« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


vendredi 24 janvier 2025

Le harcèlement moral institutionnel


L'arrêt rendu par la Chambre criminelle de la Cour de cassation le 21 janvier 2025 est remarquable à plus d'un titre. D'abord, il met fin à l'affaire France Télécom, sauf hypothèse, probablement vouée à l'échec, d'un recours devant la Cour européenne des droits de l'homme. On se souvient qu'une procédure pénale avait conduit à la condamnation de l'entreprise, de son ex PDG de Didier Lombard, de son adjoint Louis-Pierre Wenès pour harcèlement moral. Tous deux furent condamnés à un an de prison avec sursis et 15000 € d'amende. Deux autres cadres furent aussi condamnés pour complicité de harcèlement moral. 

En 2006, une politique d'entreprise avait été engagée à France Télécom. Le Plan NEXT (Nouvelle Expérience des Télécoms) en constituait le volet économique, et le plan ACT(Anticipation et compétences pour la transformation) le volet social. 

Derrière ces acronymes séduisants, un plan "social" d'une extrême brutalité. 22 000 agents étaient visés par une réduction des effectifs, et 10 000 étaient contraints à une mutation, soit, en tout, le quart des salariés de France Télécom. Le management mis en oeuvre visait à harceler les employés, à dégrader les conditions de travail pour provoquer et accélérer les départs. Des suicides furent à déplorer, ainsi que des tentatives de suicides et de nombreuses dépressions.

Une plainte pour harcèlement moral fut déposée et trente-neuf salariés, ou familles de salariés décédés furent identifiés comme victimes. De très nombreuses parties civiles se sont ensuite constituées.

 

La définition du harcèlement moral 


Après la confirmation des condamnations par la Cour d'appel en 2022, un pourvoi a été déposé devant la Cour de cassation, dont le moyen essentiel résidait dans la définition du harcèlement moral.

Ce délit, figurant à l'article 222-33-2 du code pénal punit de deux ans d'emprisonnement et de 30 000 € d'amende "le fait de harceler autrui par des propos ou comportements répétés ayant pour objet ou pour effet une dégradation des conditions de travail susceptible de porter atteinte à ses droits et à sa dignité, d'altérer sa santé physique ou mentale ou de compromettre son avenir professionnel". Ces dispositions ont été introduites dans notre droit par la loi de modernisation sociale du 17 janvier 2002 et sa rédaction actuelle est issue de la loi du 14 août 2014. A l'époque des faits, la rédaction en vigueur mentionnait des "agissements" et non pas des "propos ou comportements", mais ce changement est sans influence dans l'affaire en cause. 

Elle est aussi sans influence sur le contrôle de constitutionnalité et la chambre criminelle s'était déjà refusée, dans un arrêt du 17 octobre 2023, à renvoyer au Conseil constitutionnel une question prioritaire de constitutionnalité (QPC) sur ces dispositions. Elles ont en effet été déclarées conformes à la constitutionnel dans une décision du 12 janvier 2002. Aucun élément ne permet de déceler un changement de circonstances de fait ou de droit depuis cette date.

Quoi qu'il en soit, le code pénal n'évoque pas expressément le harcèlement institutionnel. Il est donc le produit de l'interprétation prétorienne de la loi pénale et d'une évolution jurisprudentielle engagée depuis longtemps.

 


Voutch. Septembre 2021


L'interprétation stricte de la loi pénale


Pour s'opposer à cette analyse, les requérants invoquent un manquement à l'interprétation stricte de la loi pénale. La Cour européenne des droits de l'homme précise toutefois, dès son arrêt S.W. c. Royaume-Uni de 1995, que la règle de l'interprétation stricte n'interdit pas la "clarification graduelle des règles de la responsabilité pénale par l'interprétation judiciaire d'une affaire à l'autre, à condition que le résultat soit cohérent avec la substance de l'infraction et raisonnablement prévisible". Ce principe est constamment rappelé, notamment dans l'arrêt Jorgic c. Allemagne du 12 juillet 2007.

La chambre criminelle ne nie évidemment pas l'existence du principe d'interprétation stricte de la loi pénale qui interdit au juge pénal de sanctionner un comportement que la loi pénale ne vise pas. En revanche, aux termes de son arrêt du 5 septembre 2023, le juge peut, "en cas d'incertitude sur la portée d'un texte pénal", interpréter la loi pénale en considérant les raisons qui ont présidé à son adoption. Or, en l'espèce, les dispositions de l'article 222-33-2 du code pénal ne prévoient certes pas le harcèlement moral institutionnel mais n'empêchent pas non plus sa reconnaissance jurisprudentielle. La chambre criminelle affirme ainsi que l'interprétation donnée par les juges était loin d'être imprévisible, "de surcroît pour des professionnels (...) ayant la possibilité de s'entourer de conseils éclairés de juristes".

Aux yeux des auteurs du pourvoi, le harcèlement moral ne peut être puni que dans le cadre d'une relation hiérarchique, sans rapport avec la politique de l'entreprise. Dans un arrêt du 6 décembre 2011, la Cour de cassation avait pourtant exclu cette analyse, en cassant une décision dans laquelle les juges du fond avaient ajouté l'exigence d'un lien hiérarchique dans la caractérisation de l'infraction. Il s'agissait alors d'un cas un peu atypique, dans lequel un subordonné avait harcelé son supérieur hiérarchique.

