serait fondé à instituer une procédure, ouverte aux ayants-droits d'un condamné à mort, "tendant au rétablissement de l'honneur de cette personne à raison des gages d'amendement qu'elle a pu fournir". 



L'assassin assassiné. Julien Clerc. 1981


Procédure de rétablissement de l'honneur


Le législateur a tenir compte de cet obiter dictum. La loi du 24 décembre 2020  modifie ainsi la loi d'abolition de la peine de  mort du 9 octobre 1981, en lui ajoutant un nouvel article 2. Il institue une procédure ad hoc permettant aux ayants-droits des personnes condamnées à mort et exécutées de saisir la chambre criminelle d'une requête "tendant au rétablissement de l'honneur de cette personne à raison des gages d'amendement qu'elle a pu fournir". La formule n'est pas d'une grande clarté, et l'on peut se demander quelle est la définition juridique de l'honneur, notion plus ou moins gazeuse, pas très éloignée de la réputation ou de l'oubli, mais néanmoins distincte.

La décision rendue par la chambre criminelle le 15 octobre 2024 constitue ainsi la première mise en oeuvre de ce texte et elle présente l'intérêt d'offrir un cadre juridique à cette notion. La Cour nous éclaire donc sur ces "gages d'amendement" qui, cette fois, peuvent intervenir dans le cas d'un condamné à mort dont la peine a été exécutée.

On sait que, dans ce cas, la Cour de cassation n'exerce précisément pas un contrôle de cassation. Elle est juge en premier et dernier ressort de l'honneur du condamné. La Cour précise ainsi que ces "gages d'amendement" sont "appréciés au regard de la gravité des faits, ainsi qu'en tenant compte de l'évolution de la personnalité et du comportement de la personne condamnée, depuis le jour auquel elle a commis les faits".

Sur ce point, la Cour s'inspire des "gages d'amendement" tels qu'ils sont définis pour la procédure de réhabilitation. Dans sa décision du 12 février 1963, elle jugeait ainsi que peut bénéficier de cette mesure de bienveillance la personne dont le comportement, durant les cinq années d'épreuve, autorise à la "replacer dans l'intégralité de son état ancien". Dans une telle situation, le maintien de la condamnation n'est plus nécessaire et proportionné, et son effacement est alors justifié. Ce principe a été mis en oeuvre récemment, dans un arrêt du 6 septembre 2023 intervenu, il est vrai, pour effacer des condamnations en matière correctionnelle.


Les "gages d'amendement"


Il ressort de cette jurisprudence la nécessité d'un contrôle approfondi du dossier communiqué au juge, l'appréciation de ce dernier exprimant un degré d'exigence très élevé. En l'espèce, le dossier déposé par le fils de de Jacques Fesch n'a pas semblé tout-à-fait satisfaisant.  

Certes, la cour met au crédit du condamné son bon comportement durant son incarcération ainsi que les regrets qu'il a exprimés, en particulier dans ses écrits. En revanche, elle fait observer que la réalité de l'indemnisation des victimes ne ressort pas du dossier. Surtout, elle écarte l'argument reposant sur la démarche religieuse du condamné, dont évidemment il est difficile d'apprécier la sincérité. Pour la Cour, il ne s'agit pas d'un gage d'amendement. Quant à la diffusion de ses écrits, largement assurée par les milieux proches de l'Église catholique, elle est postérieure à son décès et même indépendante de sa volonté. Elle ne saurait donc davantage être considérée comme un gage d'amendement.

La requête est donc rejetée, mais elle éclaire sur ce que la Cour considère comme "rétablissement de l'honneur d'un condamné". D'une part, l'appréciation repose à la fois sur les regrets exprimés et leur sincérité, mais aussi et surtout sur leur traduction dans les faits, en particulier l'indemnisation des victimes. D'autre part, cette appréciation s'appuie exclusivement sur le comportement personnel du condamné, quel que soit le soutien apporté par des institutions qui lui sont extérieures. En l'espèce, l'affichage d'un retour à la foi religieuse, la mobilisation de l'Église par la diffusion des écrits du condamné et par la procédure de béatification sont mentionnés comme étant sans effet sur la procédure judiciaire. La Cour de cassation protège ainsi son indépendance, et empêche que le rétablissement de l'honneur d'un condamné soit le résultat d'une sorte de lobbying quelque peu malsain.


