« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


vendredi 16 décembre 2022

Emmanuel Macron caricaturé en Hitler et Pétain : injure ou satire ?


L'arrêt rendu par la chambre criminelle de la Cour de cassation le 13 décembre 2022 n'a guère attiré l'attention de la presse. Il casse sans renvoi la décision de la Cour d'appel d'Aix-en-Provence qui avait condamné pour injure l'auteur de deux affiches satiriques. Pour le moment, il semble être passé relativement inaperçu, et il ne figure pas, ou pas encore, dans les bases de données juridiques. 

La personnalité du plaignant pourrait pourtant attirer l'attention. Le président de la République avait porté plainte, en juillet 2021, contre un exploitant de panneaux publicitaires à Toulon et à la Seyne-sur-mer. Celui-ci avait en effet diffusé deux affiches publiées à ses frais sur deux panneaux dont il est propriétaire. Sur la première, on voyait Emmanuel Macron, grimé en Hitler, avec la phrase suivante : "Obéis, et fais-toi vacciner". Sur la seconde, le président se retrouvait à côté du maréchal Pétain, revêtu du même uniforme, avec la légende suivante : "Il n'y a qu'un pass à franchir". A l'époque, il s'agissait de contester, avec un mauvais goût incontestable, la décision d'élargir l'exigence du passe sanitaire à tous les restaurants et cafés, aux transports etc.

Mais le mauvais goût n'est pas, en soi, une infraction pénale. C'est donc sur le fondement de l'injure qu'Emmanuel Macron porte plainte. Observons qu'il applique le droit commun car le délit d'offense au chef de l'État a aujourd'hui disparu du droit positif. On se souvient que Nicolas Sarkozy avait cru bon de l'invoquer lorsqu'en 2008, quand un manifestant avait brandi sur son passage une petite pancarte sur laquelle était inscrite la phrase "casse toi pov'con". Condamné à une amende de 30 euros, l'intéressé avait saisi la CEDH qui avait jugé, le 13 mars 2013, que cette sanction était disproportionnée. Très rapidement ensuite, le président François Hollande avait suscité le vote de la loi du 5 août 2013 qui a définitivement supprimé un délit considéré comme portant une atteinte trop grande à la liberté d'expression.

Emmanuel Macron ne connaît pas plus de réussite dans sa démarche que son anté-prédécesseur. Certes, il a obtenu en première instance une condamnation de l'affichiste pour injure, avec une amende de 10 000 euros. La Cour d'appel a ensuite réduit la peine d'amende à 5 000 euros. Mais cette fois, ce n'est pas la sanction qui est jugée disproportionnée, c'est le fait que le délit d'injure ait été retenu. 



Discours d'Hynkel. Le Dictateur. Charlie Chaplin. 1940

 

Le débat d'intérêt général

 

La chambre criminelle s'appuie d'abord sur une jurisprudence classique, issue de la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH) qui veut que les infractions d'injure, de diffamation, voire les atteintes à la vie privée cèdent devant la nécessité du "débat d'intérêt général". Les premiers arrêts intervenus dans ce domaine concernent surtout les révélations des tabloïds, sur la santé du prince Rainier en 2012 ou sur "l'enfant caché" du prince Albert en 2014. A l'époque, on avait un peu l'impression que le "débat d'intérêt général" permettait surtout aux paparazzi de diffuser images et informations sur les têtes couronnées monégasques.

Par la suite, la jurisprudence s'est éloignée de la presse people et de la seule protection de la vie privée. La CEDH, dans l'arrêt Morice c. France du 23 avril 2015 affirme qu'une discussion sur le fonctionnement de la justice constitue, en soi, un tel débat. Le plaignant était un avocat français condamné pour diffamation envers un fonctionnaire public, après avoir évoqué, dans une interview au Monde, la connivence entre le procureur de Djibouti et des juges français, lors de l'instruction liée à l'assassinat du juge Borrel.  

Reprenant cette jurisprudence, la Cour de cassation, dans sa décision du 11 décembre 2018 élargit le champ du "débat d'intérêt général" de la diffamation à l'injure. Elle est bien présente dans le texte d'un rap intitulé "Nique la France" chanté en 2010 par le groupe ZEP. Les "Français de souche" y étaient traités de "nazillons", "Bidochons décomplexés" et "gros beaufs qui ont la haine de l'étranger". La Cour n'en juge pas moins que "compte tenu du langage en usage dans le genre du rap, les propos poursuivis, pour outranciers, injustes ou vulgaires qu'ils puissent être regardés, entendent dénoncer le racisme prêté à la société française, qu'elle aurait hérité de son passé colonialiste, et s'inscrivent à ce titre dans le contexte d'un débat d'intérêt général". Peu importe donc le caractère injurieux des propos, le débat demeure d'intérêt général si les auteurs entendent diffuser un message relevant de la liberté d'opinion.

Le 5 octobre 2021, la chambre criminelle apporte toutefois une inflexion de taille à cette jurisprudence très libérale. A propos d'un autre rap, le "rap des Gilets jaunes", elle affirme que le "débat d'intérêt général" ne saurait protéger des propos ouvertement discriminatoires, voire, comme en l'espèce, clairement teintés d'antisémitisme. 

Les affiches diffusées à Toulon et à la Seyne-sur-mer ne comportent, aussi rudes soient-elles à l'égard du Président de la République, ne comportent aucun propos discriminatoire. La cour de cassation ajoute qu'en l'espèce, le contrôle du message diffusé devait être modulé au regard de fonctions qui exposent son titulaire à un contrôle permanent de ses faits et gestes, non seulement par les journalistes mais aussi par les citoyens. Sur ce point, la chambre criminelle sanctionne la Cour d'appel qui n'a pas tenu compte de cette situation particulière du plaignant. La Cour de cassation affirme donc que les "photomontages en cause, pour outrageants qu'ils fussent vis-à-vis de l'actuel Président de la République, se sont inscrits dans le débat d'intérêt général et la polémique qui s'est développée au sujet du passe vaccinal contre le virus du Covid".

 

Le mode satirique de l'expression


Ce "débat d'intérêt général", car il est reconnu par la Cour de cassation, peut-il s'exprimer par des propos particulièrement satiriques ? La Cour de cassation l'affirme et elle reprend clairement la jurisprudence européenne qui considère que la satire est une expression artistique à part entière, et qu'il existe un droit des personnes de s'exprimer de cette manière.