 

Le harcèlement moral managérial 


Surtout, le harcèlement moral peut résulter d'une politique managériale. Sur ce point, la chambre criminelle se réfère à l'article  L 1152-1 du code du travail qui affirme qu'"aucun salarié ne doit subir des agissements répétés de harcèlement moral qui ont pour objet ou pour effet une dégradation de ses conditions de travail (...)". La chambre sociale n'a pas hésité à considérer que le harcèlement pouvait être le fruit de "méthodes de gestion", dans une décision du 10 novembre 2009. Par la suite, la notion de "harcèlement moral managérial" est expressément mentionnée par cette même chambre sociale, le 15 juin 2017.

La chambre criminelle s'était déjà engagée dans une évolution comparable. Dans une décision de septembre 2015, elle admettait le harcèlement moral constitué par un management ne respectant pas l'obligation de sécurité des travailleurs. Plus tard, le 19 octobre 2021, elle sanctionne "un mode de management autoritaire qui excède les limites du pouvoir de direction (...) et qui s'applique à l'ensemble des salariés sans distinction". Le 12 avril 2023, la chambre criminelle casse même une décision d'une cour d'appel ayant omis de s'interroger sur l'existence dans l'entreprise d'un tel management.

 

Le harcèlement moral institutionnel 


Mais à l'époque, il n'est question que de harcèlement managérial, et l'apport de la décision du 21 janvier 2025 réside précisément dans la notion de harcèlement institutionnel. La différence réside en fait dans l'ampleur du phénomène, qui met en cause, non pas seulement tel ou tel encadrant, mais la personne morale et ses dirigeants. C'est, en quelque sorte, un harcèlement systémique. Concrètement, cela signifie qu'il n'y a pas nécessairement de relation directe et personnelle entre le dirigeant à l'origine de la politique d'entreprise et les victimes du harcèlement. Cela signifie aussi que ce harcèlement ne vise pas une série de salariés identifiés mais l'ensemble du personnel, ce qui n'exclut pas que le juge identifie les victimes.

En reconnaissant, pour la première fois, un harcèlement moral institutionnel, la chambre criminelle étend le cercle des responsables de la politique toxique, désormais l'entreprise et son chef. Elle étend aussi le cercle de ses victimes potentielles à l'ensemble des travailleurs de l'entreprise. Surtout, l'arrêt met en oeuvre une véritable sanction judiciaire d'une politique d'entreprise. Le management par la peur, par la brutalité, est directement mis en cause et le chef d'entreprise ne peut plus invoquer une sorte d'impunité dans ce domaine. 

Il reste évidemment à s'interroger sur les conséquences de cette jurisprudence. En l'espèce, les dirigeants de France Télécom, certains de leur bon droit et de leur impunité, avaient laissé de multiples traces de leur management toxique. Le rapport du conseiller Maziau en témoigne largement, et de nombreuses pièces du dossier révèlent une direction indifférente aux souffrances des salariés, et seulement préoccupée par la déflation des effectifs. On peut penser, hélas, que les entreprises qui se livreront désormais à ce type de politique s'efforceront de laisser moins de traces, sachant qu'elles peuvent faire l'objet de poursuites pénales.  Mais le juge dispose heureusement d'instruments d'enquête efficaces.


Les droits dans le travail : Manuel de Libertés publiques version E-Book et version papier, chapitre 13, section 2 § 2

mardi 21 janvier 2025

Démoralisation de l'armée : le garde flou du Conseil constitutionnel



La décision M. Andrei L et Victor I.  du 17 janvier 2025, rendue par le Conseil constitutionnel, répond à certaines interrogations sur la constitutionnalité de l'infraction réprimée à l'article 413-4 du code pénal. Elle punit de cinq ans d'emprisonnement et de 75 000 € d'amende "le fait de participer à une entreprise de démoralisation de l'armée en vue de nuire à la défense nationale". Le Conseil ne voit rien d'inconstitutionnel dans cette formulation qui, selon lui, est parfaitement conforme au principe de clarté et de lisibilité de la loi.

Deux individus de nationalité moldave ont été interpellés en juin 2024, vers deux heures du matin, dans le 9e arrondissement de Paris. Ils avaient tagué le slogan "Stop Death Now. Mriya Ukraine", accompagné d'un dessin de cercueil, sur différents murs, en particulier la façade du Figaro. Ils ont été mis en examen pour dégradations aggravées mais aussi pour "entreprise de démoralisation de l’armée en vue de nuire à la défense nationale".

Personne ne sait grand-chose de ce délit puni de cinq ans d'emprisonnement et de 75 000 € d'amende en temps de paix, et de la prison à perpétuité et de 750 000 € d'amende en temps de guerre. Issue d'un décret-loi du 9 avril 1940, l'infraction n'a pratiquement jamais donné lieu à jurisprudence, sauf un arrêt lointain rendu par la Cour de cassation en 1958.

Dans deux arrêts identiques du 16 octobre 2024, la chambre criminelle de la Cour de cassation a transmis au Conseil constitutionnel la présente question prioritaire de constitutionnalité, lui donnant ainsi l'opportunité de donner quelque précision sur l'infraction. Car précisément, il lui est reproché son imprécision, de nature à porter atteinte au principe de légalité des délits et des peines et à la liberté d'expression. 

