« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


lundi 3 mai 2021

"Passeport vaccinal", "passe sanitaire" : une idée qui fait son chemin


Comment pourrait-on l'appeler, "passeport vaccinal", "certificat de vaccination", "passe sanitaire" ? A moins que lui soit attribuée une couleur, "passeport bleu" ou "rouge" ? Tous ces termes ne sont pas tout-à-fait synonymes. Le "passeport" sanitaire indique l'existence d'un document facilitant le passage des frontières pour les personnes vaccinées contre la Covid-19. Le "passe sanitaire" ou le "certificat de vaccination" renvoie plutôt à l'idée d'une réouverture de certaines activités. On observe toutefois que ces notions sont indifféremment employées pour désigner un document permettant aux personnes vaccinées de bénéficier d'une plus grande liberté de circulation, soit en dehors des frontières, soit bien plus simplement dans l'exercice de leurs activités quotidiennes. 

 

Le passage des frontières


Un État ne peut évidemment définir seul qui sera autorisé à passer une frontière, car il n'est pas compétent pour imposer à un autre État les conditions d'entrée sur son territoire. Un "passeport vaccinal" ne peut donc relever que d'une initiative de l'Union européenne, organisation dont la finalité même est de nature économique, et qui se préoccupe de rétablir aussi rapidement que possible la liberté de circulation des personnes et des biens.

Précisément, le 29 avril 2021, le parlement européen a pris position pour l'ouverture de négociations sur la proposition d'un "certificat vert" numérique, qui a pour but de permettre aux Européens de voyager dès cet été avec un minimum de restrictions, et même d'ouvrir les frontières extérieures aux ressortissants dûment vaccinés de certains États tiers. De manière très concrète, ce "certificat" attestera qu’une personne a été vaccinée contre la Covid-19, ou qu’elle a reçu récemment un test négatif ou encore qu’elle s’est remise de l’infection. Ce certificat devrait s'accompagner d'un code QR destiné à garantir son authenticité, mettant fin à la prolifération de faux tests PCR.

A ce stade, ce certificat européen demeure un objectif à atteindre, sans que l'on puisse présager s'il verra, ou non, le jour. Sa mise en oeuvre est en effet subordonnée au succès d'un "trilogue", entre la Commission, le parlement européen et le Conseil européen, négociation menée par la présidence portugaise. 

Rien n'interdit, en revanche, aux États de subordonner l'accès à leur territoire ou le retour sur leur territoire à la possession d'un certificat de vaccination, et c'est d'ailleurs ce qu'ils font lorsqu'ils imposent un test PCR de moins de 72 heures. Le règlement sanitaire international (RSI) qui lie 196 États membres de l'OMS impose déjà, depuis bien longtemps, la vaccination contre la fièvre jaune, effectuée dix jours avant un voyage vers une zone endémique d'Afrique ou d'Amérique Latine. En France même, ce certificat de vaccination contre la fièvre jaune doit être produit par tout voyageur qui se rend en Guyane. L'article L3111-6 du code de la santé publique énonce ainsi très clairement : "La vaccination contre la fièvre jaune est obligatoire, sauf contre-indication médicale, pour toute personne âgée de plus d'un an et résidant ou séjournant en Guyane".

 


 Elle est Pfizer. Les Goguettes (en trio, mais à quatre), avril 2021


L'exercice d'activités


Les États poursuivent aussi un autre objectif de réouverture d'activités aux personnes vaccinées. L'exemple d'Israël suscite mouvement d'opinion en faveur d'un "passe sanitaire". En effet, les personnes vaccinées contre la Covid-19 y reçoivent un "passeport vert" une semaine après la seconde injection. Ses heureux titulaires peuvent désormais entrer au concert ou au musée, déjeuner dans la salle intérieure d'un restaurant, se refaire une santé dans une salle de sport ou une piscine. Les autres, les non-vaccinés, doivent se contenter des bains de mer et des terrasses des cafés, désormais ouvertes à tous.

Une telle pratique ne peut être mise en oeuvre que si un pourcentage significatif de la population est déjà vacciné et si l'accès au vaccin est assuré de manière satisfaisante. Il est en effet impensable de limiter durablement les droits de ceux qui ne sont pas vaccinés, parce qu'ils sont seulement victimes d'une pénurie de doses.  En outre, il est impératif qu'une immunité collective soit en cours d'installation, puisque le vaccin empêche sans doute de développer des symptômes mais n'empêche pas d'en être porteur sain.

Le débat a démarré très tôt en France, dès l'époque où l'hypothèse d'un vaccin contre la Covid-19 est devenue crédible. Les acteurs de l'économie ont immédiatement vu l'intérêt d'un document permettant la réouverture, même partielle, de certaines activités. D'autres intervenants ont crié à la discrimination, invoquant une rupture d'égalité entre ceux qui seraient vaccinés et ceux qui ne le seraient pas. Aujourd'hui, l'Assurance maladie annonce qu'à partir du 3 mai 2021, les Français recevant leur seconde dose de vaccin se verront remettre une attestation sécurisée contre la fraude qui, grâce à QR Code, pourra être stockée dans l'application "Tous Anti Covid". Cette attestation pourrait ensuite être utilisée, dans des conditions encore mal définies, pour accéder à certains lieux comme les stades, les foires ou les musées.


La compétence de la loi


Pour répondre à cette question de l'éventuelle discrimination induite par un tel document, il faut d'abord observer que sa création relève du domaine de la loi. Dans un arrêt du 15 novembre 1996, le Conseil d'État annule ainsi pour incompétence un arrêté du ministre de l'agriculture imposant certains vaccins aux jeunes gens désireux d'accomplir leur service national dans la sécurité civile en qualité d'agent forestier. Il précise alors que la loi peut seule rendre obligatoire une vaccination.

Dans le cas de la vaccination contre la Covid-19, l'éventuelle mise en oeuvre du "passe sanitaire" devra donc être décidée par le parlement, et donnera sans doute lieu à une saisine du Conseil constitutionnel, fondée sur le caractère discriminatoire de cette mesure.

 

Egalité et non-discrimination 

 

L'article 6 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789 énonce que la loi "doit être la même pour tous, soit qu'elle protège, soit qu'elle punisse (...)". Il est vrai que la création d'un "passe sanitaire" implique une nécessaire distinction entre ceux qui sont vaccinés et ceux qui ne le sont pas. Pour le Conseil constitutionnel cependant, le principe d'égalité ne s'oppose pas à ce que "le législateur règle de façon différente des situations différentes, ni qu'il déroge à l'égalité pour des raisons d'intérêt général", principe acquis depuis la décision du 16 janvier 1982. Autrement dit, le législateur est compétent pour moduler la mise en oeuvre concrète du principe d'égalité et il peut gérer de manière différente la situation des personnes qui sont dans une situation juridique différente. 