Dans une affaire Leroy c. France du 2 octobre 2008, elle juge ainsi que l'ingérence dans la liberté d'expression n'est pas disproportionnée, à propos d'un caricaturiste qui, en septembre 20001, avait dessiné les Twin Towers effondrées, avec en sous-titre : "Nous en avions tous rêvé. Le Hamas l'a fait". En revanche, dans un arrêt récent Patricio Monteiro Telo de Abreu c. Portugal du 7 juin 2022, elle sanctionne les juges portugais qui n'ont pas replacé dans leur contexte des caricatures politiques visant des élus locaux et diffusées sur le blog du requérant. Elle observe alors que le requérant n'avait pas "dépassé les limites de l'exagération et de la provocation propres à la satire".

Dans la présente affaire, la chambre criminelle sanctionne la cour d'appel qui s'est bornée à mentionner que les affiches litigieuses "assimilent l'actuel président de la République au plus haut dignitaire de l'Allemagne nazie et au plus haut dignitaire du régime de Vichy", considérant que ce seul élément suffit à constituer le délit d'injure. Mais la question de la proportionnalité de la satire n'est pas évoquée, contrairement à ce qu'exige la jurisprudence européenne. La chambre criminelle, quant à elle, constate que l'objet satirique est clairement affiché, notamment, pour la seconde affiche, avec le jeu de mots "Il n'y a qu'un pass à franchir". Quant à la première affiche, celle caricaturant Emmanuel Macron en Adolphe Hitler, elle porte une mention spécifique : "Affichage satirique et parodique". Il est donc clair, aux yeux de la Cour de cassation, que le juge d'appel ne pouvait écarter l'analyse de la proportionnalité de la satire.

La cour déclarant en même temps que le caractère satirique est avéré et que les affiches s’inscrivent dans un débat d’intérêt général, la cassation est prononcée sans renvoi.

L'arrêt du 13 décembre 2022 n'emporte pas d'innovation majeure et applique finalement la jurisprudence de la CEDH. A cet égard, il est tout de même surprenant que la cour d'appel d'Aix-en-Provence ait complètement ignoré cette jurisprudence, et se soit contentée d'écarter le recours du requérant en estimant que la seule violence du propos suffisait à caractériser l'injure. La personnalité du plaignant était-elle susceptible de tétaniser les juges d'appel ? On peut le penser mais, heureusement, le contrôle de cassation a précisément pour objet d'appliquer le droit, rien que le droit. Et la loi est la même pour tous.


Injure : Chapitre 9 Section 2 § 1 A du manuel sur internet


mardi 13 décembre 2022

Géolocalisation et licenciement


La Cour européenne des droits de l'homme (CEDH), dans son arrêt Florindo de Almeida Vasconcelos Gramaxo c. Portugal du 13 décembre 2022 considère comme conforme à la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme une procédure de licenciement reposant exclusivement sur le contrôle, par géolocalisation, des trajets professionnels effectués par un salarié, avec son véhicule de fonction. 

Le dispositif GPS avait été installé en 2011 sur les véhicules des salariés d'une entreprise, employés comme délégués médicaux. Les procédures imposées par le droit en vigueur avaient été respectées, notamment l'information des salariés et celle de la Commission nationale de protection des données (CNPD), équivalent portugais de la CNIL. 

Le requérant avait contesté dès 2011 l'installation de ce système, en saisissant la CNPD d'un recours qui fut classé sans suite. Alors qu'il faisait appel de cette décision, il signa néanmoins le document interne par lequel il déclarait être informé de cette surveillance et s'engageait à respecter les principes posés en ce domaine, notamment le remboursement des frais liés aux trajets purement personnels. 

Le conflit ne fit que s'envenimer par la suite, jusqu'au licenciement intervenu en 2014. Le requérant s'est alors vu reprocher d'avoir majoré le nombre de kilomètres parcourus à titre professionnel, d'avoir manipulé le GPS en recourant à des techniques de brouillage, et surtout de n'avoir pas effectué le nombre d'heures de travail requis par son contrat. Après avoir vainement contesté ce licenciement devant les tribunaux portugais, il saisit la CEDH, invoquant une atteinte à l'article 8 de la Convention européenne. A ses yeux, l'utilisation d'un GPS pour surveiller ses déplacements constituait une ingérence excessive dans sa vie privée.

 

Applicabilité de l'article 8

 

La première question qui se pose est celle de l'applicabilité de l'article 8 à un système qui fournit des données de géolocalisation. La CEDH a déjà statué sur les ingérences dans la vie privée lors des relations de travail. Il s'agissait parfois de la captation d'images par la vidéosurveillance comme dans l'arrêt Köpke c. Allemagne du 5 octobre 2010, à propos du licenciement d'une caissière d'un supermarché accusée de vol. On trouvait aussi des décisions relatives à la surveillance des courriels des salariés, notamment l'affaire Barbulescu c. Roumanie du 5 septembre 2017. Le premier type de jurisprudence concerne directement le droit à l'image, le second touche au secret des correspondance.

Dans l'arrêt Florindo de Almeida Vasconcelos Gramaxo, l'ingérence dans la vie privée est moins évidente, mais la Cour estime qu'elle est néanmoins présente. Elle se réfère à l'article 2 de la Convention de 1981 sur la protection des personnes à l’égard du traitement automatisé desdonnées à caractère personnel. Il donne en effet une définition très large de la "donnée personnelle" comme "toute information concernant une personne physique identifiée ou identifiable". En l'espèce, les données recueillies permettent de suivre les déplacements du salarié, non seulement durant ses trajets professionnels mais aussi durant ses déplacements privés. Rappelons en effet qu'il est autorisé à faire usage de son véhicule de fonction durant ses loisirs et ses activités personnelles, à la condition de rembourser les frais à son entreprise. 

La géolocalisation ne peut donc constituer une ingérence dans la vie privée que dans la seule mesure où elle capte des données relatives aux déplacements personnels. On peut donc penser, a contrario, qu'un GPS se bornant en enregistrer des déplacements professionnels ne pourrait être contesté sur le fondement de l'article 8 de la Convention. 