 

Accessibilité et intelligibilité de la loi 


Ce principe de légalité des délits et de peines trouve son fondement juridique dans l'article 8 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen. Depuis une décision du 16 décembre 1999, le Conseil déduit du principe de nécessité de la loi l'existence d'un "objectif de valeur constitutionnelle d'accessibilité et d'intelligibilité de la loi". La première censure sur ce fondement intervient avec la décision du 7 décembre 2000, qui énonce que « les limitations à la liberté d’entreprendre ne sont pas énoncées de façon claire et précise ». Aujourd’hui, le Conseil rappelle, dans une formule désormais classique que l’objectif constitutionnel d’accessibilité et d’intelligibilité de la loi impose au législateur « d’adopter des dispositions suffisamment précises et des formules non équivoques afin de prémunir les sujets de droit contre (…) le risque d’arbitraire ». 

Ce principe s’applique avec une rigueur à la loi pénale. Dans une décision QPC du 4 mai 2012 Gérard D., le Conseil censure ainsi les dispositions tautologiques de l’ancien article 222-33 du code pénal qui définissaient le harcèlement sexuel comme « le fait de harceler autrui dans le but d’obtenir des faveurs de nature sexuelle », contraignant le législateur à une nouvelle rédaction par la loi du 6 août 2012.

 


 
Asterix légionnaire. René Goscinny et Albert Uderzo; 1967

 

La définition donnée par le Conseil constitutionnel 


Dans la QPC du 17 janvier 2025, le Conseil constitutionnel définit lui-même la notion d'entreprise de démoralisation de l'armée en vue de nuire à la défense nationale". Pour considérer l'article 413-4 du code pénal comme l'énoncé d'une règle claire et lisible, il se réfère au seul arrêt de la Cour de cassation portant sur cette incrimination. Cette unique décision est datée du 25 février 1958, et porte sur une distribution de tracts incitant les militaires à la désertion.

Sur la notion d"'entreprise", le Conseil estime ainsi que la démarche des auteurs ne peut être que collective. Il ne saurait s'agir d'un acte individuel. Cet acte ne saurait davantage être occasionnel, car il doit être le fait d'une organisation, clandestine ou pas, animant et coordonnant les efforts de ses membres, en vue de détruire la résistance morale de l'armée. La définition est donc plus étroite que celle de l'"entreprise terroriste" qui, définie à l'article 421-1 du code pénal, peut se révéler individuelle ou collective. Dans le cas d'une distribution de tract, le caractère collectif de l'entreprise est évident. Il en est de même pour les tags portant sur le conflit ukrainien, d'autant que plusieurs membres du groupe moldave ont été arrêtés.

Quant à la "démoralisation de l'armée", elle est définie par un simple renvoi à la "volonté de nuire à la défense nationale". En 1958, la Cour avait considéré que l'action illégale de distribution de tracts comportait une intention dolosive évidente, qu'elle était donc réalisée "dans le but de nuire à la défense nationale". Le Conseil constitutionnel ne remet pas vraiment en cause cette analyse. 

La "démoralisation de l'armée" apparaît ainsi comme une notion quelque peu superfétatoire. Elle n'est que l'effet induit de la volonté de nuire à la défense nationale, dès lors qu'il s'agit "d'amoindrir l'engagement des forces armées dans l'exercice de leurs missions". On retrouve ainsi en filigrane la définition habituelle du moral ds armées, notion surtout connue par l'existence d'un rapport sur le moral des armées. Derrière ce titre très ambitieux, se cache en réalité un  instrument de pilotage des ressources humaines, destiné à mesurer l'engagement au travail et les préoccupations professionnelles des membres des forces armées. 

 

De minimis non curat praetor

 

La "démoralisation de l'armée" demeure donc dans le flou, mais le Conseil estime néanmoins que l'infraction de l'article 413-4 du code pénal énonce une règle claire et lisible. On peut se demander si le Conseil n'a pas tout simplement refusé de susciter une évolution législative dans un domaine sensible, alors que l'infraction en question ne donne pratiquement jamais lieu à condamnation ni à jurisprudence. De minimis non curat praetor...

Quant aux deux Moldaves, ils ont admis avoir été rémunérés quelques centaines d'euros pour commettre l'acte illégal. Autant dire que la démoralisation de l'armée n'était pas leur mobile essentiel, même si c'était l'objectif de leurs commanditaires. On peut également penser que les membres des forces armées ne se laissent tout de même démoraliser par quelques tags sur des murs. On voulait l'avait bien dit, tout le monde s'en fiche...


Accessibilité et intelligibilité de la loi : Manuel de Libertés publiques version E-Book et version papier, chapitre 4, section 1 § 1 A3



 

vendredi 17 janvier 2025

La faute d'Eric Dupond-Moretti devant le juge administratif


Dans un jugement 16 janvier 2025, le tribunal administratif de Paris reconnaît la responsabilité de l'État pour une faute commise par Éric Dupond-Moretti qui avait mis publiquement en cause deux magistrats du Parquet national financier (PNF). 

On se souvient que l'avocat Dupond-Moretti n'avait pas apprécié l'enquête préliminaire menée par le PNF qui, en 2014, avait obtenu les relevés téléphoniques ("fadettes") de certains avocats, dont lui-même. Cette réquisition avait pour but d'identifier la personne ayant informé Nicolas Sarkozy et son avocat, Maître Thierry Herzog, qu'ils étaient sur écoute, dans une affaire de trafic d'influence. Eric Dupond-Moretti avait alors porté plainte pour atteinte à la vie privée, avant de retirer cette plainte, le jour même de sa nomination comme Garde des Sceaux, le 6 juillet 2020.