Or la vaccination n'est pas seulement un acte médical. C'est aussi un fait juridique qui peut conditionner l'exercice de certains droits. C'est ainsi que le droit à l'instruction obligatoire n'est accessible qu'aux enfants vaccinés contre certaines maladies, onze depuis 2018, parmi lesquelles la diphtérie, la poliomyélite et le tétanos. Ils ne peuvent être accueillis dans un établissement scolaire que si leurs parents produisent un certificat de vaccination.

Dans le cas des enfants, il s'agit cependant d'une vaccination obligatoire L 3111-1 à L 3111-3 du code de la santé publique (csp). A ce stade, la vaccination contre la Covid-19 n'est pas une obligation, encore moins une "obligation vaccinale déguisée". Il n'est pas interdit de refuser la vaccin, et d'accepter la privation des prérogatives liées au "passe vaccinal" qui est la conséquence de ce refus. Certes, le fait d'être privé de l'accès au stade ou au musée peut être perçu comme une incitation à se faire vacciner, mais ce n'est tout de même pas une obligation juridique.

Reste que le Conseil constitutionnel apprécie la proportionnalité de l'atteinte à l'égalité établie par le législateur, au regard des intérêts publics en cause. Or, il s'est déjà prononcé sur la question de l'obligation vaccinale des enfants dans une question prioritaire de constitutionnalité (QPC) du 20 mars 2015. Il était alors saisi par des parents condamnés pour avoir refusé de vacciner leurs enfants, sur le fondement de l'article 227-17 du code pénal qui punit de  deux ans d'emprisonnement et de 30 000 euros d'amende "le fait, par le père ou la mère, de se soustraire, sans motif légitime, à ses obligations légales au point de compromettre la santé, la sécurité, la moralité ou l'éducation de son enfant mineur". 

En déclarant ces dispositions constitutionnelles, le Conseil précise "qu'il est loisible au législateur de définir une politique publique" en matière de vaccination. Le parlement dispose d'une large marge d'appréciation dans ce domaine, et le Conseil note qu'il peut "modifier (...) cette politique publique pour tenir de l'évolution des données scientifiques, médicales et épidémiologiques". Autrement dit, le Conseil se borne à exercer un contrôle minimum dans ce domaine, estimant que le but d'une politique publique est précisément de mobiliser les connaissances techniques et scientifiques pour assurer la garantie du droit à la santé. Cette analyse pourrait évidemment être appliquée au "passe sanitaire", quand bien même il aurait pour unique objet d'inciter la population à se faire vacciner. Ce n'est certainement pas, en soi, un objectif inconstitutionnel.


Le débat sur le "passe sanitaire" reparaît alors que les vaccinations se poursuivent en France à rythme généralement plus lent que dans d'autres pays. L'immunité collective est bien loin d'être acquise, et les Français vaccinés, heureusement toujours plus nombreux, vont demander à tirer les bénéfices immédiats de leur toute nouvelle immunité. Ils auront évidemment l'appui des professionnels concernés, désireux d'accueillir des personnes prêtes à consommer des biens dont elles ont été longtemps privées. Tout cela joue en faveur du "passe sanitaire", évidemment.


mercredi 28 avril 2021

"Un quarteron de généraux en retraite"


"Un quarteron de généraux en retraite", la  célèbre formule employée par le général de Gaulle le 23 avril 1961 pour désigner les auteurs du putsch d'avril 1961, pourrait être utilisée pour évoquer d'autres généraux, ceux qui ont cru bon de faire connaître leur opinion sur la situation actuelle. Et elle est pour le moins tranchée puisque face aux multiples délitements de la société qu'ils dénoncent, ils prévoient “une explosion et l’intervention de nos camarades d’active dans une mission périlleuse de protection de nos valeurs civilisationnelles”. 

Ce discours a d'abord été publié sur un blog confidentiel "ouvert à tous les militaires à la retraite, d'active et de réserve qui aiment la France et réalisent que celle-ci est au bord du gouffre". Un pas en avant a ensuite été franchi, avec la reprise du texte dans Valeurs Actuelles.

A partir de cette publication, l'Effet Streisand a parfaitement fonctionné. Le petit groupe des signataires a obtenu une notoriété sans commune mesure avec son influence réelle. Certains lecteurs ont immédiatement dénoncé un appel au putsch, sans doute dans une analyse un peu hâtive. La lecture du texte révèle en effet un propos désordonné et ambigu, dans lequel un juge serait bien incapable de déceler un contenu opératoire. 

Les auteurs du texte auront la satisfaction d'avoir su mobiliser des militants de gauche généralement divisés mais toujours prompts à s'entendre pour dénoncer des complots d'extrême droite. Au-delà de cet effet politique, somme toute très modeste, le texte permet d'évoquer une nouvelle fois la question de la liberté d'expression des militaires. 

Car les militaires sont des citoyens et, à ce titre, ils disposent des droits de vote et d'éligibilité. Aux termes de l'article L 4121-3 du code de la défense, ils peuvent être candidats à toute fonction publique élective, à condition, pour les officiers généraux, qu'elle ne s'exerce pas dans le ressort de leurs fonctions. L'interdiction d'adhésion à un parti politique est  alors suspendue pendant la compagne, et durant les fonctions s'ils sont élus. En dehors de cet engagement électoral, le statut des militaires ne leur interdit pas toute expression, mais les contraint aux obligations de réserve et de loyauté.


Réserve et loyauté


Elles concernent tous les militaires et sont imposées par l'article L. 4121-2 du code de la défense : « Les opinions ou croyances, notamment philosophiques, religieuses ou politiques, sont libres. Elles ne peuvent cependant être exprimées qu'en dehors du service et avec la réserve exigée par l'état militaire". Les deux notions de réserve et de loyauté sont en réalité extrêmement proches. 

L'obligation de réserve impose au militaire, comme d'ailleurs à l'ensemble des fonctionnaires, de faire preuve de retenue et de mesure dans l'expression publique de ses opinions. Elle a pour but d'assurer le respect du principe de neutralité du service public. Elle ne concerne donc pas les opinions politiques, religieuses, ou philosophiques de la personne et n'impose, pour reprendre la formule utilisée par Jean Rivero, aucune "obligation de conformisme idéologique". Un militaire a donc le droit d'avoir des convictions politiques, qu'il exprime, comme chacun d'entre nous, à travers l'exercice du droit de vote. Le problème est que ces idées ne peuvent être exprimées "qu'en dehors du service et avec la réserve exigée par l'état militaire".