En matière de protection de la vie privée, l'État conserve une certaine marge d'autonomie. Depuis l'arrêt Barbulescu c. Roumanie, la Cour considère que son rôle se limite à vérifier si le droit interne, et notamment la protection juridictionnelle, sont conformes aux dispositions de la Convention. Pour la surveillance des employés sur le lieu de travail, elle n'exige pas l'adoption d'une législation spécifique mais s'assure que les juges contrôlent que ces mesures de surveillance ne portent pas une atteinte disproportionnée à la vie privée et s'accompagnent d'un certain nombre de garanties. En l'espèce, le Portugal a adopté une législation spécifique, très proche de la loi française, qui prévoit que tout système de géolocalisation doit être déclaré auprès de l'autorité de contrôle. 


On the road again. Canned Heat, 1969

 

Les critères énoncés par la jurisprudence Lopez Ribalda


Dans l'arrêt Lopez Ribalda c Espagne du 17 octobre 2019, la CEDH dresse une liste des éléments pris en compte pour apprécier cette proportionnalité, et elle les applique avec rigueur dans l'affaire Florindo de Almeida Vasconcelos Gramaxo. Le premier d'entre eux est évidemment l'information du salarié sur l'existence même de cette surveillance. En l'espèce, le requérant avait signé un document attestant qu'il savait que son véhicule était équipé de ce dispositif. Le second critère pris en compte est l'importance de l'intrusion dans la vie privée, et les juges portugais n'ont retenu que le kilométrage parcouru pour justifier le licenciement. De même est-il exigé que la surveillance GPS soit le seul moyen de contrôle possible pour répondre au but légitime. En l'occurrence, elle permettait le contrôle des coûts supportés par l'entreprise. Enfin, le dernier critère réside dans la diffusion des données personnelles ainsi captées, et il a été démontré qu'elles demeuraient circonscrites au cadre professionnel. 

A ces trois éléments s'ajoute en l'espèce l'attitude du requérant que la CEDH ne manque pas de relever. Elle observe en effet qu'il a essayé d'installer un dispositif de brouillage pour empêcher le fonctionnement du GPS, élément qui laisse penser qu'il avait sans doute quelques manquements à se reprocher en matière de temps de travail. De tous ces éléments, la CEDH déduit donc que la surveillance par GPS des trajets du requérant ne saurait constituer une ingérence disproportionnée dans sa vie privée.

 

Le droit français

 

Le droit français se situe dans la ligne jurisprudentielle définie par la CEDH. Il se montre tout d'abord exigeant sur l'information préalable des salariés.

Dès sa décision du 3 novembre 2011, la chambre sociale de la Cour de cassation imposait à l'employeur de donner aux salariés une information complète sur le dispositif de géolocalisation et sur ses buts. Elle sanctionne alors une entreprise qui avait présenté la géolocalisation du véhicule comme destinée à l'amélioration du processus de production, et non pas au contrôle du temps de travail. A l'époque, le juge utilise le droit commun en sanctionnant un détournement de finalité, puisque le traitement automatisé est utilisé à d'autres fins que celles annoncées aux intéressés. Aujourd'hui, les juges du fond refusent que les données de localisation puissent être utilisées pour prouver la faute d'un salarié, si l'installation du dispositif n'a pas été officiellement portée à la connaissance du comité d'entreprise.

Le Conseil d'État a également été appelé à se prononcer, à propos de la légalité d'une délibération de la Commission nationale de l'informatique et des libertés (CNIL) mettant en demeure une entreprise de cesser d'utiliser un système GPS pour contrôler le temps de travail de ses salariés. Dans un arrêt du 15 décembre 2017, il écarte le recours, en affirmant que l'entreprise avait d'autres moyens à sa disposition pour surveiller l'activité des salariés. Un système déclaratif existait en effet déjà dans l'entreprise, et celle-ci n'était pas spécialement victime de fraudes dans ce domaines. On retrouve ainsi le critère dégagé par la CEDH, selon lequel le dispositif GPS doit être le seul moyen de répondre à la finalité poursuivie, en l'absence de toute autre alternative.

La surveillance des salariés par GPS et donc possible, et sa licéité repose essentiellement sur le respect des procédures. S'ils sont officiellement informés, si l'autorité de contrôle a été régulièrement saisie, et si l'entreprise affirme ne pas avoir d'alternative à ce choix, la géolocalisation devient un élément de gestion du personnel. Il reste à s'interroger sur le fondement de cette pratique, non plus en droit, mais en termes de management. On revient à un système de contrôle, de repérage permanent, finalement assez semblable à l'ancienne horloge pointeuse. Le salarié est quelqu'un dont l'honnêteté est sujette à caution, et qu'il faut surveiller autant que possible. On est bien loin du management reposant sur la confiance et le contrat d'objectifs, sur l'adhésion aux buts de l'entreprise.

Protection des données : Chapitre 8 Section 5 du manuel sur internet

samedi 10 décembre 2022

L'évacuation d'un camp de Roms devant la CEDH


Le démantèlement d'un camp rom situé Porte de Paris, à Saint-Denis, n'emporte pas une atteinte excessive au droit au respect de la vie privée garanti par l'article 8 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme, pas plus qu'il ne viole l'article 3 qui interdit les traitements inhumains ou dégradants. La Cour européenne des droits de l'homme (CEDH) en a jugé ainsi dans un arrêt Stefan Caldaras et Vasile Lupu c. France le 17 novembre 2022

 

Une double irrecevabilité

 

En 2014, époque à laquelle le camp a été démantelé, les ressortissants roumains vivaient dans des habitations de fortune installées sur un terrain appartenant à l’Établissement public d’aménagement Plaine de France (EPAPF). Les requérants estiment que leur expulsion, en l'absence de relogement, s'analyse comme un traitement inhumain et dégradant. Ils considèrent d'ailleurs que cette mesure a été prise au regard de leur origine ethnique et y voient également une atteinte au principe de non discrimination garanti par l'article 14 de la Convention. Cette partie de la requête est toutefois rapidement écartée par la CEDH, car ces griefs n'ont pas été soulevés devant les juges internes. En ce qui concerne ce moyen, mais seulement lui, l'irrecevabilité repose donc sur le fait que les requérants n'ont pas épuisé les voies de recours internes.