La peine de mort : chapitre 7, section 2 § 1 B du manuel de libertés publiques sur Amazon

dimanche 13 octobre 2024

Demandeurs d'asile : les reconduites collectives sous contrôle de la CEDH


La Cour européenne des droits de l'homme (CEDH) sanctionne, dans un arrêt M. A. et Z. R. c. Chypre rendu le 8 octobre 2024, la procédure chypriote de renvoi vers le pays de départ des étrangers arrivant dans les eaux territoriales. L'emploi du terme générique "étrangers" est volontaire, car précisément, l'une des questions posées par la décision réside dans le statut juridique des deux requérants. La question de savoir s'ils sont migrants économiques ou demandeurs d'asile est évidemment importante.

Tous deux affirment avoir fui la Syrie en 2016 pour rejoindre le Liban, où ils ont vécu dans des camps gérés par le Haut-Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés (HCR). N'ayant aucune perspective d'emploi, ne bénéficiant pas des soins de santé ni de la liberté de circulation, ils ont payé un passeur pour se rendre à Chypre, en septembre 2020. Mais en arrivant dans les eaux territoriales le soir du 7 septembre, le bateau a été intercepté par les garde-côtes chypriotes. Contraints de monter sur un autre bateau, sur lequel se trouvaient des membres de la police chypriote et d'autres migrants, ils ont été ramenés au Liban dès le 8 septembre, sans avoir mis le pied sur l'île.


Le droit à une procédure de demande d'asile


Les requérants se fondent sur l'article 3 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme qui prohibe les traitements inhumains ou dégradants. En l'espèce, ils se plaignent de n'avoir pas pu déposer une demande d'asile auprès des autorités chypriotes. Ils n'ont pas été traités comme des demandeurs d'asile, mais comme des migrants économiques irréguliers, susceptibles d'être refoulés. Il est exact qu'une avocate, saisie le 7 septembre, avait demandé à la CEDH de prendre une mesure conservatoire pour empêcher le renvoi des intéressés au Liban. Mais la CEDH a demandé des éléments complémentaires pour démontrer les persécutions dont ils risquaient d'être victimes, notamment un éventuel renvoi en Syrie... De fait, les requérants se sont retrouvés au Liban avant que ces pièces aient pu être envoyées à la Cour.

En l'espèce, il faut reconnaître que nul ne sait si les requérants avaient ou non formulé une demande d'asile auprès des autorités chypriotes. Ils prétendent l'avoir fait, oralement, sur le bateau, mais il n'existe évidemment aucune trace des ces échanges. La CEDH note toutefois que le droit des réfugiés n'impose aucune forme particulière à la demande d'asile, principe rappelé dans l'arrêt de Grande Chambre t N. D. et N. T. c. Espagne du 13 février 2020. Dans cette affaire, la Cour admet la reconduite forcée d'un groupe de migrants qui avait pénétré de force à Mellila, en forçant la frontière. En effet, des procédures d'entrée sur le territoire espagnol existaient et permettaient le dépôt d'une demande d'asile. En forçant la frontière en groupe, les requérants ont ainsi justifié qu'ils soient aussi reconduits en groupe.

Contrairement au cas espagnol, les autorités chypriotes n'ont même pas autorisé les migrants à débarquer pour déposer une demande d'asile et aucune procédure de ce type n'était organisée sur le bateau. Les autorités ne démontrent d'ailleurs pas la mise en place d'un quelconque guichet permettant de demander l'asile. De fait, quand bien même la demande des requérants n'est pas démontrée, elle semble probable, d'autant que de nombreux rapports de différentes ONG insistent sur cette absence de procédure.

C'est donc ce défaut de procédure qui est constitutif d'un traitement inhumain et dégradant. Les observations des autorités chypriotes montrent en effet qu'aucun guichet n'était prévu pour déposer une demande d'asile et que les conséquences du renvoi au Liban pour la personne n'étaient pas envisagées.




Ellis Island. 1913


Le caractère collectif de l'expulsion


L'article 4 du Protocole n° 4 à la Convention européenne des droits de l'homme affirme clairement : "Les expulsions collectives d'étrangers sont interdites". Observons que le mot "expulsion" désigne ici toute forme de reconduite, et pas seulement, comme en France, celle qui repose sur la menace pour l'ordre public que la présence de l'étranger sur le territoire représente. Ce principe a été affirmé par la Cour dès sa décision Hirsi Jamaa et autres c. Italie du 23 février 2012.

Aux termes de cette jurisprudence, réaffirmée notamment dans l'arrêt de Grande Chambre Khlaifia et autres c. Italie du 15 décembre 2016, une expulsion collective est définie comme contraignant les étrangers, "en tant que groupe, à quitter un pays", sauf dans le cas où la mesure est prise après examen particulier de la situation personnelles de chaque membre du groupe. Cette disposition n'a rien d'exceptionnel et existe en droit interne. Une mesure administrative peut en effet s'appliquer à plusieurs personnes, dès lors que chacune a pu bénéficier de l'examen particulier de son dossier.