Le devoir de loyauté n'impose pas une obligation de nature différente mais d'une intensité différenciée. Il impose au militaire une expression conforme à la dignité du service auquel il appartient et à la place qu'il occupe dans la hiérarchie. Un officier général doit ainsi mesurer ses propos avec une attention particulière car ils seront davantage écoutés et médiatisés, que ceux tenus par un militaire du rang. 



Le général Castagnetas. Les Frères Jacques
Extrait du film "La rose rouge". Marcello Pagliero. 1951

 

Seconde section, même devoirs

 
On objectera que la plupart des signataires de la tribune avaient quitté le service actif depuis  longtemps, et ceux qui ont plus de 67 ans bénéficient désormais de la totale liberté d'expression attachée au statut de retraité.
 
Ceux qui n'ont pas atteint cet âge sont sans doute placés en "seconde section des officiers généraux".  Selon l'article L 4141-1 du code de la défense, les officiers généraux placés en seconde section ne sont plus en activité dans les forces armées, mais ils demeurent "maintenus à la disposition" du ministre de la défense. Ils peuvent donc être rappelés, par exemple en cas de guerre, ou "pour les nécessités de l'encadrement". Bien entendu, cet éventuel rappel demeure théorique, et les généraux 2S ont une vie très semblable à celle de n'importe quel retraité de la fonction publique.
 
Il n'empêche que les dispositions de l'article L 4141-4 du même code font peser les mêmes devoirs de loyauté et de réserve sur les officiers généraux de la seconde section. L'article L 4137-2 affirme que la sanction de radiation des cadres, la plus grave dans l'échelle des sanctions, peut leur être appliquée s'ils ont manqué à l'un ou l'autre de leurs devoirs. A dire vrai, c'est aussi la seule sanction possible car il serait pour le moins étrange de prononcer l'exclusion temporaire ou de mettre aux arrêts un officier qui n'exerce plus aucune fonction dans les forces armées. 
 
On notera qu'elle a été prononcée en 2017 contre l'un des signataires de la tribune. Il avait participé en février 2016 à une manifestation anti-migrants qui se déroulait à Calais et qui avait été interdite par la préfecture. Il y avait même pris la parole publiquement. Dans un arrêt M. P. du 22 septembre 2017, le Conseil d'État confirme la sanction de radiation des cadres de l'armée qui lui a été infligée pour un double manquement à la loyauté et à la réserve.

Dans le cas de la tribune publiée dans Valeurs Actuelles, il ne fait guère de doute que les signataires 2è Section pourraient être sanctionnés sur le même fondement. Quant au général P. qui a déjà été radié des cadres de l'armée, il ne court aucun risque. Rendu à la vie civile, il peut librement s'exprimer, y compris pour exprimer des opinions qui "heurtent, choquent ou dérangent" au sens où l'entend la Cour européenne des droits de l'homme. Personne n'est tenu de l'écouter et encore moins d'adhérer à ses propos.

Il reste évidemment à s'interroger sur le risque que prendrait l'Exécutif en engageant une procédure disciplinaire. Il est minime au regard de la réaction des membres des forces armées. L'écrasante majorité des officiers généraux, d'active comme de seconde section, sont des personnes responsables qui n'ignorent rien du poids que peut avoir leur parole et qui savent l'utiliser avec mesure. Leur loyauté et leur sens des réalités rend extrêmement peu probable une quelconque protestation, surtout pour défendre d'anciens chefs aux idées sentant la naphtaline.
 

Le contrôle du Conseil d'État

 
En revanche, la ministre de la Défense qui envisagerait d'engager des poursuites disciplinaires devrait s'interroger sur l'hypothèse d'un recours au Conseil d'État. Depuis l'arrêt du 12 janvier 2011, le Conseil d'Etat exerce en effet un contrôle de proportionnalité sur les sanctions infligées aux militaires. Il avait alors admis que le chef d'escadron de Gendarmerie Jean-Hugues Matelly avait violé l'obligation de réserve en publiant différents articles contestant le passage de l'Arme sous l'autorité du ministre de l'intérieur. En revanche, la Haute Juridiction avait estimé disproportionnée par rapport aux faits qui l'avaient motivée la sanction de radiation des cadres prononcée à son encontre. Dans cette affaire, l'intéressé n'était pas général et l'intensité de l'obligation de loyauté était donc moindre. Surtout, il lui était reproché d'avoir écrit un article doctrinal dans le cadre d'une étude diligentée par un centre de recherches universitaire, et de n'avoir pas réellement compris qu'il ne bénéficiait pas de la liberté d'expression attachée au statut d'enseignant-chercheur.
 
Les signataires de la tribune sont certes des officiers généraux, et, à ce titre, contraints à une réserve et à une loyauté plus grande que les autres membres des forces armées. En revanche, ils n'ont pas participé à une manifestation interdite et se sont bornés à signer un texte confus, si confus qu'il donne lieu à des interprétations diverses. Que penserait le Conseil d'État d'une sanction reposant sur un tel comportement ? Pour le moment, personne n'en sait rien et l'affaire mérite-t-elle que la question lui soit posée ?


 

dimanche 25 avril 2021

Données de connexion : une clause de sauvegarde constitutionnelle


Le dialogue des juges peut parfois se révéler un peu "rugueux". Cette formule de Bruno Lasserre, vice-président du Conseil d'État illustre parfaitement la décision French Data Networks et autres rendue par le Conseil d'État le 21 avril 2021

Le juge administratif, saisi par différentes associations se donnant pour objet la protection des données personnelles, admet la légalité de plusieurs décrets de 2015 qui imposent aux opérateurs de télécommunication de conserver pendant un an toutes les données de connexion des utilisateurs pour les besoins du renseignement et des enquêtes pénales. En schématisant quelque peu, on peut définir ces données comme celles permettant de connaître l'identité de l'utilisateur du téléphone ou de l'ordinateur, celles donnant accès à ses interlocuteurs (les fadettes en particulier) et enfin les données de localisation permettant le "traçage" de la personne.

A cet égard, deux points de vue s'opposent de manière radicale. D'un côté, le gouvernement invoque les nécessités de la lutte contre le terrorisme et des enquêtes pénales pour justifier la conservation de ces données, pour une durée limitée à une seule année.  De l'autre côté, les associations requérantes voient dans cet accès aux données personnelles un instrument de surveillance de masse qui devait, en tant que tel, disparaître de l'ordre juridique.