Le moyen essentiel, qui justifie une analyse un peu plus substantielle, est donc celui tiré de l'atteinte à la vie privée et familiale des requérants. De son côté, l'EPAPF invoque l'atteinte à son droit de propriété, fondement de sa demande d'expulsion adressée au juge des référés, ordonnée et confirmée par la Cour d'appel. A cette occasion, les juges ont rappelé que "le droit de propriété, d’une personne publique comme privée, est un droit fondamental (...)". La CEDH est donc appelée à se prononcer sur l'ensemble de cette procédure judiciaire d'expulsion. De nouveau, elle prononce une irrecevabilité, mais sur un tout autre fondement. Cette fois, c'est le caractère "manifestement mal fondé" de la requête qui est relevé.



Campement de Bohémiens dans des ruines romaines

Pieter van Bredael (att), circa 1670


 

Le droit à la vie familiale normale

 

L'ingérence dans la vie privée n'est pas contestée. La CEDH précise que la question de savoir si le camp de la Porte de Paris constituait ou non le "domicile" des requérants est sans influence sur l'affaire. En effet, le simple fait que son démantèlement ait eu des conséquences sur les liens familiaux suffit à caractériser cette ingérence, principe déjà affirmé dans les décisions Winterstein et autres c. France du 17 octobre 2013 et Hirtu et autres c. France du 14 mai 2020.

Aux termes de la Convention européenne, une ingérence dans la vie privée ne peut être licite que si elle est prévue par la loi, si elle poursuit un but légitime et si elle est "nécessaire dans une société démocratique". La Cour n'a pas de difficulté pour constater que cette occupation d'une propriété publique constitue un trouble illicite qui justifie le recours en référé, organisé à l'époque par l'article 809 du code de procédure civile. Quant au "but légitime", il repose sur des considérations qui dépassent largement le simple respect de la propriété publique. Conformément à la procédure en vigueur, un diagnostic social, précédé d'un premier constat d'huissier dans le cas présent, ont été réalisés, témoignant des conditions de sécurité et d'hygiène catastrophiques dans le camp. La Cour relève que les parcelles occupées n'ont pas d'accès sécurisés et qu'elles se situent entre deux grands axes routiers. Elle note la présence de cloaques, de déchets divers, d'animaux nuisibles, et enfin d'installations de gaz, d'électricité et de chauffage dangereuses. Elle en déduit donc que ce n'est pas l'évacuation du camp qui constitue une atteinte à la vie privée et famille mais bien davantage les conditions de vie à l'intérieur. 

Pour apprécier la nécessité de l'ingérence, la CEDH utilise les principes rappelés dans son arrêt Yordanova et autres c. Bulgarie du 24 avril 2012. Évidemment, le fait que les occupants s'étaient installés sur ce terrain sans droit ni titre constitue un élément essentiel dans l'analyse. Mais ce n'est pas le seul, et la CEDH insiste sur le fait que l'établissement propriétaire avait réagi rapidement pour demander l'expulsion. Il n'avait pas laissé s'installer une occupation de fait de longue durée, qui aurait pu donner aux occupants l'impression qu'ils avaient "une espérance légitime d'y rester". Dans l'affaire Yordanova, la CEDH considéra au contraire comme disproportionnée l'ingérence dans la vie privée, précisément parce que les autorités bulgares avaient fait évacuer en 2005 un campement installé depuis cinquante ans dans la banlieue de Sofia.

La procédure d'expulsion est également appréciée au regard de l'article 8 de la Convention. Dans la rédaction de l'arrêt Caldaras et Lupu, la CEDH prend soin de reprendre la procédure telle qu'elle s'est déroulée en France. Elle montre que les juges internes ont pu apprécier le déroulement des opérations et que l'établissement public en a respecté les règles, en particulier avec la mise en oeuvre du diagnostic social prévu par le droit français.  


Le relogement 


La question du relogement des personnes ainsi expulsées est également évoquée. L'arrêt Chapman c. Royaume‑Uni du 18 juin 2001 en fait d'ailleurs un élément du contrôle de proportionnalité. Mais il ajoute immédiatement que l'article 8 n'implique pas un véritable droit à obtenir un domicile. De fait, le relogement ne constitue qu'une obligation de moyen. Certes la Cour sanctionne l'État qui ne cherche pas à abriter les personnes expulsées, comme la Bulgarie dans l'arrêt Yordanova. Mais, en l'espèce, les autorités françaises ont proposé un relogement. L'un des deux requérants a ainsi accepté d'être relogé dans un hôtel des Yvelines où il est demeuré quatre jours. Quant à l'autre, il n'est pas fondé à invoquer un tel manquement, car il avait quitté le camp de la Porte de Paris plusieurs jours avant son évacuation.

Dans ce type de contentieux, le contrôle de proportionnalité repose finalement sur les circonstances de l'expulsion, c'est-à-dire des éléments contextuels qui l'entourent, rapidité de la décision, enquête sociale, relogement des personnes évacuées, etc. En l'espèce, la décision est loin d'être sans intérêt, car elle fournit aux autorités un certain nombre d'éléments très concrets permettant de garantir la conformité à la Convention de telles opérations. On pense notamment à la nécessité de demander rapidement au juge l'expulsion des occupants sans titre, et à celle de procurer, autant que possible, un relogement aux personnes les plus fragiles.

Reste que la décision est une décision d'irrecevabilité. On sait que l'article 35 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme permet à la Cour de déclarer irrecevable toute requête "manifestement mal fondée ou abusive". Au sens littéral, cette formule pourrait laisser penser que ce motif d'irrecevabilité ne s'applique qu'aux recours fantaisistes ou dont le caractère infondé sauterait aux yeux d'un lecteur, même non averti de la jurisprudence européenne. Mais tel n'est pas le cas, et la CEDH en donne une interprétation très large. A ses yeux, est "manifestement mal fondée", une requête qui, lors de l'examen préliminaire, ne révèle aucune apparence de violation des droits garantis par la Convention. La conséquence en est que la décision d'irrecevabilité implique un examen du fond et une procédure contradictoire, exactement comme un arrêt, à la différence que la décision rendue n'est pas un "arrêt", au sens de la Convention. Cette procédure est-elle satisfaisante ? Pour la Cour, certainement, car elle permet d'accélérer la procédure et sa préoccupation essentielle est de réduire le nombre d'affaires inscrites au rôle. Pour le requérant, l'insatisfaction doit dominer. Comment lui expliquer que certaines affaires donnent lieu à un arrêt, et pas d'autres, alors même que toutes sont étudiées au fond ?



mercredi 7 décembre 2022

Le tatoueur qui aurait voulu être un artiste


Les tatoueurs sont-ils des artistes ? L'arrêt rendu par le Conseil d'État le 5 décembre 2022 ne répond à cette question que sur un plan strictement juridique. Cette approche présente le double avantage de le maintenir dans sa compétence et de lui éviter d'avoir à se prononcer un jugement sur la qualité des oeuvres réalisées sur l'épiderme des clients. 