Un premier rapport de l'Inspection générale de la justice, commandé par son prédécesseur Nicole Belloubet avait totalement exonéré les membres du PNF. Mais ce rapport a été remis à Éric Dupond-Moretti qui, bien entendu, n'en pas été satisfait. Le jour même, au cours de la séance des questions au gouvernement de l'Assemblée nationale, il dénonce deux magistrates du Parquet "l'une à la retraite, l'autre en activité" qu'il accuse de n'avoir pas déféré à la convocation de l'Inspection. 


Les propos diffamatoires


Sur le même thème, il déclare à RTL, le 20 septembre : "Et les magistrats en question n'ont même pas voulu répondre à leurs collègues magistrats. Ce n'est pas le garde des sceaux qui les a emmenés et tirés par l'oreille dans son bureau. C'est des magistrats déontologues, dont c'est le métier, qui souhaitaient entendre des magistrats qui n'ont pas voulu répondre à cette convocation (...). Je vais vous dire quelque chose, les Français qui nous écoutent là, ils rendent des comptes à leur patron (...). Et ces trois magistrats là ont décidé qu'ils ne voulaient pas rendre de compter alors qu'ils sont interrogés par leurs collègues dont le métier est de regarder la déontologie". Des propos similaires ont ensuite été tenus sur différentes chaînes de télévision, et largement repris dans la presse écrite.

Deux magistrats membres du PNF obtiennent, avec la décision du 16 janvier 2025, une réparation pour la faute commise par Eric Dupond-Moretti. Mais quel comportement du ministre peut-il être qualifié de faute ?

Le tribunal administratif de Paris n'entre pas, ou ne veut pas entrer, dans le débat relatif aux conséquences de la saisine de l'Inspection pour la justice, commission purement administrative placée sous l'autorité du ministre. Or les conclusions de son rapport, aussi vide soit-il, ont tout de même été utilisées par le Garde des sceaux pour demander un second rapport à l'Inspection, encore plus vide que le premier, et ensuite engager des poursuites disciplinaires contre trois membres du parquet, dont sa responsable. Sans doute aurait-il été possible de considérer que l'engagement de poursuites disciplinaires sur un fondement aussi fragile constituait une faute de service, mais le tribunal administratif ne se fonde que sur la première saisine de l'Inspection, soi-disant justifiée par des doutes sur l'existence de négligences dans la gestion de l'affaire des fadettes. 

Le tribunal ne juge pas utile d'aller plus loin dans l'analyse, parce que le ministre a tout simplement commis une erreur de fait dans les propos qu'il a tenus à l'Assemblée nationale. Seule Madame Houlette, responsable du PNF, a en effet refusé de se rendre la convocation de l'Inspection. Les motifs de sa décision sont expliqués dans un communiqué du 18 septembre. Elle explique qu'étant désormais retraitée, elle n'a pas à déférer à une telle convocation. Surtout, elle ajoute, et l'argument est implacable, que la compétence de l'Inspection ne s'étend pas à l'appréciation des actes juridictionnels. Inspecter sur un prétendu dysfonctionnement d'une enquête préliminaire aurait pour conséquence de conduire une organisme purement administratif à s'ingérer dans la compétence de l'autorité judiciaire. Madame Houlette agissait ainsi en protectrice de la séparation des pouvoirs, principe garanti par l'article 16 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen. Ajoutons que l'Inspection n'a pas considéré cette attitude comme fautive et que le rapport a conclu à l'excellence de sa gestion, malgré les difficultés matérielles auxquelles se trouve confrontée toute la magistrature.

Les deux requérants devant le tribunal administratif, eux, ont déféré à la convocation de l'Inspection et le rapport, aux mains du ministre, en fait état. Et précisément, Eric Dupond-Moretti affirme le contraire, mettant, en quelque sorte, tout le monde dans le même sac. C'est donc une erreur purement matérielle, en quelque sorte aggravée par des propos publics désignant les magistrats nominativement et mettant en cause leur éthique professionnelle. Ils sont donc diffamatoires, reposant sur des faits erronés, et portant atteinte à l'honneur et à la considération des intéressés. Cette diffamation s'analyse donc comme une faute du ministre, engageant la responsabilité de l'État.



Eric Dupond-Moretti, après lecture du jugement

Asterix gladiateur. René Goscinny et Albert Uderzo


Le défaut d'impartialité


Mais l'histoire ne s'arrête pas là, car on a gardé le plus amusant pour la fin. Le tribunal administratif de Paris affirme en effet que l'acte de saisine de l'Inspection générale de la justice du 18 septembre 2020, c'est-à-dire la seconde saisine intervenue après le premier rapport, "a été pris en méconnaissance du principe d'impartialité". A l'époque en effet, le ministre "se trouvait en situation objective de conflit d'intérêts". En effet, le décret transférant au Premier ministre les compétences du Garde des sceaux impliquant des parties dont il a été l'avocat est daté du 20 octobre, soit un mois plus tard.