 

Les arrêts de la CJUE du 6 octobre 2020


Le recours a trouvé un appui particulièrement important, et c'est d'ailleurs ce qui fait tout l'intérêt de cet arrêt, dans trois décisions rendues sur questions préjudicielles par la Cour de justice de l'Union européenne (CJUE) le 6 octobre 2020. Elle était alors invitée, par le Conseil d'État lui-même, à préciser la portée des règles figurant la directive "vie privée et communications électroniques" ainsi que dans le règlement général sur la protection des données (RGPD.

L'analyse de la CJUE repose sur le principe selon lequel la conservation généralisée et indifférenciée des données de connexion, autres que les données d’identité, ne peut être imposée aux opérateurs que pour les besoins de la sécurité nationale en cas de menace grave. Lorsqu'il s'agit de répondre aux besoins des services de renseignement, la Cour exige d'ailleurs que l'accès soit autorisé par une autorité indépendante ou un juge. En matière de criminalité, elle opère une distinction entre les crimes graves, et ceux qui ne le sont pas. Seule est autorisée l'accès aux données de connexion dans le premier cas, lorsque des personnes présentent un risque particulier. Pour satisfaire aux exigences de la Convention de Budapest sur la cybercriminalité, la CJUE autorise toutefois un "gel" des données de trafic et de localisation sur une courte période, pour les besoins d'une enquête pénale.

Cette jurisprudence s'inscrit dans la ligne de la célèbre décision Digital Rights v. Ireland de 2014 qui avait invalidé une directive obligeant les fournisseurs d'accès à conserver les données relatives aux communications de leurs abonnées pour une "durée minimale de six mois et maximale de deux ans, (...) afin de garantir "la disponibilité de ces données à des fins de recherche, de détection et de poursuite d'infractions graves". Aux yeux de la CJUE, cette obligation de conservation constituait une ingérence excessive dans les droits des personnes, dès lors que la directive ne prévoyait pas un encadrement juridique susceptible de garantir qu'elle serait limitée "au strict nécessaire". Deux ans plus, la décision Tele 2 Sverige AB du 21 décembre 2016 avait repris une formulation à peu près identique pour sanctionner une "réglementation nationale prévoyant une conservation généralisée et indifférenciée (...)" de ces données. 

Devant cette jurisprudence constante, les associations requérantes espéraient donc obtenir du Conseil d'État une soumission totale à la position de la CJUE et donc l'annulation des décrets dressant la liste des services autorisés à accéder aux données de connexion.


Le téléphone pleure. Claude François
Archives de l'INA. 1974


La position du gouvernement


Redoutant une telle solution, le gouvernement n'avait pas manqué de faire connaître sa position. Il avait d'abord donné des exemples d'utilisation de ces données, rappelé qu'elles avaient permis l'aboutissement de l'enquête pénale visant Nordal Lelandais pour l'assassinat du caporal Noyer, comme d'ailleurs celle sur les attentats terroristes de 2015 dans laquelle le "bornage" de la téléphonie a joué un rôle essentiel. 

Mais ces éléments de fait n'étaient évidemment pas suffisant pour demander au Conseil d'écarter purement et simplement la décision de la CJUE. Le gouvernement s'élevait donc contre une ingérence de la Cour dans l'ordre constitutionnel français et dans des textes ne relevant pas de sa compétence, en particulier ceux régissant le fonctionnement des services de renseignement. L'argument avait certes été déjà écarté par la CJUE au motif que tout texte autorisant la conservation de données personnelles relevait de sa compétence, mais rien n'interdit au gouvernement de le formuler une nouvelle fois, de la même manière que rien n'interdit au Conseil d'État d'écarter une décision de la CJUE en se fondant directement sur l'ordre constitutionnel français.

Certes, mais la brutalité de ce rappel de la hiérarchie des normes n'était pas souhaitée par le juge administratif, d'autant qu'il avait lui-même posé la question préjudicielle ayant suscité les arrêts d'octobre 2020. Il a donc adopté une position en apparence plus souple, celle de la clause de sauvegarde constitutionnelle. Elle lui permet de parvenir au même résultat sans remettre en question la répartition des compétences entre l'Union et les États membres.


La supériorité de la Constitution


Le Conseil d'État affirme que "tout en consacrant l'existence d'un ordre juridique de l'Union européenne intégré à l'ordre juridique interne, l'article 88-1 de la Constitution confirme la place de la Constitution au sommet de ce dernier". Tout est dit, et le Conseil d'État entend ainsi réaffirmer la supériorité de la Constitution sur le droit européen. 

Le juge administratif peut alors ajouter, et il convient de citer ce passage in extenso : " Dans le cas où l'application d'une directive ou d'un règlement européen, aurait pour effet de priver de garanties effectives l'une de ces exigences constitutionnelles qui ne bénéficierait pas, en droit de l'Union, d'une protection équivalente, le juge administratif, saisi d'un moyen en ce sens, doit l'écarter dans la stricte mesure où le respect de la Constitution l'impose". L'analyse est d'autant plus utile pour le Conseil d'État, qu'il s'attribue ainsi la compétence pour exercer le contrôle de l'équivalence des protections offertes par le système juridique.

 

Usage de la clause de sauvegarde

 

En l'espèce, le Conseil rappelle que la sauvegarde des intérêts fondamentaux de la nation, la prévention des atteintes à l'ordre public, la lutte contre le terrorisme et la recherche des auteurs d'infractions pénales sont des exigences constitutionnelles. Il ne fait guère de doute qu'elles ne bénéficient pas d'une protection équivalente en droit de l'Union, l'essentiel de ces domaines relevant de la compétence des États. 

Le Conseil, là encore, n'affirme pas clairement que le droit de l'Union n'est pas équivalent à celui issu de l'ordre constitutionnel français. Il se borne à s'engouffrer dans une brèche ouverte par la CJUE elle-même, dans ses décisions d'octobre 2020. Elle affirmait alors, songeant à la menace terroriste, que la conservation pendant un an des données de connexion peut se justifier, en quelque sorte exceptionnellement, "si l'État fait face à une menace grave, réelle, actuelle ou prévisible". Le Conseil va donc tout simplement constater que cette menace existe en France de manière ininterrompue depuis les attentats de 2015. Il se limite alors à demander au gouvernement de justifier chaque année, par décret, de la permanence de cette menace. Ce décret s'analyse comme une pure formalité, d'autant qu'il sera contrôlé par le Conseil d'État lui-même. 

