Qui pouvait imaginer que le film Barbie de Greta Gerwig serait un jour censuré ? Daté de 2023, il avait pour objet de redorer les finances de Mattel en présentant la célèbre poupée sous un jour nouveau d'icône féministe. Le film n'avait donc aucun contenu de nature à justifier une interdiction. Et pourtant le maire de Noisy-le-Sec, Olivier Sarrabeyrouse (PCF) a annulé la projection gratuite qui devait se dérouler dans sa ville le 8 août.
Lors d'une conférence de presse, l'élu a justifié sa décision en invoquant des "agressions verbales" dont ont été victimes les agents municipaux chargés de mettre en place l'écran géant et les éléments logistiques indispensables à l'évènement. Une dizaine de jeunes hommes ont vivement reproché au film de faire «l’apologie de l’homosexualité» et de « porter atteinte à l’intégrité de la femme». L'élu a porté plainte contre X, et une enquête est ouverte par le parquet de Bobigny pour menace, violence ou acte d’intimidation envers un chargé de mission de service public. Sur le plan pénal, le maire de Noisy-le-Sec a parfaitement rempli son rôle.
Le problème essentiel réside dans l'annulation de la projection, qui pose des questions juridiques plus sérieuses qu'il n'y paraît.
La liberté d'expression cinématographique
Certes, le cinéma est une industrie et Barbie l'illustre parfaitement, puisqu'il avait pour but de relancer les ventes d'une entreprise de jouets. Mais ce n'est pas qu'une industrie, c'est aussi une liberté. Dans sa célèbre décision d'assemblée du 24 janvier 1975, Société Rome Paris Films, le Conseil d'Etat affirme qu'une décision de restreindre la diffusion d'un film doit résulter de "l'absolue nécessité de concilier les intérêts généraux dont le ministre a la charge avec le respect dû aux libertés publiques, et notamment la liberté d'expression". La décision se réfère à la police spéciale du cinéma, créée par l'ordonnance du 1er juillet 1945, désormais intégrée au code du cinéma et de l'image animée.
Elle met en place un régime d'autorisation, qui prend la forme d'un visa d'exploitation accordé par une Commission de classification rattachée au ministère de la culture. Celle-ci a le choix entre plusieurs propositions : autorisation pour tous publics, interdiction aux mineurs de moins de douze, seize ou dix-huit ans (dans ce dernier cas, la Commission peut aussi décider que le film sera diffusé dans le circuit particulier des films pornographiques) et enfin interdiction générale et absolue de toute diffusion. La Cour européenne des droits de l'homme, à propos du système britannique sensiblement équivalent, a considéré, dans un arrêt du 25 novembre 1996, Wingrove c. Royaume-Uni que ce système ne portait pas atteinte à l'article 10 de la Convention européenne des droits de l'homme qui garantit la liberté d'expression.
Sans doute est-il inutile de préciser que le film Barbie a obtenu son visa d'exploitation pour tous publics. Il ne serait venu à l'idée de personne d'interdire un film largement destiné aux enfants, et à ceux qui le sont restés. Il convient donc de revenir à la décision du maire de Noisy-le-Sec.
Un retrait, pas une interdiction
En l'espèce, la nature juridique de la décision du maire de Noisy-le-Sec n'est pas clairement définie. Contrairement à ce qu'affirment les médias, il ne s'agit pas réellement d'une interdiction puisque c'est la municipalité elle-même qui était à l'origine de la projection. Il s'agit donc du retrait de la décision de projeter le film. Peu importe que cette décision ait ou non été formalisée dans un acte administratif. Le juge administratif déduit souvent l'existence d'un acte de l'évidence de son exécution, permettant ainsi la recevabilité du recours. Le Conseil d'État, dans un arrêt du 27 novembre 2000, déduit ainsi des bouquets déposés sur la tombe du maréchal Pétain au nom du Président de la République, François Mitterrand au moment des faits, que ce dernier avait bien pris la décision de la fleurir. Dans le cas de Barbie, situation plus anecdotique, on peut déduire qu'un acte est à l'origine de la déprogrammation du film.