Là encore l'analyse est implacable. Et le tribunal insiste sur le caractère objectif de cette situation. Sur ce point, il va résolument à l'encontre du raisonnement de la Cour de justice de la République. Alors que Eric Dupond-Moretti était poursuivi pénalement précisément pour ce conflit d'intérêts, la CJR, statuant le 29 novembre 2023, a opéré un tour de passe-passe sans précédent. Admettant que le conflit d'intérêts était objectivement constitué, elle considère que l'élément intentionnel fait défaut. Autrement dit, le Garde des sceaux, ancien ténor du barreau, n'avait pas compris qu'il était en conflit d'intérêts. Il ne savait pas ce qu'il faisait... Nul n'est censé ignorer la loi, sauf le Garde des sceaux. Le tribunal administratif, heureusement, n'est pas lié par le jugement pénal de la CJR, et il n'a pas à se soumettre à une telle mascarade juridique. Il estime donc que le Garde des sceaux était objectivement en conflit d'intérêts et que cette faute engage également la responsabilité de l'État.

In fine, l'État est condamné à verser 12 000 et 15 000 euros aux deux requérants, somme heureusement bien inférieure aux 450 000 et 300 000 euros qu'ils demandaient en indemnisation de leur préjudice. Il faut évidemment se poser la question des suites de ce jugement. L'État va-t-il faire appel devant le Conseil d'État ? On lui déconseillerait plutôt, ne serait-ce que parce que la requête serait alors davantage médiatisée et que les chances de succès sont relativement modestes. En revanche, l'État pourrait engager une action récursoire contre l'agent fautif... Reconnaissons que ce serait amusant, mais peu probable.

Un ancien garde des sceaux baignant dans le conflit d'intérêts, auteur de propos diffamatoires. Il est question de le désigner pour présider le Conseil constitutionnel...




mardi 14 janvier 2025

Violences sexuelles : enquête sur un consentement


Au fil de ses décisions, la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH) construit un droit processuel visant à imposer en Europe un standard de protection des victimes de violences sexuelles. Certes, ces décisions ne semblent pas poser de grands principes et sans doute ne donneront-elles pas lieu à beaucoup de commentaires. Mais elles contraignent les États à agir dans ce domaine, immense progrès si l'on considère que leur inaction est sans doute le plus grand obstacle à la poursuite et la condamnation des auteurs de ces violences. Deux arrêts récents imposent ainsi deux obligations liées à l'enquête, l'une concernant la définition du consentement, l'autre l'étendue des investigations menées à son propos.

 

Le consentement de la victime


Dans sa décision du 12 décembre 2024, Y. c. République tchèque, la Cour sanctionne le défaut de diligence des autorités judiciaires pour poursuivre un prêtre accusé de violences sexuelles. 

En avril 2015, la soeur de la requérante porte plainte pour des agressions sexuelles que cette dernière aurait subies à partir de 2002, de la part d'un prêtre qui se présentait comme son père spirituel. Peu à peu, les viols sont devenus de plus en plus fréquents, le religieux exerçant des pressions sur la jeune femme. En effet, sa famille, vivait dans un appartement loué par la paroisse et bénéficiait de son soutien financier. Le prêtre ne niait pas ces relations sexuelles, mais faisait valoir que la requérante n'avait jamais clairement manifesté son désaccord. De fait, la plainte fut rapidement classée, en décembre 2015. Malgré l'assistance d'un avocat intervenue seulement en 2020, les différents recours intervenus contre ce classement n'ont pas abouti. Devant la CEDH, la requérante invoque une double violation des articles 3 et 8 de la Convention européenne des droits de l'homme. Le premier interdit les traitements inhumains et dégradants, le second protège la vie privée.

La CEDH applique en l'espèce la jurisprudence issue de sa décision M. C. c. Bulgarie du 4 décembre 2003. La Cour a alors reconnu la non conformité aux articles 3 et 8 du droit bulgare qui exigeait la preuve d'une résistance physique de la victime pour engager des poursuites pour viol. Elle affirme alors que les États doivent adopter des dispositions pénales incriminant et réprimant tout acte sexuel non consenti, y compris en l'absence de résistance physique de la victime. De même, ces affaires doivent donner lieu à une enquête effective. Même si toutes les procédures ne s'achèvent pas par une condamnation, l'autorité judiciaire interne doit montrer qu'elle n'entend pas laisser de tels actes impunis. 

Dans l'affaire Y. c. République tchèque, la requérante ne conteste pas la loi mais la manière dont elle a été appliquée. La question de l'absence de consentement a, en effet, été traitée rapidement et avec une certaine légèreté. La police comme la justice ont simplement considéré que l'intéressée n'avait pas clairement exprimé son désaccord ni opposé une résistance suffisamment intense pour être perçue comme sérieuse. Elles ont estimé qu'elle avait finalement accepté les actes sexuels pour conserver l'aide financière de la paroisse. Or, dans sa décision Z c. République tchèque du 20 juin 2024, la CEDH exige que la réaction psychologique de la victime d'agressions sexuelles soit prise en compte dans l'interprétation des éléments constitutifs de l'infraction.

Tel n'a pas été le cas dans l'affaire Y. Alors même que la plaignante avait fait état de contraintes physiques comme le fait de lui tenir les bras ou de lui mettre un mouchoir dans la bouche, de chantage en la menaçant de mettre fin au soutien dont bénéficiait sa famille, alors même qu'elle mentionnait s'être défendue en pleurant, les autorités ont considéré qu'elle avait consenti... Aucune expertise n'a été effectuée pour mesurer sa vulnérabilité et sa position de dépendance à l'égard d'un prêtre qui se présentait comme son directeur de conscience. Cette lacune de l'enquête suffit à sanctionner le droit tchèque particulièrement rétrograde, si l'on considère que la plupart des États européens reconnaissent que l'absence de consentement formel peut s'expliquer par la sidération de la victime ou sa soumission vis à vis d'une personne habituée à exercer sur elle une certaine forme d'autorité.