Les associations requérantes voient dans cet arrêt la consécration d'un "état d'urgence permanent", formule destinée à frapper l'opinion. Mais au-delà de la controverse, l'arrêt illustre sans doute l'incompréhension qui, peu à peu, s'est développée entre l'Union européenne et les autorités des États membres. Ces dernières ne comprennent pas ce qu'elles considèrent comme une ingérence européenne dans des questions régaliennes touchant au renseignement ou à la justice. On peut d'ailleurs se demander comment la CJUE a pu sérieusement penser que les États renonceraient, en pleine période de menace terroriste, à utiliser des données de connexion qui  leurs sont tout à fait indispensables. De toute évidence, le droit de l'Union n'est pas détaché des réalités qui sont celles des États membres.


Sur la protection des données : Manuel de Libertés publiques version E-Book et version papier, chapitre 8, section 5.


mercredi 21 avril 2021

Les chasseurs dans le viseur du Conseil d'État


Dans une décision du 15 avril 2021, le Conseil d'Etat adresse à la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) une demande d'avis sur la conformité à la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme d'une disposition de la loi Verdeille relative à la chasse. 

C'est la première fois que le Conseil d'État use de cette faculté de saisine de la CEDH, offerte aux "hautes juridictions nationales" depuis la ratification du Protocole n° 16 par la loi du 3 avril 2018. Elles peuvent demander à la CEDH un avis consultatif sur "des questions de principes relatives à l'interprétation ou à l'application des droits et libertés définis par la Convention pour ses protocoles". Encore faut-il que la juridiction demanderesse intervienne "dans le cadre d'une affaire pendante devant elle".

Comme souvent, le Conseil d'État s'est montré plus réticent que la Cour de cassation vis à vis d'une procédure permettant d'institutionnaliser le dialogue des juges. La juridiction suprême de l'ordre judiciaire avait en effet usé de cette faculté dès 2018, pour interroger la CEDH sur les effets d'une convention de gestation pour autrui sur l'état civil de l'enfant.

Cette première utilisation, plus de deux ans après la Cour de cassation, est déjà remarquable en soi, et l'objet de la demande d'avis ne fait qu'en accroître l'intérêt. Il s'agit en effet d'arbitrer entre les droits des chasseurs et ceux des propriétaires privés qui veulent soustraire leur propriété à cette activité.

 

La loi Verdeille

 

La loi Verdeille du 10 juillet 1964 contraint les propriétaires de terrains dont la superficie est inférieure à vingt hectares, à adhérer à une association de chasse agréée (ACCA).

Ces associations, régies par la loi du 1er juillet 1901, donnent lieu à un agrément préfectoral. Elles sont obligatoires dans vingt-neuf départements, sans doute les plus giboyeux, et facultatives dans les autres. Dans l'hypothèse où elles sont facultatives, leur création est alors subordonnée à l'existence d'une demande émanant d'au moins 60 % des propriétaires représentant 60 % des terrains situés sur le territoire de la commune. Une fois l'association créée, tous les chasseurs membres de l'ACCA (ou d'une AICA lorsque l'association est créée sur une zone d'intercommunalité) perdent l'exclusivité du droit de chasse sur le terrain dont ils sont propriétaires, mais ils gagnent le droit de chasser sur l'ensemble du territoire de l'association. Cette organisation est présentée comme favorisant une meilleure gestion des ressources cynégétiques, la lutte contre le braconnage, et garantissant le caractère démocratique de la chasse puisqu'elle n'est pas réservée aux seuls propriétaires de terrains. Derrière ces motifs, apparaît aussi, et surtout, la volonté d'offrir aux chasseurs une zone de chasse plus étendue.

 


 Monsieur Le Petit le chasseur. Les Frères Jacques. 1975

 

L'arrêt Chassagnou c. France de 1999

 

La loi Verdeille s'analyse comme une sorte d'anomalie juridique, dérogeant à des principes très solidement ancrés dans le droit. La liberté d'association tout d'abord fait l'objet d'une restriction, puisque les propriétaires des terrains d'une superficie inférieure à vingt hectares sont tenus d'adhérer à l'ACCA. Or, la liberté d'association implique le droit d'adhérer, ou de ne pas adhérer à une association, principe confirmé par la Cour européenne elle même dans son arrêt du 30 juin 1993, Sigurjonsson c. Islande. Le droit de propriété ensuite est atteint dans son essence même, dans la mesure où les propriétaires contraints d'adhérer à une ACCA ne sont plus entièrement libres d'affecter leur bien à l'usage de leur choix.

La Cour européenne, dans une décision Chassagnou et autres c. France du 29 avril 1999, a reconnu l'existence d'une double atteinte à la liberté d'association et au droit de propriété, respectivement garantis par l'article 11 de la Convention et l'article 1 du Protocole n°1. Pour la liberté d'association comme pour le droit de propriété, elle a estimé que les contraintes imposées aux propriétaires de terrains étaient disproportionnées par rapport aux objectifs d'intérêt général poursuivis par le législateur, particulièrement lorsque les intéressés refusent d'adhérer à une ACCA pour des motifs liés à leurs convictions personnelles, c'est à dire lorsqu'ils sont hostiles à la chasse et veulent faire de leurs terres un refuge pour les animaux. 

Sous l'influence de cette jurisprudence, a été votée la la loi du 26 juillet 2000 qui offrait une sorte de clause de conscience aux propriétaires. Elle énonçait que les terrains dont les propriétaires ont clairement manifesté leur opposition à la chasse par conviction personnelle ne seront pas intégrés dans le territoire de l'association, quelle que soit leur superficie. C'est donc un véritable droit de refuser la chasse qui est établi, pour des motifs liés aux convictions du propriétaire des lieux. 
 

Le lobbying et la loi de 2019



Cette loi de 2000 a évidemment fort déplu au puissant lobby de la chasse, incarné par une Fédération nationale particulièrement active et bénéficiant d'une oreille attentive et favorable de l'actuelle administration. Il a obtenu le vote d'une loi du 24 juillet 2019 "portant création de l'Office français de la biodiversité, modifiant les missions des fédérations de chasseurs et renforçant la police de l'environnement". On l'aura compris, la "police de l'environnement" dont il est question vise surtout à limiter les conséquences de la loi du 5 juillet 2000 et de la clause de conscience qu'elle offrait aux propriétaires. Si le retrait d'un propriétaire qui possède un terrain supérieur à 20 hectares demeure possible, il devient beaucoup plus difficile à des petits propriétaires de se réunir en association mettant en commun leur territoire pour précisément se retirer de l'ACCA. La loi précise en effet que ce recours au mode associatif ne peut exister que lorsque l'association a été créée antérieurement à l'ACCA, c'est-à-dire jamais.  Cette disposition, en apparence anodine, permet ainsi de vider de son contenu la loi de 2000. 