Le requérant, le Syndicat national des artistes tatoueurs, estime, quant à lui, que ses adhérents exercent une profession artistique comme les autres. Il conteste donc les paragraphes 270 à 440 des commentaires administratifs publiés le 6 juillet 2016 au Bulletin officiel des finances publiques (BOFIP), ainsi que le refus du ministre des finances de les abroger.  Ces commentaires contestés donnent l'interprétation officielle de l'article 1460 2° du code général des impôts qui exonère de la cotisation foncière des entreprises (CFE) les " peintres, sculpteurs, graveurs et dessinateurs considérés comme artistes et ne vendant que le produit de leur art ". Les tatoueurs, se considérant comme des artistes, réclament donc le bénéfice de cette exonération. Mais leur requête est impitoyablement rejetée.

 

La QPC

 

Sans surprise, une demande de question prioritaire de constitutionnalité (QPC) est d'abord écartée. Aucune atteinte au principe d'égalité, qu'elle soit devant la loi ou devant l'impôt, ne peut être relevée dans l'article 146° 2° du code général des impôts. En exonérant de CFE les peintres, graveurs, sculpteurs et dessinateurs, le législateur a entendu favoriser ces personnes pour tenir compte des particularités du marché de l'art. Il s'est donc "fondé sur des critères objectifs et rationnels en réservant le bénéfice de cet avantage à ceux de ces artistes qui sont considérés comme tels". La différence entre ces artistes et les tatoueurs est que eux ne vendent que le produit de leur art.  Les tatoueurs offrent seulement une prestation de service.

 


Un dur, un vrai, un tatoué. Fernandel

Raphaël le tatoué. Christian-Jaque. 1939

 

Inviolabilité et indisponibilité du corps humain

 

Cette distinction ne peut être comprise qu'à la lumière du principe d'inviolabilité du corps humain. Il est mentionné dans l'article 16-1 du Code civil qui énonce : « Le corps humain est inviolable ». Le Conseil constitutionnel, dans sa décision du 27juillet 1994, le rattache à la dignité de la personne. L'indisponibilité du corps humain est la conséquence de son inviolabilité. Ce principe signifie que le corps humain est hors-commerce juridique, qu'il ne saurait être l'objet d'une convention ou d'un acte qui aboutirait à l'aliéner, ou à simplement à consacrer sa patrimonialité. L'article 16-5 du code civil affirme ainsi que «  les conventions ayant pour effet de conférer une valeur patrimoniale au corps humain, à ses éléments ou à ses produits, sont nulles  ». La loi du 6 août 2004 en déduit logiquement que le corps humain n'est pas brevetable.

De fait, la pratique du tatouage ne peut manquer de poser problème au regard de ce principe. Le choix de se faire tatouer n'est pas, en soi, illicite, car il n'a pas pour objet d'aliéner le corps humain ou d'en faire un objet patrimonial. Sur le plan juridique, le tatoué a simplement acheté un service et sa décision de porter atteinte à l'intégrité de son corps repose sur son propre choix, de la même manière qu'il est libre de se faire percer les oreilles ou toute autre partie de son corps s'il le juge bon.

En revanche, ce même tatoué ne peut aliéner la partie de son corps qui a fait l'objet d'une telle décoration.  Les contentieux sur ce point ne sont pas fréquents, mais le tribunal de grande instance de Paris, le 3 juin 1969, a tout de même jugé contraire à l'ordre public une convention par laquelle un producteur de cinéma imposait à une mineure qu'elle se laisser tatouer la Tour Eiffel sur une fesse, le morceau de peau tatoué étant prélevé par un chirurgien à l'issue du tournage. Le contrat stipulant que cette oeuvre d'art appartenait à la société de production, celle-ci voulait tout simplement le vendre. Mais l'opération a laissé quelques séquelles esthétiques qui ont suscité le contentieux.

Le principe d'indisponibilité du corps humain ne disparait pas après la mort, conformément à l'article 16-1-1 du code civil, selon lequel "le respect dû au corps humain ne cesse pas avec la mort". La conséquence en est que la convention prévoyant le prélèvement d'un tatouage après la mort serait également considérée comme nulle. Heureusement, on ne trouve pas de contentieux sur ce point. 

 

L'achat d'un service

 

Peu importe donc la valeur artistique du dessin. Comme dans le film de 1968 "Le Tatoué" de Denis de la Patellière, on peut même imaginer un ancien légionnaire, Jean Gabin, se promenant avec, dans le dos, un tatouage signé Modigliani. Mais le marchant d'art qu'est Louis de Funes ne pourrait pas l'acheter, car le contrat emporterait une violation du principe selon lequel le corps humain est hors-commerce.

Le syndicat des tatoueurs se voit donc opposer, logiquement, cette situation. Ce n'est pas réellement une surprise car, dans un arrêt du 27 juillet 2009, le Conseil d'État avait déjà admis la légalité de l'article 460 2° du code général des impôts qui ne mentionnait pas leur profession dans la liste de celles qui sont exonérées de taxe professionnelle. On doit donc en déduire que si les tatoueurs veulent être considérés comme des artistes, ils doivent exercer leur art de la gravure sur d'autres supports, le bois, le cuivre ou n'importe quel autre support, inerte. La profession ferait ainsi peau neuve, évidemment. Mais en continuant à travailler sur l'épiderme de leurs clients, ils doivent assumer un simple statut de commerçant prestataire de service. Adieu l'artiste !