 


 Tarquin et Lucrèce. Le Titien. 1575 (détail)

 

L'étendue des investigations


L'arrêt N. O. c. Turquie du 14 janvier 2025 est dans le prolongement de la décision Y c. République tchèque. N. O. a aussi déposé une plainte relativement tardive, en 2012. Dentiste à l'hôpital d'Ankara, elle s'est plainte d'avoir été harcelée, dès 2009, par le Directeur médical de l'établissement. En 2010, il s'était présenté chez elle, avait forcé sa porte, et lui avait imposé une relation sexuelle. De son côté, le défendeur prétend avoir été harcelé par N. O. qui l'aurait suivi jusque chez lui, et il s'étonne qu'elle ait attendu deux années pour porter plainte. Finalement, il fut acquitté par le tribunal d'Ankara qui estima manquer d'éléments probants. Après avoir épuisé les recours internes, N. O. se tourne vers la CEDH. Elle invoque une violation de l'article 8, son intégrité physique et psychologique ayant été atteinte par l'agression sexuelle dont elle a été victime.

S'appuyant une nouvelle fois sur l'arrêt M. C. c. Bulgarie de 2003, la CEDH rappelle que la protection de la vie privée des personnes suppose une procédure pénale efficace pour réprimer les violences sexuelles. L'arrêt Y. c. Bulgarie du 20 février 2020 précise que l'enquête doit être effective et objective, à charge et à décharge. Tous les instruments de preuve peuvent être utilisés, témoignages, preuves scientifiques, expertises physiques et psychologiques etc.

Conformément à la jurisprudence Vuckovic c. Croatie du 12 décembre 2023, il appartient donc à la CEDH de s'assurer si les tribunaux internes ont soumis l'affaire à un examen attentif de l'ensemble du dossier. Cette appréciation est très délicate, car la CEDH, rappelons-le, ne peut procéder à une nouvelle appréciation des éléments de preuve disponibles, et encore moins se prononcer sur la culpabilité d'un suspect. En revanche, elle peut apprécier la diligence des autorités en matière d'enquête et de jugement. En l'espèce, la Cour constate de graves lacunes. Des témoignages n'ont pas été vérifiés, des expertises physiques et psychologiques ont été résumées et n'ont pas été discutées devant le juge, les vêtements portés par N. O. le jour de l'agression n'ont fait l'objet d'aucune recherche ADN etc. Surtout, aucune enquête n'a été effectuée à propos du temps mis par la plaignante pour déposer sa plainte, alors même qu'une expertise faisait état d'un traumatisme sévère. De ces éléments accablants, la Cour déduit que l'enquête a été plus qu'insuffisante, entrainant une violation de l'article 8 de la Convention européenne.

Peu à peu, le cadre juridique de l'enquête pénale en matière de violences sexuelles se précise. Le juge européen se montre de plus en plus exigeant, sans doute dans le but d'éviter ce désastre pénal qui consiste à ne pas poursuivre ou à ne pas condamner un auteur qui prétend que la victime était consentante. L'absence de consentement peut désormais être prouvée par de multiples moyens autres que l'existence de traces physiques de violence. Le législateur doit évidemment être attentif à cette évolution, qui hésite actuellement à intégrer le mot "consentement" dans la définition du viol. On observe toutefois que la définition actuelle comme "pénétration sexuelle" commise par "violence, contrainte, menace ou surprise" répond aux exigences de la Cour européenne.




vendredi 10 janvier 2025

L'entrave à la circulation, limite à la liberté de manifester


La chambre criminelle de la Cour de cassation, dans son arrêt du 8 janvier 2025, considère comme justifiée la condamnation de manifestants pour entrave à la circulation des usagers des trains et des avions. "La liberté consiste à faire tout ce qui ne nuit pas à autrui". Cette belle formule de l'article 4 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen pourrait, à elle seule résumer la situation. Elle n'est pas directement mentionnée dans la décision, car les auteurs du pourvoi se fondent sur la Convention européenne des droits de l'homme et la décision de la chambre criminelle se situe dans la droite ligner de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH). 

Le pourvoi est dirigé contre une décision de la cour d'appel de Toulouse du 27 octobre 2022 qui confirme la condamnation d'une quinzaine de manifestants à des amendes de 750 à 2000 €, souvent partiellement ou totalement assorties du sursis, pour entrave à la circulation ou à la navigation d'un aéronef. En octobre 2018, une vingtaine de personnes, dont cinq en fauteuil roulant, avait pris position sur une voie de chemin de fer, bloquant la circulation d'un train pendant 13 heures alors que cinq cents personnes y avaient pris place. Moins de deux mois plus tard, une action similaire avait bloqué les pistes d'un aéroport, provoquant retards et annulations de vol pour presque 2000 passagers. L'objet de ces manifestations étaient de protester contre les difficultés d'accès à ces modes de transport pour les personnes handicapées.