La loi du 24 juillet 2019 avait d'abord pour objet de contourner la jurisprudence du Conseil d'Etat. Dans un arrêt du 5 octobre 2018, il avait en effet annulé le refus d'abroger les disposition de l'article R 422-53 du code de l'environnement qui, précisément, excluaient toute possibilité pour des propriétaires de terrains de se regrouper après la constitution d'une association communale de chasse agréée afin d'exiger le retrait du fonds constitué par leur regroupement du territoire de cette association. Le juge avait même enjoint au Premier ministre de modifier ces dispositions dans un délai de neuf mois. Mais le lobby des chasseurs s'est montré vigilant, et a donc obtenu le vote de la loi du 24 juillet 2019, bientôt complétée par le décret du 23 décembre 2019, aujourd'hui attaqué par la voie du recours pour excès de pouvoir.


Le principe de non-discrimination


Le Conseil d'Etat se tourne donc vers la CEDH en lui demandant si l'actuelle réglementation est conforme à la Convention. D'une part, est invoqué le droit de propriété consacré par  l'article 1 du Protocole n°1, puisque le propriétaire d'un terrain ne peut en user à sa guise. D'autre part, et c'est un débat nouveau introduit par la loi de 2019, la question d'une éventuelle discrimination est posée. Si les grands propriétaires terriens peuvent se retirer d'une ACCA, les petits ne peuvent en faire autant et n'ont même pas le droit de se constituer en association pour tenter de répondre aux conditions posées par la loi. 

Les Fédérations de chasseurs affichent une certaine confiance dans l'issue de cette question préjudicielle.  Ils invoquent en effet la décision Chabauty c. France du 4 octobre 2012, La Cour avait alors affirmé que la loi Verdeille poursuivait un objectif d'intérêt général, en évitant le morcellement d'espaces très étendus par le retrait de petites entités. Elle avait donc admis que la loi limite le droit de retrait aux propriétaires de terrains représentant une superficie vaste d'un seul tenant (20 hectares, aux termes de l'article L 422-13 du code de l'environnement). 

Sans doute, mais la décision n'est pas si claire que cela. En l'espèce, le requérant n'invoquait en effet aucune clause de conscience, étant lui-même chasseur. Son seul but était de conserver le contrôle entier de ses terres, afin de les louer à d'autres chasseurs, opération plus lucrative que l'adhésion à une ACCA. Il recherchait simplement le plus grand profit, et la Cour européenne a sans doute ressenti quelque répugnance à l'idée de donner satisfaction à une revendication invoquant le principe de non-discrimination pur faire prévaloir, non sans cynisme, l'intérêt privé sur l'intérêt général. 

Aujourd'hui la situation est bien différente et la CEDH pourrait fort bien choisir de réaffirmer sa jurisprudence Chassagnou c. France. On peut même se demander si la question posée par le Conseil d'État n'a pas pour objet de faire peser sur la CEDH la responsabilité d'une éventuelle annulation du décret de 2019. Il ne fait guère de doute que la loi qu'il met en oeuvre a dû quelque peu agacer le juge administratif, dès lors qu'elle n'avait pas d'autre objet que de contourner sa jurisprudence. Il serait assez confortable de pouvoir affirmer que les juges français ne sont vraiment pour rien dans une décision imposée par une juridiction européenne, décision fort déplaisante non seulement pour les chasseurs mais aussi pour un gouvernement qui les soutient avec constance et loyauté. Il ne reste plus qu'à attendre la réponse de la Cour, en conservant à l'esprit que ce lobby dispose certainement de quelques antennes strasbourgeoises.


Sur le droit de propriété : Manuel de Libertés publiques version E-Book et version papier, chapitre 6

dimanche 18 avril 2021

Le communiqué du CSM : filtrer le moustique et laisser passer le chameau


Le 16 avril 2021, le Conseil supérieur de la magistrature (CSM) a publié un communiqué pour le moins problématique, à propos des poursuites disciplinaires diligentées contre Patrice Amar, vice-procureur au Parquet national financier (PNF) et Eliane Houlette qui a dirigé le PNF de sa création jusqu'à l'été 2019. On se souvient que le CSM a été saisi par une décision du Premier ministre du 26 mars 2021. 

Le CSM informe que le Procureur général près la Cour de cassation, qui préside également la formation du CSM compétente à l'égard des magistrats du parquet, a décidé de se déporter. Cette décision ne souffre guère de contestation, François Molins, alors qu'il était procureur de la République près le tribunal de grande instance de Paris, a en effet été conduit à travailler en étroite collaboration avec le Parquet financier dirigé par Eliane Houlette. De même était-t-il le supérieur hiérarchique direct de Patrice Amar, puisque celui-ci était affecté au parquet de Paris avant de rejoindre le PNF. 

La suite du texte suscite davantage d'interrogations. Sa lecture donne l'impression que le CSM s'intéresse exclusivement à un problème relativement mineur, et auquel il est facile de remédier, sans voir que la question essentielle est celle de l'éventuelle irrecevabilité d'une saisine réalisée par une autorité incompétente.


Une erreur de rédaction


Le CSM déclare rejeter la saisine du Premier ministre concernant Patrice Amar. Il accepte donc celle concernant Eliane Houlette. Ce traitement différencié repose sur une maladresse de rédaction dans la lettre de saisine du Premier ministre. 

Aux termes de l'article 63 de l’ordonnance du 22 décembre 1958 portant loi organique relative au statut de la magistrature, " le Conseil supérieur de la magistrature est saisi par la dénonciation des faits motivant les poursuites disciplinaires". Or, le Premier ministre motive sa décision de saisir le CSM à propos du cas de Patrice Amar, en affirmant avoir relevé, "dans des documents portés à sa connaissance différents éléments susceptibles de faire naître un doute sérieux quant au respect de ses obligations déontologiques par M. Amar". Sur le fond, ce "doute" n'est guère contestable, et chacun peut le partager en lisant l'article du Point dans lequel M. Amar, faisant fi de son obligation de réserve, énumérait tous ses griefs ressentis à l'encontre de l'ancienne responsable du PNF. 