Bien entendu, cette exigence n'a pour effet d'interdire les éloignements en nombre, et l'affaire de Mellila a montré qu'elles devenaient possibles si les étrangers s'étaient conduits de manière agressive pour pénétrer sur le territoire, ignorant précisément des procédures de demande d'asile qui existaient. Dans le cas chypriote, la situation est bien différente. Les migrants n'ont jamais fait preuve d'agressivité et les autorités n'ont pas été en mesure de démontrer l'existence d'une procédure d'examen des dossiers. Non seulement elle n'était pas prévue, mais elle n'a même pas été improvisée sur le bateau, le seul but étant de ramener les migrants au Liban, avant que la Cour ait pu prendre des mesures conservatoires.

Les autorités chypriotes sont donc condamnées à la fois pour avoir privé les requérants de déposer une demande d'asile et pour les avoir renvoyés au Liban sans examiner la situation de chacun d'entre eux. Il reste tout de même une question intéressante, soulevée par l'État défendeur. Il mentionne en effet l'existence d'une convention bilatérale avec le Liban prévoyant la réadmission, sans formalité, des personnes entrées illégalement à Chypre. Certes, les États ont tout à fait la possibilité de passer des conventions pour organiser ce type de retour. Mais, observe la Cour, "ils ne sauraient se soustraire à leur propre responsabilité en invoquant des obligations découlant d'accords bilatéraux". En d'autres termes, les normes issues de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme ne sauraient être écartées par des traités bilatéraux. 

Cette jurisprudence de la Cour permettra-t-elle de dissuader les États qui entendent désormais, de plus en plus, se soustraire aux dispositions du droit européen pour gérer les questions migratoires ? Du côté français, il faudra attendre la future loi immigration prévue pour 2025 pour avoir un début de réponse à cette question.


L'expulsion des étrangers : chapitre 5, section 2 § 2 B du manuel de libertés publiques sur Amazon

mercredi 9 octobre 2024

Le délai raisonnable est-il bien... raisonnable ?


L'arrêt rendu par la 2e chambre civile de la Cour de cassation le 3 octobre 2024 témoigne, à sa manière, de la grande misère des juridictions françaises. Alors qu'elles ne sont plus en mesure de statuer dans le "délai raisonnable" imposé par le droit de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme, les requérants sont tentés de s'adresser à d'autres juges, de rechercher ceux qui seront en mesure de leur donner satisfaction plus rapidement. La Cour de cassation sanctionne cette pratique, en précisant que la juridiction territorialement compétente est la seule qui puisse être saisie, quand bien même elle serait incapable de rendre une décision dans un délai raisonnable.

En l'espèce, une ingénieure était en conflit avec son entreprise, la société Carglass, dont le siège social est à Courbevoie. Le tribunal compétent pour juger de la rupture de son contrat de travail était donc le Conseil de Prud'hommes de Nanterre. Mais celui-ci est connu pour être particulièrement surchargé, rendant ses décisions plus de trois ans près sa saisine. La requérante, en janvier 2019, a donc tout simplement saisi le Conseil des Prud'hommes de Versailles, moins engorgé et donc plus rapide.

Certes, mais on ne choisit pas son juge en fonction de ses délais de jugement, c'est du moins ce qu'a déclaré le Conseil de Prud'hommes versaillais, jugement confirmé par la Cour d'appel de Versailles le 18 novembre 2021. Devant la Cour de cassation, la requérante invoque la violation de l'article 6 § 1 de la Convention européenne des droits de l'homme qui consacre le droit à juste procès.


L'absence de délai raisonnable, un déni de justice ?


L'article 6 § 1 de la Convention des droits des droits de l'homme affirme que "toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue (...) dans un délai raisonnable". Cela signifie concrètement que les décisions de justice doivent être rendues sans souffrir de lenteurs excessives qui en compromettraient l'efficacité et qui porteraient atteinte au droit au juge. 

Or, selon la CEDH, les conflits du travail, surtout ceux "qui sont d'une importance capitale pour la situation professionnelle d'une personne", doivent être résolus avec une célérité particulière. Ce principe a été largement mentionné par la Cour dans des affaires mettant en cause le système judiciaire français, hélas bien connu pour sa lenteur. Les Conseils de Prud'hommes ne sont pas les seuls à être mis en cause pour leur lenteur. Dans un arrêt Lechelle c. France du 8 juin 2004, la CEDH sanctionne ainsi pour violation du "délai raisonnable" une procédure portant sur le contrat de travail de l'employée d'une école primaire, qui a duré pas moins de huit ans devant la juridiction administrative.