Liberté d'expression et liberté de manifestation


Le délit d'entrave à la circulation d'un train est prévu par l'article L 2242-4, 4° du code des transports. La même infraction, touchant cette fois la navigation des avions, figure dans l'article L 6372-4 de ce même code. Les manifestants condamnés sur ce fondement invoquaient une atteinte à l'article 10 de la Convention européenne des droits de l'homme qui protège la liberté d'expression.

Observons d'emblée que la Convention européenne rattache traditionnellement la liberté de manifestation à la liberté de réunion, c'est-à-dire à l'article 11. Mais elle reconnaît, en particulier dans l'arrêt Women on Waves c. Portugal du 3 février 2009 que la liberté d'expression et la liberté de réunion sont difficilement séparables.

La Cour de cassation peut donc se fonder sur la liberté d'expression, d'autant que le Conseil constitutionnel fait reposer la liberté de manifester sur l'article 11 de la Déclaration des droits de l'homme et du Citoyen. Il la considère comme un élément de la "liberté d'expression collective des idées et des opinions", formulation employée dès sa décision du 18 janvier 1995. Sur le plan du contrôle exercé par le juge, cette différence d'approche n'a pas d'incidence réelle. Les ingérences dans la liberté de réunion, comme dans la liberté d'expression, s'apprécient au regard de leur "nécessité dans une société démocratique". Les sanctions prononcées doivent donc être proportionnées aux impératifs de la défense de l'ordre public et des droits d'autrui.



La serpe d'or. René Goscinny et Albert Uderzo. 1962


L'incrimination pénale, ingérence dans la liberté d'expression


La jurisprudence de la Cour de cassation considère déjà qu'une incrimination pénale peut, dans certaines hypothèses, entrainer une ingérence dans la liberté d'expression, mais elle apprécie avec une relative rigueur son caractère proportionné. Dans une décision du 26 février 2020, elle estime que la condamnation pour dégradation du bien d'autrui d'une Femen qui avait planté un pieu dans la statue de Vladimir Poutine au musée Grévin n'est pas disproportionnée. Il en est de même, dans un arrêt du 18 mai 2022 de la condamnation pour vol en réunion commis par un groupe de militants écologistes. Ils s'étaient emparés du portrait du Président Macron dans une mairie et refusait de le rendre tant que ne serait pas engagée une politique en accord avec les engagements pris lors de la COP 21.  Le caractère disproportionné aurait-il été admis si les auteurs de l'infraction avaient rendu le portrait ?

On pourrait s'étonner du caractère relativement restrictif de cette jurisprudence, mais elle s'inspire directement de celle de la CEDH. La Cour de cassation ne manque pas de la mentionner, et notamment la décision Kudrevicius c. Lituanie du 15 octobre 2015. Le juge européen avait alors considéré que n'était pas disproportionnée la condamnation, par les tribunaux lituaniens, d'agriculteurs qui, dans un mouvement de protestation, avaient bloqué les principaux axes routiers du pays. L'importance de la gêne occasionnée à la libre circulation suffisait à caractériser la nécessité de la sanction, tant au regard de l'ordre public que des droits des personnes.

Les militants condamnés ont sans doute ressenti une certaine amertume à la lecture de la décision de la Cour de cassation. Ils sont déclarés coupables d'entrave à la circulation d'autrui, alors qu'ils manifestaient pour demander que la circulation des personnes handicapées soit facilitée. On peut toutefois comprendre qu'il n'appartient pas à la Cour de cassation de pénétrer dans les motivations des participants à une manifestation. Il lui faudrait alors apprécier le bien-fondé d'une cause plutôt que d'une autre. Est-ce qu'entraver la circulation est plus légitime lorsqu'on est une personne handicapée, un agriculteur, un écologiste ? Le juge reste à l'écart de genre de débat, et c'est la garantie d'une bonne justice.



La liberté de manifester : Manuel de Libertés publiques version E-Book et version papier, chapitre 12, section 1



lundi 6 janvier 2025

La dissolution de Civitas


Par un arrêt du 30 décembre 2023, le Conseil d'État confirme la légalité du décret du 4 octobre 2023 prononçant la dissolution du groupement Civitas. Né en 1998 sous la forme d'une association, l'Institut Civitas se définissait lui-même comme un mouvement catholique traditionaliste. En 2016, il s'était transformé en parti politique avec un programme visant à "rechristianiser la France". 

En réalité, l'activité proprement politique du mouvement était demeurée très modeste. On sait que Civitas avait perdu en janvier 2016 son statut d'organisme d'intérêt général obtenu en 2013, statut qui lui permettait de bénéficier de la déductibilité des dons. Prendre la forme d'un parti politique lui offrait surtout l'opportunité de récupérer la même niche fiscale. La participation aux consultations électorales était restée à l'état de projet.

Quoi qu'il en soit, la dissolution d'un groupement emporte, à l'évidence, une ingérence grave dans la liberté d'association, dont on sait qu'elle a valeur constitutionnelle depuis la célèbre décision rendue par le Conseil constitutionnel le 16 juillet 1971.


Les motifs de dissolution

 

La dissolution d’une association peut être prononcée par le juge judiciaire, notamment à la demande du préfet, lorsque le groupe à un objet social non conforme à l’ordre public. Mais des régimes dérogatoires permettent à l’autorité administrative de prononcer directement la dissolution de groupements dont l’activité constitue une menace immédiate pour l’ordre public. Cette dissolution administrative est née après le 6 février 1934, avec la loi du 10 janvier 1936. L’activité de « ligues » armées, souvent violentes et peu respectueuses de l’État de droit, était alors apparue suffisamment dangereuse pour justifier un régime très restrictif. Il est aujourd’hui intégré dans l’article L 212-1 du code de la sécurité intérieure

 

Les fils de Pétain. Pierre Dac.