Il n'empêche que la formulation employée par la lettre de saisine se bornait à relever un "doute sérieux", alors que la loi exige des "faits", ce qui rend la saisine irrecevable. Heureusement, l'erreur peut être réparée et le Premier ministre a annoncé, dès le lendemain du communiqué, qu'il allait envoyer au CSM une autre lettre de saisine concernant Patrice Amar, cette fois visant clairement "des manquements aux obligations déontologiques de loyauté, de prudence, de délicatesse et d'impartialité".

Cette solution est évidemment la seule possible, la seule aussi qui permette d'éviter que Eliane Houlette se retrouve seule poursuivie devant le CSM, situation étrange si l'on considère que les faits qui lui sont reprochés trouvent en grande partie leur origine dans des dénonciations formulées par Patrice Amar, dénonciations qui avaient déjà été classées sans suite.

Mais cette erreur de rédaction n'est vraiment pas ce qu'il faut retenir du communiqué du CSM qui semble passer à côté d'une question beaucoup plus grave. 


Le procureur. René Galant. 1976


 

L'illégalité de la saisine par le Premier ministre

 

La question essentielle est celle de la compétence même du Premier ministre pour opérer cette saisine.  Il agit en effet sur le fondement d'un texte dont la légalité devrait, au moins, être débattue.

On se souvient que l'avocat Eric Dupond-Moretti avait porté plainte, en juillet 2020, contre le PNF pour violation de l'intimité de la vie privée et du secret des correspondances dans l'affaire dite "des fadettes". La Garde des Sceaux de l'époque, Nicole Belloubet, avait ordonné une première enquête de l'Inspection générale de la Justice (IGJ). Début septembre 2020, un premier rapport de l'IGJ avait alors affirmé que le PNF avait agi dans le respect des dispositions légales.

Nommé Garde des Sceaux en juillet 2020, Eric Dupond-Moretti avait demandé le 18 septembre à l'IGJ un second rapport, quelques jours après la remise du premier. C'est ce second rapport qui est à l'origine de l'actuelle saisine du CSM en vue de diligenter des poursuites disciplinaires à l'encontre d'Eliane Houlette. Le problème est que ce harcèlement disciplinaire du ministre cache mal la vindicte d'un avocat, qui n'a pas toujours rencontré le succès dans les dossiers qu'il a défendus devant le PNF.  De toute évidence, on se trouve dans une situation de conflit d'intérêts, définie par la  loi relative à la transparence de la vie publique du 11 octobre 2013 comme une « situation d'interférence entre un intérêt public et des intérêts publics ou privés qui est de nature à influencer ou à paraître influencer l'exercice indépendant, impartial et objectif d'une fonction ». 

L'existence de ce conflit d'intérêts a été reconnue par le gouvernement. Le décret du 23 octobre 2020 pris en application de l'article 2-1 du décret du 22 janvier 1959 relatif aux attributions des ministres modifie en effet l'étendue des compétences du ministre de la justice. Il est précisé, entre autres dispositions, qu'il ne connaît pas  "des actes de toute nature (...) relatifs à la mise en cause du comportement d'un magistrat à raison d'affaires impliquant des parties dont il a été l'avocat ou dans lesquelles il a été impliqué". Ces compétences sont désormais dévolues au Premier ministre. C'est donc lui, qui sur le fondement de ce décret, a saisi le CSM d'une procédure cette fois résolument qualifiée de disciplinaire.

Mais le CSM, avant de se prononcer sur la recevabilité de la saisine du Premier ministre concernant M. Amar et Mme Houlette, aurait sans doute dû préalablement s'interroger sur l'existence d'une éventuelle irrecevabilité globale de la saisine. L'article 63 de l'ordonnance du 22 décembre 1958 énonce certes que le CSM est saisi "par la dénonciation des faits motivant les poursuites disciplinaires", mais c'est pour ajouter aussitôt que cette dénonciation lui est "adressée par le Garde des Sceaux, ministre de la justice". 

 

Le décret du 23 octobre 2020

 

Or, en l'espèce, la dénonciation est faite par le Premier ministre. Certes, l'élément de langage fourni par l'Exécutif et repris sans discussion par Le Monde, consiste à affirmer que cette saisine du Premier ministre est "sans incidence", dès lors qu'elle est prévue par le décret du 23 octobre 2020. Un décret serait-il supérieur à une ordonnance portant loi organique ? On assiste là à une remise en cause totale de la hiérarchie des normes. 

Cette remise en cause est d'autant plus choquante que cette ordonnance a été adoptée sur le fondement de l’article 92 de la Constitution, aujourd’hui abrogé mais dont les effets demeurent pleinement en vigueur. Il permettait au gouvernement de prendre « les mesures législatives nécessaires à la mise en place des institutions » pendant une période transitoire de quatre mois, par « ordonnances ayant force de loi ». Il s’agissait donc d’une mise en œuvre directe de la Constitution. Rappelons à ce propos que, pour le Conseil constitutionnel, et il l'avait affirmé dès sa décision du 11 août 1960, le non-respect d’une loi organique par une loi ordinaire est assimilé à la violation de l’article de la Constitution qui la prévoit


En tout état de cause, on attendrait du CSM qu'il s'interroge sérieusement sur cette irrecevabilité de la saisine du Premier ministre. Ajoutons qu'un problème juridique peut en cacher un autre, car la question du conflit d'intérêts d'Eric Dupond-Moretti n'est pas résolue par le décret du 23 octobre 2020 qui apparaît, à cet égard, tout-à-fait inopérant. Les actes pris par le Garde des Sceaux antérieurement à cette date demeurent en effet liés à un conflit d'intérêts. Il en est ainsi de la demande de seconde enquête de l'IGJ qui est datée du 18 septembre 2020, trois semaines avant le décret. Or c'est cette enquête qui entraine la saisine du CSM par le Premier ministre. Toute cette procédure est donc problématique, ajoutant l'incompétence au conflit d'intérêts.

 

mercredi 14 avril 2021

Affaire Halimi : l'abolition du discernement


La Chambre criminelle de la Cour de cassation a écarté, le 14 avril 2021, le pourvoi déposé par la famille de Sarah Halimi. Elle contestait l'ordonnance rendue par la chambre de l'instruction de la Cour d'appel de Paris qui, le 19 décembre 2019, avait considéré pénalement irresponsable Kobili Traoré. 