Mais en l'espèce, la requérante invoque un défaut de délai raisonnable dont elle n'a pas été victime, puisqu'elle a préféré saisir un autre juge.



Le petit escargot. Tai Ping


Des règles de compétence d'ordre public


L'arrêt offre ainsi à la Cour l'occasion d'affirmer que les règles de compétence sont d'ordre public. Selon l'article R 1412-1 du code du travail, les litiges entre employeur et salarié sont portés devant le conseil de Prud'hommes territorialement compétent. Ce conseil est, soit celui dans le ressort duquel est situé l'établissement où le salarié remplit ses fonctions, soit celui de son domicile lorsque le salarié travail à domicile. Le salarié peut aussi saisir le conseil du lieu où son contrat a été signé ou celui du lieu où l'employeur est établi. En l'espèce, la requérante exerçait son activité professionnelle dans l'entreprise de Courbevoie, lieu où elle avait aussi signé son contrat de travail. Aucune disposition ne l'autorisait donc à écarter la compétence du Conseil de Prud'hommes de Nanterre.

Bien entendu, la décision est loin d'être un "grand arrêt" et ne suscite aucune surprise, tant la décision de changer de juge en fonction des lenteurs de la procédure peut sembler étrange. Mais précisément, la décision nous informe sur l'existence de deux dangers auxquels la justice est actuellement confrontée. D'une part, une évolution des justiciables qui se conduisent comme des consommateurs, prêts à choisir "leur" juge comme on achète un bien de consommation, et prêts à faire jouer la concurrence entre les juges. D'autre part, hélas, une évolution de la justice elle-même, dont le manque de moyens humains et matériels est souvent mis en lumière. De fait, elle ne parvient plus à assurer sa mission essentielle qui est précisément de rendre la justice. Peut-on espérer une évolution ? Cela semble bien peu probable si l'on en croit le tout nouveau Garde des Sceaux qui annonce déjà que "le budget de la justice ne sera pas satisfaisant".



Le délai raisonnable : Chapitre 4 section 1 § 2 A 2 du manuel de libertés publiques sur Amazon

 


dimanche 6 octobre 2024

CJUE : l'accès de la police aux données contenues dans un téléphone


La Grande Chambre de la Cour de Justice de l'Union européenne (CJUE) a rendu, le 4 octobre 2024, un arrêt CG c. Bezirkshauptmannschaft Landeck, par lequel elle reconnait que les autorités de police nationales peuvent accéder aux données contenues dans un téléphone portable, à des fins de prévention, de recherche et de poursuite des infractions pénales. La décision n'est pas surprenante, mais les deux précisions qui l'accompagnent ne sont pas sans conséquences directes pour les États membres, y compris la France. D'une part, la Cour note que cet accès aux données contenues dans un téléphone n'est pas limité aux infractions graves. D'autre part, elle exige un contrôle préalable ou une autorisation d'accéder à ces informations données par un juge ou une autorité indépendante.

Les douaniers autrichiens ont saisi à l'occasion d'un contrôle de routine, en février 2021, 85 grammes de cannabis dans un colis destiné à CG. Ce colis a été transmis à l'autorité de police qui a perquisitionné chez l'intéressé. Interrogé sur l'expéditeur du colis, CG n'a rien voulu de dire et a refusé de donner le code de son téléphone portable. Celui-ci a été immédiatement saisi et les policiers se sont livrés à plusieurs tentatives d'accès, avant de le restituer à son propriétaire en avril 2021.

Indépendamment de la procédure pénale, l'intéressé a donc contesté la saisie de son téléphone et la tentative d'intrusion dans ses données personnelles. La juridiction a décidé d'un renvoi préjudiciel devant la CJUE portant sur la conformité du droit autrichien à plusieurs textes européens, dont essentiellement la directive du 27 avril 2016 relative à la protection des personnes physique à l'égard du traitement des données personnelles réalisé à des fins d'ordre pénal. 


La recevabilité de la question


Observons d'emblée que l'affaire était loin d'être gagnée d'avance, car l'avocat général s'était prononcé en faveur de l'irrecevabilité de la question. Les autorités autrichiennes se fondaient en effet essentiellement sur la directive du 12 juillet 2002 relative à la protection des données personnelles dans le cadre des services de communication électronique. Dans la présente affaire, la tentative d'accès aux données est le fait de la police, sans aucune intervention des fournisseurs de services de communications électroniques. Toutefois, les autorités autrichiennes avaient été invitées à reformuler leur question au regard de la directive de 2016. 