Indisponibilité du corps humain : Chapitre 7 Section 2 § 3 du manuel sur internet

samedi 3 décembre 2022

CEDH : La loyauté envers la Constitution, ou le fichage des profs


Le 29 novembre 2022, la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH) a rendu un arrêt Godenau c. Allemagne qui pourrait surprendre les lecteurs français. Elle admet en effet que l'inscription d'un professeur sur une liste d'enseignants inaptes à un poste dans des écoles publiques ne porte pas une atteinte excessive à l'article 10 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme. 

La requérante était professeur, exerçant des fonctions d'enseignement dans différents établissements scolaires secondaires du Land de Hesse. Sa manière d'exercer ses fonctions n'a jamais suscité de critiques. Son statut était contractuel, et elle a donc assuré ses fonctions sur le fondement d'une succession de contrats d'ailleurs relativement irréguliers, jusqu'en 2006. A cette date, les autorités de Hesse ont décidé de créer une liste des enseignants inaptes à exercer leurs fonctions dans les écoles publiques du Land, notamment en raison de leur "absence de loyauté envers la Constitution". En 2009, la requérante, Madame Ingeborg Godenau s'est vue notifier son inscription sur cette liste, ce qui a provoqué immédiatement le non-renouvellement de son contrat. 

 

Le fichier des "inaptes à l'enseignement" 


Cette inscription dans le fichier des "inaptes à l'enseignement" repose sur l'appartenance de l'intéressée au Parti des Républicains (Die Partei der Republikaner), généralement considéré comme proche de l'extrême droite. Il n'a toutefois jamais été déclaré inconstitutionnel, comme l'autorise pourtant la Constitution allemande. La requérante reconnaît volontiers cette activité militante et elle a d'ailleurs été élue sous cette étiquette à des élections locales et a même été candidate au parlement de Hesse. Elle exprime par ailleurs largement ses opinions politiques dans des réunions, des interviews, etc...

La requérante a demandé que son nom soit supprimé de la liste, et elle a contesté le refus qui lui a été opposé devant les juges. Mais ses recours ont été vains, et elle a saisi la CEDH, en invoquant une atteinte à l'article 10 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme.

L'applicabilité de l'article 10 n'est pas contestable en l'espèce. En effet, le nom de Madame Godenau a été inscrit sur la liste des "inaptes", en raison d'opinions exprimées lors de ses activités politiques. Celles-ci sont donc à l'origine de la mesure qui la frappe, et le seul moyen de reprendre son métier de professeur serait de renoncer à exprimer ses opinions politiques, notamment dans le cadre de la politique locale.

 


La maîtresse d'école. Maxime Le Forestier

Chanson de Georges Brassens

 

Un dossier solide

 

La requérante s'appuie sur un arrêt récent Cimpersek c. Slovénie du 30 juin 2020. Il s'agissait alors du refus d'inscrire une personne sur la liste des experts judiciaires auprès des tribunaux, alors même qu'elle avait réussi un examen lui permettant d'accéder à ces fonctions. Le refus reposait sur le contenu du blog et des courriels envoyés par le requérant, dans lesquels il se plaignait avec une certaine virulence des pratiques du ministère de la Justice. Dans cette affaire Cimpersek, la CEDH a estimé que l'ingérence dans la liberté d'expression était excessive, dès lors qu'il n'y avait pas de lien entre les fonctions qu'était susceptible d'exercer le requérant comme expert judiciaire et les opinions exprimées dans sa correspondance privée et sur son blog. 

Auparavant, l'arrêt Vogt c. Allemagne du 26 septembre 1995, portant cette fois sur la législation allemande, avait considéré comme injustifiée l'ingérence dans la liberté d'expression d'une enseignante révoquée en raison de son appartenance au Parti communiste. Elle aussi était accusée d'un manque de loyauté envers la Constitution et la seule différence avec la présente affaire réside dans le fait que Madame Vogt était fonctionnaire, alors que Madame Godenau était agent contractuel. Mais la Cour, dans sa jurisprudence, ne distingue pas selon le statut des personnes, dès lors que tous les enseignants détiennent une autorité identique envers leurs élèves. Quoi qu'il en soit, dans l'arrêt Vogt, la CEDH avait estimé que l'ingérence dans sa liberté d'expression était d'autant plus excessive que l'enseignante n'avait jamais fait part de ses convictions communistes à ses élèves.

 

Le doute sur la loyauté envers la Constitution

 

Le dossier de Madame Godenau était donc solide, et l'on peut se demander pourquoi la CEDH fait preuve à son égard d'une particulière rigueur. La lecture de l'arrêt n'est guère éclairante, car la Cour se borne à reprendre les moyens développés par les autorités du Land de Hesse et les arguments des juges allemands. Dans les deux cas, l'inscription de la requérante sur la liste des "inaptes" repose sur un "doute" quant à sa loyauté envers la Constitution. Observons que nous sommes dans une procédure administrative et non pas pénale, et le doute ne profite donc pas à la personne mise en cause. Le fichage est une opération de police administrative qui ne s'accompagne pas des droits de la défense. La requérante invoque d'ailleurs une violation de l'article 10, et non pas des règles du procès équitable protégé par l'article 6. 

Si le doute peut juridiquement fonder un fichage, on peut tout de même se demander sur quoi il repose. On ce ne sont pas les activités pédagogiques de la requérante qui sont en cause, mais son itinéraire politique. En effet, elle s'est rapprochée de formations situées encore plus à droite que le Parti des Républicains, en affirmant que "l'ordre démocratique constitutionnel avait, depuis longtemps, cessé d'exister", et en proposant d'instaurer un "ordre nouveau" qu'elle s'est bien gardée de qualifier de "démocratique". Et la Cour d'ajouter que le rôle d'un professeur est précisément d'enseigner à ses élèves les valeurs démocratiques. Cette mission est une réalité juridique en Allemagne, et elle est contenue dans l'obligation de loyauté envers la Constitution.


Une survivance historique


De cette analyse, la CEDH déduit qu'il n'y a pas eu violation de l'article 10, ou plus exactement, et c'est peut-être le plus intéressant dans l'affaire, que les autorités allemandes n'ont pas dépassé la marge d'appréciation dont elles disposent dans ce domaine. Certes, mais précisément il est impossible d'imaginer une situation identique dans d'autres États européens, et notamment en France. Dans le droit français, un enseignant peut en effet être sanctionné s'il manque à l'obligation de neutralité, c'est-à-dire s'il s'ingère dans les convictions politiques ou religieuses de ses élèves, mais cette sanction ne peut intervenir que pour des actes commis dans le service. En dehors de ses activités d'enseignement, il peut exprimer ses convictions politiques comme il l'entend, et appartenir à n'importe quel parti politique. 