Qu'il s'agisse d'une interdiction ou d'un retrait, cette distinction n'a d'intérêt que pour affirmer ou écarter la recevabilité d'un éventuel recours. Mais sur le fond, il est clair que l'acte a, en tout état de cause, pour conséquence de porter atteinte à la liberté d'expression cinématographique.
Le pouvoir de police du maire
Bien entendu, cette liberté n'est pas absolue et le pouvoir de police générale du maire peut conduire à une interdiction, à la condition toutefois que la projection porte atteinte à l'ordre public, condition issue de la célèbre jurisprudence Benjamin de 1933, mise en oeuvre à l'époque à propos de la liberté de réunion.
Dans l'arrêt Société des Films Lutetia du 18 décembre 1959, le Conseil d'État déclare qu'une atteinte à l'ordre public peut résulter "du caractère immoral du film et de circonstances locales". Sur ce point, la jurisprudence est très datée. C'est ainsi qu'en 1960, une soixantaine de communes avaient cru bon d'interdire Les Liaisons dangereuses de Roger Vadim. La jurisprudence était alors quelque peu impressionniste. Le Conseil d'État avait annulé la plupart des interdictions, mais en avait admis quelques unes, par exemple à Lisieux, ville marquée par la pratique régulière de pèlerinages, ou à Senlis, en raison de l'existence de "nombreuses institutions pour jeunes filles".
Aujourd'hui, cette jurisprudence bien datée a heureusement évolué, et le tribunal administratif de Bordeaux, dans un jugement du 13 février 1990, estimait déjà que la diffusion de La dernière tentation du Christ à Arcachon n'était pas de nature à justifier une interdiction. Les élus locaux ont désormais plus ou moins renoncé à interdire un film, d'autant que les spectateurs peuvent toujours aller le voir au cinéma de la commune d'à côté ou sur une plateforme de diffusion.
En l'espèce, il est particulièrement évident que le retrait prononcé par le maire est très difficilement compatible avec une jurisprudence de plus en plus libérale.
D'une part, il est un peu délicat de considérer Barbie comme un spectacle "immoral", même si c'était manifestement ce que pensaient les jeunes hommes qui ont interpelé les agents municipaux chargés d'organiser la projection. Voir dans Barbie «l’apologie de l’homosexualité» et « l'atteinte à l’intégrité de la femme» est sans doute le reflet de convictions religieuses qui n'ont rien à voir avec l'ordre public. C'est ainsi que le droit positif autorise la dissolution d'associations qui refusent l'égalité entre l'homme et la femme, et que ce fondement peut aussi justifier un refus d'octroi de la nationalité. A cet égard, céder à ces revendications revient à les tolérer.
D'autre part, il est évident que les conditions des jurisprudences Benjamin et Société des Films Lutetia ne sont pas remplies, car l'atteinte à l'ordre public n'est pas telle qu'il soit impossible d'assurer la sécurité de la projection. L'élu lui même a reconnu que les critiques, purement verbales, sont le fait d'une "dizaine de jeunes hommes". Dans ces conditions, il est clairement possible de prévoir quelques forces de police pour renforcer la sécurité du spectacle. La Cour européenne des droits de l'homme rappelle ainsi, dans sa décision Ulusoy c. Turquie du 3 mai 2007 que la liberté d'expression théâtrale est protégée par l'article 10 de la Convention selon lequel "Toute personne a droit à la liberté d'expression".
Au cinéma ou au théâtre, la liberté d'expression doit donc être privilégiée, en toutes circonstances. Bien entendu, on peut comprendre que l'élu local a eu peur, peur de violences d'une partie de la population pratiquant une religion de manière particulièrement obscurantiste, peur peut être aussi de la réaction des agents municipaux confrontés à ces "jeunes hommes" menaçants. Certes, mais la peur n'évite pas le danger, et céder aux pressions n'est jamais une solution. On ne doute pas que l'élu va engager une nouvelle réflexion sur le sujet, et reprogrammer Barbie. Et on espère que ces "jeunes hommes" si critiques viendront le voir... Il paraît que Barbie est devenue féministe.
La liberté d'expression cinématographique : Manuel de Libertés publiques version E-Book et version papier, chapitre 9, section 3 § 1 B
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