Même si elles avaient répondu, de manière quelque peu négligente, que ce texte était également applicable, la CJUE va se montrer plus bienveillante que l'avocat général et admettre la recevabilité de la question. Elle estime d'ailleurs que l'article 267 TFUE l'autorise à reformuler les questions qui lui sont posées ou à indiquer d'autres règles pertinentes, afin de donner au juge national une réponse utile. Comme elle l'a fait dans l'arrêt du 22 juin 2022 Volvo et DAF Trucks, la CJUE peut donc reformuler la question préjudicielle.




Mon précieux. Soprano. 2017 


La gravité de l'infraction


La première branche de la question préjudicielle porte sur la gravité, ou plutôt l'absence de gravité de l'infraction. En l'espèce, CG est poursuivi pour avoir reçu 85 grammes de cannabis, soit une infraction passible, au maximum, d'une année d'emprisonnement. 

Devant la CJUE, ses avocats invoquent la "minimisation" des données tel qu'il est mentionné dans l'article 4 de la directive de 2016 : les États doivent prévoir que les données personnelles sont adéquates, pertinentes et non excessives au regard des finalités du traitement. En l'espèce, l'idée est que l'accès à des données personnelles pour réprimer une infraction modestement sanctionnée entraine une disproportion non conforme à l'article 4. 

La CJUE reconnaît volontiers que la gravité de l'infraction qui fait l'objet de l'enquête est un élément de cette proportionnalité. Mais la Cour se place sur le terrain de la création d'un espace de sécurité et de justice au sein de l'Union. L'exclusion des infractions modestement sanctionnées reviendrait à affirmer que seule la lutte contre la grande criminalité est susceptible de justifier l'accès aux données personnelles contenues dans un téléphone. Il appartient donc au législateur interne de définir le seuil à partir duquel ces investigations sont autorisées, mais rien ne lui interdit de les étendre à l'ensemble des infractions.


La question de l'autorisation


La seconde branche de la question porte sur l'autorité autorisant les investigations dans les données personnelles contenues dans le téléphone. Cette fois, la CJUE se montre moins bienveillante à l'égard du droit autrichien. Il apparaît en effet que les tentatives d'accès ont été le fait exclusif de l'autorité de police, sans qu'un juge ait été associé à la procédure. La Cour affirme ainsi que l'accès "doit être subordonné à un contrôle préalable effectué par une juridiction ou une entité administrative indépendante".  En cas d'urgence "dûment justifié", l'accès est possible immédiatement, mais le contrôle doit intervenir "dans de brefs délais".

Cette seconde exigence n'est pas sans poser un problème en droit français, même s'il est loin d'être insurmontable. En l'état actuel du droit, le refus de communiquer aux forces de police, durant une garde à vue, le code de déverrouillage de son téléphone constitue une infraction spécifique, distincte de celle pour laquelle la personne est mise en cause. L'article 434-15-2 du code pénal réprime en effet le refus de communiquer "la convention secrète de déchiffrement d'un moyen de cryptologie susceptible d'avoir été utilisé pour préparer, faciliter, ou commettre un crime ou un délit". Après quelques hésitations des juges du fond, l'Assemblée plénière de la Cour de cassation, affirme, dans un arrêt du 7 novembre 2022, que le code d'accès à un téléphone doit être considéré comme une telle convention.

Le droit français considère ainsi que l''accès à ces données peut intervenir, quelle que soit la gravité de l'infraction, position parfaitement compatible avec l'arrêt de la CJUE. 

Reste évidemment à s'interroger sur la question de l'autorisation d'un juge à cet accès aux données personnelles. En droit français, la garde à vue intervient à l'initiative, soit d'un officier de police judiciaire, soit d'un magistrat. Dans ce dernier cas, l'autorisation d'accès aux données pourrait être accordée immédiatement. En revanche, des procédures devront sans doute être définies pour permettre aux autorités de police d'accéder à ces données dès le début de la garde à vue. En l'état actuel des choses, il faut s'attendre à des recours, dès lors que les avocats ne manqueront pas d'exploiter l'incertitude actuelle pour tenter de mettre leurs clients à l'abri d'une intrusion dérangeante dans leur téléphone. Il est possible que la jurisprudence de la CJUE suscite un dialogue musclé avec le Conseil constitutionnel.


La protection des données personnelles : Chapitre 8, section 5 du manuel de libertés publiques sur Amazon