Alors pourquoi accorder une telle marge d'appréciation aux autorités allemandes ? Personne n'ignore, et surtout pas la CEDH, que l'Allemagne, depuis la Constitution de 1949, fait peser sur ses fonctionnaires et agents publics une obligation de loyauté envers la Constitution. Ce droit rigoureux est le fruit de l'expérience de l'Allemagne, notamment sous la République de Weimar, lors de la montée du nazisme. Et nul n'ignore que la Constitution allemande a été rédigée avec l'aide d'experts alliés, particulièrement attentifs à ce que ce type de dérive ne se renouvelle pas. Cette obligation de loyauté est donc unique en Europe et on peut comprendre ses origines historiques. 

En revanche, elle pose aujourd'hui des problèmes juridiques qui ne pourront pas être indéfiniment gelés. D'une part, cette rigueur place les fonctionnaires allemands dans une situation de discrimination par rapport aux autres fonctionnaires européens, et même, parfois, par rapport aux agents allemands, car l'obligation de loyauté envers la Constitution n'est pas interprétée de manière identique par tous les Länder. D'autre part, elle implique un fichage des agents au regard de leurs convictions politiques et une certaine forme de mise à l'index, puisqu'ils se voient interdire certaines fonctions. Avouons qu'il n'est pas très sain qu'un objectif de respect des valeurs démocratiques conduise à légaliser un fichage politique.

 

La liberté d'expression politique : Chapitre 9 Section 1 du manuel sur internet

 


lundi 28 novembre 2022

Le Fact Checking de LLC : La proposition de révision constitutionnelle sur l'IVG


Le 24 novembre 2022, l'Assemblée nationale a voté, par 337 voix contre 32, la proposition de loi constitutionnelle "visant à protéger et à garantir le droit fondamental à l'interruption volontaire de grossesse". Le résultat du vote témoigne de l'intégration de l'IVG dans la société française, le nombre d'opposants s'amenuisant au fil des ans. Cela ne signifie pas que l'IVG va tout de suite pénétrer dans la Constitution. La procédure exige encore le vote du Sénat en termes identiques, puis l'organisation d'un référendum. 

 

L'importation des débats américains

 

L'origine de la proposition de loi est quelque peu surprenante. Ce texte peut s'analyser comme une sorte de phénomène d'acculturation des débats qui se déroulent aux États-Unis. Dans un arrêt historique Dobbs v. Jackson Women's Health Organization, la Cour Suprême des États-Unis est revenue sur sa jurisprudence Roe v. Wade du 22 janvier 1973. Désormais dominée par des juges conservateurs, elle affirme que la Constitution américaine ne confère pas un droit à l'IVG, laissant aux États fédérés le choix de leur politique en ce domaine. 

S'il est vrai qu'un certain nombre d'États fédérés américains remettent en cause le droit à l'IVG, ce n'est pas du tout le cas de la France. Au contraire, la réforme la plus récente intervenue dans ce domaine avec la loi du 2 mars 2022 a étendu à quatorze semaines de grossesse la durée légale permettant l'IVG. Quant à la valeur constitutionnelle de ce droit, elle est acquise dans notre pays depuis la décision du Conseil constitutionnel du 27 juin 2001 qui  énonce que la loi du 4 juillet 2001 élargissant le délai d'IVG à dix semaines, « n’a pas (…) rompu l’équilibre que le respect de la Constitution impose entre, d'une part, la sauvegarde de la dignité de la personne humaine contre toute forme de dégradation et, d'autre part, la liberté de la femme (…) ». Depuis cette décision, le droit à l'IVG est donc bien un droit de valeur constitutionnelle dont la femme est titulaire. Mais ces détails importent peu. Les débats d'outre-Atlantique se sont invités en France, et il est apparu urgent de faire entrer l'IVG dans le texte constitutionnel même. 

 

L'article 66 de la Constitution 


Concrètement, la proposition vise à introduire dans le titre VIII de la Constitution, un article 66-2 ainsi rédigé : "La loi garantit l'effectivité et l'égal accès au droit à l'interruption volontaire de grossesse". La place choisie ne peut manquer de surprendre. Que vient faire l'IVG dans un titre consacré à "L'autorité judiciaire" ? 

Les auteurs de la proposition pensent-ils qu'une telle place entrainerait automatiquement une garantie par le juge judiciaire, au nom de la "liberté individuelle" consacrée par l'article 66 ? Ils risquent d'être déçus, car la jurisprudence du Conseil constitutionnel limite la notion de liberté individuelle à ce que Marcel Waline appelait « l’Habeas Corpus à la française », c’est-à-dire au droit de ne pas être arrêté ou détenu arbitrairement. Cette jurisprudence s'applique donc à la détention provisoire ou au placement en isolement d'un patient psychiatrique, mais certainement pas au droit à l'IVG.

En tout état de cause, le débat demeure, sur ce point, purement académique. La constitutionnalité de ce choix est certes contestable sur le fond, mais elle ne peut être contestée au contentieux. On sait en effet que le Conseil constitutionnel se déclare incompétent pour apprécier la constitutionnalité d'une loi référendaire. Il sera évidemment intéressant de voir si le Sénat se saisit de ce problème.

 


Affiche du Mouvement pour la liberté de l'avortement. 1974

 

Une procédure spécifique pour les propositions de loi


Le texte est le fruit d'une proposition de loi issue du parlement et non pas d'un projet déposé par l'Exécutif. En l'espèce, elle est portée par Mathilde Panot (LFI) et un grand nombre de députés de la Nupes, ce qui ne l'empêche pas d'avoir été votée par une large majorité des députés, issus de tous les partis politiques.

