« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


samedi 9 août 2025

La loi Duplomb allégée par le Conseil constitutionnel


La décision du Conseil constitutionnel du 8 août 2025 sur la loi Duplomb visant à lever les contraintes à l’exercice du métier d’agriculteur était très attendue. D'abord, elle portait sur l'autorisation donnée aux agriculteurs d'utiliser trois pesticides de la famille des néonicotinoïdes, sujet extrêmement sensible car ces produits sont dénoncés par les écologistes comme nuisibles pour l'environnement et la santé. Ensuite, la pression exercée sur le Conseil était particulièrement lourde avec une pétition demandant l'annulation de la loi Duplomb qui, sur le site de l'Assemblée nationale, a recueilli plus 2 100 000 signatures. Enfin, la procédure législative avait été vivement contestée, la majorité présidentielle ayant utilisé la motion de rejet préalable pour empêcher tout débat, alors que l'opposition avait déposé plus de 3500 amendements.
 

Le droit d'amendement

 

Les auteurs de la saisine considéraient que le recours à la motion de rejet préalable par la majorité portait atteinte au principe de clarté du débat et au droit d'amendement. Selon l’article 91, alinéa 5, du règlement de l’Assemblée nationale, la motion de rejet préalable a pour objet « de faire reconnaître que le texte proposé est contraire à une ou plusieurs dispositions constitutionnelles », ou « de faire décider qu’il n’y a pas lieu à délibérer ». L’adoption de la motion entraîne le rejet du texte à l’encontre duquel elle a été soulevée. C'est ce qui s'est passé en l'espèce, et la loi est finalement le produit des travaux d'une commission mixte paritaire.

Le Conseil constitutionnel refuse de voir dans l'utilisation de cette procédure par la majorité une atteinte au droit d'amendement. Son analyse est simple, peut-être un peu trop. En effet, le droit d'amendement des parlementaires est prévu par l'article 44 de la constitution, et la motion de rejet par le règlement de l'Assemblée. Pour le Conseil, les règlements des assemblées parlementaires n'ayant pas eux-mêmes valeur constitutionnelle," leur seule méconnaissance ne saurait avoir pour effet de rendre la procédure législative contraire à la Constitution".

L'analyse s'arrête là, et elle est très courte. En effet, les parlementaires requérants n'invoquaient pas une méconnaissance de l'article 91 alinéa 5 du règlement, mais contestaient les conséquences de son utilisation sur le droit d'amendement et le principe de sincérité et de clarté des débats qui, tous deux, ont valeur constitutionnelle.

En l'espèce, il n'est contesté par personne que la procédure de l'article 91 alinéa 5 a été mise en oeuvre pour court-circuiter le débat parlementaire sur les amendements déposés. Il ne s'agissait donc d'une motion de rejet préalable par laquelle une opposition de circonstance met fin à l'examen d'un texte, mais plutôt d'une motion destinée à accélérer son adoption sans débat autre que celui qui se déroule devant la commission mixte paritaire. Or, le Conseil constitutionnel, dans sa décision du 13 octobre 2005 affirme que le principe de sincérité et de clarté du débat parlementaire est une garantie nécessaire au respect de l'article 6 de la Constitution, selon lequel "la loi est l'expression de la volonté générale". 

On aurait pu espérer que le Conseil donne au moins un début de réponse au moyen ainsi développé. Il pouvait estimer que l'obstruction parlementaire que constitue le dépôt d'un grand nombre d'amendements justifie l'usage de cette procédure. Il pouvait aussi considérer au fond qu'elle ne portait pas atteinte au droit d'amendement. Mais il était sans doute délicat d'adoption une formulation aussi nette, qui aurait conduit les commentateurs à se demander si le droit d'amendement n'était pas désormais réduit au droit de déposer un amendement sans espoir qu'il soit jamais débattu. 

Pour le moment, la question demeure un peu marginale, mais qu'en sera-t-il si cette pratique de la motion de rejet devient systématique ? On sait que, le 2 juin 2025, la même utilisation de l'article 91 al 5 du règlement de l'Assemblée a permis le renvoi en commission mixte paritaire de la proposition de loi visant à faciliter la construction de l'autoroute A69. De toute évidence, en l'absence de majorité solide, la motion de rejet risque de devenir un instrument de plus en plus utilisé. 