Radio Londres. Entre novembre 1943 et juin 1944
 

La dissolution de Civitas a été prononcé sur le double fondement des alinéas 5 et 6 de cet article.

Sont ainsi concernés, aux termes de l'alinéa 5, les groupements "qui ont pour but soit de rassembler des individus ayant fait l'objet de condamnation du chef de collaboration avec l'ennemi, soit d'exalter cette collaboration". Bien entendu, Civitas, fondée en 1999, ne pouvait être accusé de collaboration et n'avait pas connu le gouvernement de Vichy. Mais, de toute évidence, elle "exaltait cette collaboration". Elle avait ainsi organisé des commémorations à l'occasion de la mort de Philippe Pétain, rendu hommage à des Collaborateurs et utilisé des emblèmes rappelant ceux utilisés par "l'autorité de fait se disant" gouvernement de l'État français". Pour le Conseil d'État, "l'exaltation de la collaboration" est établie.

Est également établi le comportement visé dans l'alinéa 6 de l'article L 212-1. Il autorise la dissolution d'un groupement qui "provoque ou contribue par ses agissements à la discrimination, à la haine ou à la violence envers une personne ou un groupe de personnes", notamment en raison de leur appartenance à une religion ou une prétendue race. Le Conseil d'État mentionne alors les pièces du dossier qui montrent que les responsables de Civitas tenaient régulièrement des propos antisémites, appelait aussi à la discrimination à l'égard des personnes de confession musulmane, et plus généralement à celles issues de l'immigration. Enfin, l'homosexualité était présentée "dans des termes à connotation dégradante". 

Ce motif est sans doute l'un des plus utilisés en matière de dissolution d'association. Récemment, dans une  ordonnance du 2 avril 2024, le juge des référés du Conseil d’État refusait ainsi de suspendre la dissolution d’un groupement rattaché à l’ « ultra-droite », car il mettait en œuvre « une idéologie xénophobe et provoquant à la haine et à la discrimination".

En revanche, le troisième fondement invoqué dans le décret de dissolution est écarté. Il repose sur l'alinéa 3 de l'article L 212-1 du code de la sécurité intérieure. Destiné à permettre la dissolution des Ligues du 6 février 1934, il vise les groupements dont l'objet "tend à attenter à la forme républicaine du gouvernement". Le Conseil d'État a toujours fait une lecture restrictive de ce motif. Dans un arrêt d'assemblée Boussel du 21 juillet 1970, il ainsi annulé le décret de dissolution de l'Organisation communiste internationale, dissoute après mai 1968. Aussi contestataire soit-il, le mouvement n'avait engagé aucune action visant à porter atteinte à la forme républicaine du gouvernement. Il en est de même de Civitas, dont les responsables préféraient sans doute le régime de Vichy à la Ve République, et tenaient régulièrement des propos hostiles aux principes républicains. Il n'en demeure pas que, ni dans son objet ni dans son action, le groupement n'avait envisagé de renverser la République.

En tout état de cause, la référence aux alinéas 5 et 6 était suffisante pour dissoudre l'association et il n'était pas nécessaire de rajouter des motifs plus discutables. Sur ce plan, l'arrêt est dans la ligne d'une jurisprudence qui a toujours exercé un contrôle très approfondi sur les motifs de dissolution.

 

La dissolution d'un parti politique


Civitas présente la particularité, par rapport à d'autres groupements, de s'être constitué en parti politique. Certains commentateurs ont immédiatement considéré qu'il était impossible de permettre la dissolution d'un parti par la voie d'un acte administratif. Mais une telle dérogation aurait dû être prévue par la loi, et le code de la sécurité intérieure ne dit rien de tel.

Au contraire, au regard du droit positif, un parti politique est d'abord une association. C'est si vrai que la loi sur les associations du 1er juillet 1901 a marqué le début de la création des partis politiques modernes. Le premier d'entre eux, le parti radical a précisément été fondé en 1901, profitant ainsi de la nouvelle loi. La seule différence, plus récente, a été de contraindre les partis à la création d'une seconde association de financement.

Dans le cas de Civitas, le décret a prononcé la dissolution de l'association de création du groupement, mais pas de l'association de financement. Pour le Conseil d'État, cette omission, qu'elle soit ou non volontaire, est sans incidence sur la dissolution de Civitas. Aucun détournement de procédure ne peut d'ailleurs être constaté, car le décret n'a pas utilisé la dissolution administrative d'une association dans le but de dissoudre un parti politique. Un parti est une association et entre donc dans le champ d'application de l'article L 212-1 du code de la sécurité intérieure.

Le plus surprenant dans l'affaire réside peut être dans les commentaires auxquels elle a donné lieu. Certains ont cru devoir dénoncer une atteinte à la liberté des partis politiques, alors même que Civitas n'a jamais sérieusement exercé l'activité d'un parti politique. De fait, ils se sont retrouvés dans une étrange situation, conduits à défendre un "parti" admirateur d'un gouvernement de Vichy dont le moins que l'on puisse dire est qu'il ne respectait guère la liberté des partis.