Précisément, il semble que les commentateurs n'aient pas réellement perçu la spécificité de la procédure. La rédaction du Monde, dans un éditorial heureusement anonyme déclare ainsi : "Il faut à présent que le Sénat, à majorité de droite, vote le texte en termes identiques, ce qui n’est pas acquis, puis que les Français soient consultés par référendum ou que le Congrès soit réuni, si le président de la République reprend le texte à son compte". L'auteur de ce propos aurait peut-être dû lire avec un peu plus d'attention l'article 89 de la Constitution, celui-là même qui définit la procédure de révision constitutionnelle

Il est exact qu'après le vote à l'Assemblée nationale qui vient de se dérouler, un autre vote doit intervenir au Sénat, obligatoirement "en termes identiques". Cela signifie concrètement qu'il lui est matériellement presque impossible d'amender le texte, car tout amendement devrait entrainer une seconde lecture à l'Assemblée, sans qu'aucune commission mixte paritaire puisse être réunie. Autrement dit, un amendement au Sénat risque de perdre la proposition dans une suite ininterrompue de navettes sans issue.

En revanche, au risque de décevoir l'auteur de l'éditorial du Monde, il convient de rappeler, que, dans le cas d'une proposition, le texte doit obligatoirement être soumis à référendum par le Président de la République. En effet, l'article 89 énonce que "le projet de révision n'est pas présenté au référendum lorsque le Président de la République décide de le soumettre au Parlement convoqué en Congrès". Seul le "projet" peut être soumis au Congrès. A contrario, on doit en déduire que la proposition parlementaire est nécessairement soumise au peuple. 

 

L'autonomie du Président de la République

 

Quant à l'hypothèse évoquée d'un président de la République qui reprendrait le texte "à son compte", on ne voit pas exactement à quelle procédure l'auteur fait allusion. Mais au moins, cela nous permet de nous interroger sur la marge d'autonomie dont dispose Emmanuel Macron dans le cas de la constitutionnalisation de l'IVG.

A l'issue des votes en termes identiques émis par les assemblées parlementaires, on sait que la proposition doit être soumise à référendum. Le texte de l'article 89 se montre relativement sibyllin sur cette question, se bornant à préciser que "la révision est définitive après avoir été approuvée par référendum". On considère en général que l'indicatif dans les normes juridiques impose une contrainte. Cela signifierait en l'espèce que la révision doit être approuvée par référendum. Dans ce cas, on pourrait penser que le Président a compétence liée, ce qui signifie qu'il serait tenu d'organiser les opérations de référendum.

Certes, mais rien n'est jamais aussi simple. D'une part, les actes du Président ne font l'objet d'aucun contrôle dans ce domaine. On imagine mal une procédure de destitution du Président devant la Haute Cour, car le fait de ne pas soumettre un texte à référendum ne peut pas vraiment s'analyser comme un  "manquement à ses devoirs manifestement incompatible avec l'exercice de son mandat". D'autre part, aucune disposition n'impose au Président un délai précis après le vote en termes identiques pour organiser le référendum. Théoriquement, rien ne lui interdit d'oublier purement et simplement la proposition. Il est vrai qu'une telle attitude serait politiquement très difficile à envisager, car refuser au corps électoral le droit de se prononcer après un double vote positif du parlement risque évidemment d'être perçu comme une remise en cause d'une procédure démocratique.

Le Président pourrait-il "reprendre à son compte" la procédure, afin de permettre le vote à la majorité des 3/5è par le Congrès. Ce serait très avantageux pour lui, car le référendum pour ou contre la constitutionnalisation de l'IVG pourrait évidemment se transformer en vote pour ou contre le Président de la République, situation toujours dangereuse lorsque l'on est quelque peu impopulaire. 

Mais il faudrait alors transformer la proposition de loi en projet de loi. Cette transformation est toutefois impossible en cours de procédure car c'est le même texte, la proposition n° 293, qui doit être débattu, de la saisine de l'Assemblée au référendum final. La majorité présidentielle devrait donc recommencer la procédure ab initio, avec un nouveau projet de loi. On imagine mal les auteurs de l'actuelle proposition, et les partis qui l'ont soutenue, accepter ce qui serait perçu comme une récupération de la révision par le Président et une atteinte aux droits du parlement et du peuple.

Surtout, il ne faut pas oublier que l'introduction d'un projet de révision constitutionnelle suppose une proposition du Premier ministre. Le risque n'est pas négligeable que l'Assemblée nationale n'apprécie guère le procédé, peut-être au point de déposer une motion de censure. Et l'on peut imaginer une forme d'alliance des oppositions pour renverser le gouvernement, les uns lui reprochant de leur retirer le bénéfice politique de la révision, les autres manifestant leur hostilité habituelle à l'égard de l'IVG. Dans ce cas, pour avoir voulu récupérer la procédure de révision, le Président de la République se trouverait entraîné vers une dissolution.

Pourrait-il alors recourir au référendum de l'article 11 de la Constitution, celui que le Général de Gaulle utilisa pour faire adopter par les Français l'élection du Président de la République au suffrage universel en 1962 ? Peut-être n'est-il pas impossible de faire entrer l'IVG dans le champ de l'article 11, en considérant qu'il s'agit d'une "réforme relative à la politique (...) sociale" ? Un tel choix aurait pour avantage de court-circuiter l'éventuelle opposition du Sénat, à ce stade assez probable, en utilisant l'article 11 avant que la chambre haute se soit prononcée. Sur le plan juridique, une telle procédure ne semble pas impossible, car la Constitution n'interdit pas le recours à l'Article 11 lorsqu'une proposition est en cours de vote sur le fondement de l'article 89. En revanche, là encore, le risque politique est important. Les récentes utilisations de l'article 49 al 3 à l'Assemblée ont montré que le groupe Renaissance bénéficiait d'un soutien implicite du groupe LR qui, contrairement au Rassemblement National, refuse de voter la censure avec la Nupes. Or, le groupe LR est majoritaire au Sénat, et il y a peu de chances qu'il apprécie une mesure qui le prive de se prononcer sur la révision.

La proposition de révision constitutionnelle ne présente guère d'intérêt au fond, puisque le droit à l'IVG n'est pas menacé dans notre pays. En revanche, elle suscite davantage de curiosité sur la procédure mise en oeuvre. C'est la première fois, en effet, qu'une proposition parlementaire de révision constitutionnelle parvient à obtenir un vote positif à l'Assemblée. On attend donc la suite avec impatience. Le Sénat va-t-il, pour la première fois, se montrer favorable à l'IVG ?  Ce serait sans doute la vraie surprise de la procédure.

 


 Sur le droit à l'IVG : Chapitre 7 Section 3 § 1 du Manuel