On se souvient que Kobili Traoré avait tué Sarah Halimi le 3 avril 2017 en la défenestrant du balcon de son appartement, après lui avoir fait subir diverses tortures. Le contexte antisémite de l'agression avait suscité une forte émotion, et la déception des parties civiles avait été grande lorsque le juge d'instruction, puis la chambre d'accusation, avaient estimé réunies les conditions de mise en oeuvre de l'article 122-1 du code pénal, aux termes duquel "N'est pas pénalement responsable la personne qui était atteinte, au moment des faits, d'un trouble psychique ou neuropsychique ayant aboli son discernement ou le contrôle de ses actes". Un collège d'experts s'était prononcé en ce sens, à l'issue d'une procédure complexe, un premier expert s'étant prononcé en faveur de la responsabilité pénale de Traoré. 


Les Assises et l'abolition du discernement


Observons que l'abolition du discernement aurait pu être constatée par la Cour d'assises elle-même. Depuis la loi du 25 février 2008, l'irresponsabilité peut en effet être constatée à deux stades bien distincts de la procédure. A l'issue de l'instruction, et une déclaration d'irresponsabilité pénale peut être prononcée, soit par le juge d'instruction, soit, à sa demande ou à celle du procureur ou des parties civiles, par la chambre de l'instruction de la Cour d'appel. Mais l'irresponsabilité peut aussi être déclarée par la Cour d'assises elle-même, lors d'une audience publique, procédure qui, en 2008, avait été vivement souhaitée par les associations de victimes.

Les juridictions pénales ne semblent guère intéressées par cette seconde procédure. Sans doute pensent-elles qu'attendre d'être devant la Cour d'assises pour invoquer l'irresponsabilité risque de frustrer encore davantage des parties civiles qui verront s'ouvrir un procès sans qu'il s'achève avec le prononcé d'une peine, le débat se réduisant à la question de la santé mentale de l'accusé. En même temps, on peut aussi considérer qu'une décision d'irresponsabilité prise à l'issue d'un procès public témoigne d'une certaine reconnaissance des droits des victimes à juste procès.

C'est sans doute sur ce droit à un juste procès que s'appuiera le recours qui sera probablement déposé devant la Cour européenne des droits de l'homme.

 

Une définition qui manque de clarté


Sur le fond, le débat porte sur un droit positif qui n'est clair qu'en apparence. Le législateur affirme que l'irresponsabilité est acquise lorsque, au moment de l'acte criminel, son auteur est atteint d'un trouble psychique ou neuropsychique ayant aboli son discernement. Le problème est que cette définition est largement tautologique. Les expertises montrent en effet une hésitation constante : l'abolition du discernement est-elle la conséquence du trouble psychique, ou celui-ci se déduit-il de l'abolition du discernement ?

 


Vitrail réalisé pour la synagogue de l'hôpital Hadassah à Jérusalem

Marc Chagall. 1962

 

La cause de la "bouffée délirante aiguë"

 

En l'espèce, les experts s'entendent pour considérer que Traoré était atteint d'une "bouffée délirante aiguë" au moment des faits. Il était un consommateur régulier de cannabis depuis très longtemps, tant et si bien que cette consommation l'avait placé dans une situation délirante durant laquelle il a tué Sarah Halimi. On se trouve alors dans l'hypothèse d'un trouble d'origine toxicologique lié à la consommation de drogue, et la cause du trouble se trouve dans dans la volonté du consommateur de cannabis, qui a lui-même altéré son discernement. 

L'actuelle rédaction de l'article 122-1 du code pénal n'envisage pas cette hypothèse. Elle repose sur une question simple : le discernement est-il aboli au moment des faits ? La cause de cette abolition n'est même pas envisagée et seule cette question est posée aux experts.

Certes, la doctrine a suggéré une interprétation subtile, qui serait de nature à dépasser cette difficulté. Elle propose en effet de faire une distinction entre infraction intentionnelle et non intentionnelle. La consommation de substances ne serait une cause d'irresponsabilité que dans l'hypothèse d'une infraction intentionnelle puisque, dans le cas des infractions non intentionnelles, l'auteur de l'infraction ne voulait pas causer un dommage mais s'est seulement montré imprudent. 

L'idée est séduisante, mais le problème est qu'une telle interprétation modifie la substance de l'article 122-1 du code pénal en introduisant une distinction qu'il ne contient pas. Elle n'est d'ailleurs pas totalement satisfaisante car elle devrait conduire à exonérer la responsabilité des auteurs des crimes les plus graves pour condamner ceux qui n'ont commis qu'une imprudence fautive. La Cour de cassation ne peut donc, de toute évidence, adopter une interprétation à la fois lourde de conséquences et non prévue par la loi. En l'espèce, on en viendrait en effet à conclure que Kobili Traoré pourrait être condamné s'il avait écrasé Sarah Halimi en conduisant sous l'emprise de cannabis (avec circonstance aggravante), alors qu'il ne pourrait être condamné pour l'avoir torturée et défenestrée.


Évolution jurisprudentielle


La cour maintient donc sa jurisprudence traditionnelle qui considère que la responsabilité pénale est une question de fait qui relève de l'appréciation souveraine des juges du fond. Cette position a souvent été réaffirmée, par exemple dans un arrêt du 2 septembre 2014
 
Certes un arrêt du 22 juin 2016, rendu à propos d'un accident causé par un conducteur sous la double emprise de l'alcool et du cannabis, avait sanctionné les juges du fond qui avaient écarté sa responsabilité pour l'infraction de violences volontaires. La Chambre criminelle faisait alors observer que "le prévenu a bu et a consommé volontairement des stupéfiants avant de prendre le volant pour conduire à vitesse excessive au volant d'un véhicule devenu une arme par destination ; qu'un tel comportement est un acte intentionnel (...) et n'a pu être adopté qu'avec la conscience du caractère prévisible du dommage". 
 
Dans sa décision du 14 avril 2021, la Chambre criminelle refuse de reprendre cette jurisprudence. Sans doute estime-telle que la situation est différente car le conducteur poursuivi en 2016 n'était pas atteint d'une "bouffée délirante aigüe". S'il avait consommé des stupéfiants et de l'alcool avant l'accident, il n'était pas, en permanence, sous cette emprise et avait fait le choix, pleinement assumé, de se droguer. 

Mais la décision de la Cour de cassation s'analyse surtout comme un appel au législateur. En visite en Israël, le président Macron avait affirmé qu'il convenait d'attendre la décision de la Cour pour apprécier s'il y avait lieu de modifier la loi. La Cour lui répond clairement qu'il faut modifier la loi, et elle a le courage de le faire, même si elle n'ignore pas que sa décision risque d'être incomprise.