Il offre en effet une alternative intéressante au vote bloqué de l'article 44 alinéa 3. Celui-ci exige en effet une vraie majorité dès lors qu'il est subordonné à une décision du gouvernement, qui demande un vote sur l'ensemble ou sur une partie d'un texte en discussion en ne retenant que les amendements que le Gouvernement a proposés ou acceptés. La motion de rejet est beaucoup plus souple et permet finalement à la majorité gouvernementale de faire passer un texte en s'appuyant sur l'opposition...

 


 La batteuse. André Lhote. 1910

 

Les néonicotinoïdes

 

Sur le fond, la décision est très nuancée. Elle valide ainsi la dérogation concernant l'usage des produits phytopharmaceutiques, ainsi que le droit pour les industriels du secteur de donner des "conseils" aux exploitants. De même se borne-t-elle à un simple réserve d'interprétation à propos des méga-bassines, bénéficiant désormais d'une présomption d'intérêt général majeur. Cette présomption doit en effet être réfragable, c'est-à-dire que cet intérêt général doit pouvoir être discuté devant le juge.

Mais la décision apporte aussi une satisfaction non négligeable aux parlementaires écologistes en censurant l'article 2 de la loi qui permettait de déroger par décret à l'interdiction d'utiliser des produits contenant des néonicotinoïdes ou autres substances assimilées, ainsi que des semences traitées avec ces produits. Rappelons que cette interdiction est formulée à l'article L 253-8 du code rural.

Il ne fait aucun doute que le texte de la loi Duplomb n'était pas à l'abri de la menace d'annulation par le Conseil constitutionnel. Celui-ci s'était déjà prononcé sur ce type de dérogation dans sa décision du 10 décembre 2020, à propos d'une loi dérogeant à l'interdiction dans le seul cas de la culture de la betterave sucrière. Le Conseil s'était alors appuyé sur le droit de vivre dans un environnement équilibré et respectueux de la santé, garanti par l'article 1er de la Charte de l'environnement. Il affirmait alors, pour la première fois, que ces dispositions ne pouvaient connaître de limitation que dans deux cas, soit par des exigences constitutionnelles, soit par un motif d'intérêt général proportionné à l'objectif poursuivi.

Il avait alors clairement affirmé que les néonicotinoïdes ont des incidences sur la biodiversité, en particulier pour les insectes pollinisateurs et les oiseaux, mais aussi pour l'homme car ils ont aussi des conséquences sur la qualité de l'eau et des sols. A l'époque, il avait tout de même accepté la dérogation, parce reposait sur des motifs d'intérêt général proportionnés à l'objectif poursuivi.

En effet, l'utilisation des néonicotinoïdes était alors cantonnée au traitement des betteraves sucrières dont la culture était à l'époque menacée gravement par différentes maladies. Elle était aussi limitée dans le temps et soumise à des conditions procédurales garantissant une mise en œuvre limitée et encadrant les usages des produits concernés, en excluant en particulier toute pulvérisation afin de limiter les risques de dispersion.

Dans le cas de la loi Duplomb, le Conseil reprend simplement les critères posés dans sa décision de 2020. Il admet volontiers le but d'intérêt général poursuivi par le texte, dès lors qu'il s'agit de permettre à certaines filières agricoles de faire face à de graves dangers menaçant les cultures. Mais il observe qu'aucune des autres conditions posées dans la décision de 2020 n'étaient remplies. La dérogation était en effet accordée à toutes les filières agricoles, y compris celles qui ne sont pas identifiées comme subissant une menace d'une gravité telle que la production serait compromise. Surtout, la dérogation n'était pas clairement accordée à titre transitoire, la période n'étant pas déterminée. En effet, les types d'usages autorisés n'étaient pas davantage précisés, ce qui n'interdisait pas la pulvérisation, procédé qui présente des risques élevés de dispersion des substances.

C'est donc l'absence de cadre juridique suffisant qui justifie l'annulation. Rien n'interdit donc au sénateur Duplomb de déposer une nouvelle proposition un peu mieux rédigée. Il déclare d'ailleurs envisager cette éventualité. Le problème est qu'il est beaucoup plus facile de tirer à boulets rouges sur le Conseil constitutionnel que de reconnaître la nécessité de prévoir un encadrement juridique de l'usage de produits dangereux et de l'écrire dans la loi. Mais nous entrons là dans un autre débat qui pose la question, toujours renouvelée, du poids des lobbies dans la rédaction des lois. 

 



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