A l'origine de l'affaire, un requérant M. G., persuadé d'être un descendant de Pierre Terrail, mieux connu sous le nom du Chevalier Bayard. Il sait que les archives départementales de l'Isère sont dépositaires depuis 1966 d'ossements provenant de l'ancien couvent des Minimes de la Plaine situé à Saint-Martin-d'Hères. Parmi ces ossements, certains sont attribués, par le requérant, à celui qu'il revendique comme son illustre ancêtre. Rien n'est moins certain, car des archéologues ont certes trouvé les restes de trois personnes, dont un officier, à Saint-Martin-d'Hères, mais il n'est pas clairement démontré, à ce jour, que cet officier soit Bayard.
Quoi qu'il en soit, M. G. en est persuadé. Dun premier courrier de 2016, il demande au département de cesser toute manipulation de ces ossements et d'en confier la conservation à un collectif réunissant les membres de sa famille, les pouvoirs publics, et des mécènes privés. La finalité n'est pas totalement désintéressée, car il souhaite exposer les os de l'ancêtre dans un musée. En 2020, il demande la restitution de ces ossements, cette fois pour leur offrir une sépulture. Après son décès, sa veuve et ses enfants reprennent l'instance et contestent les deux décisions implicites de rejet nées du silence des services départementaux.
On peut comprendre que le département n'ait pas pris l'affaire très au sérieux, et personne ne sera surpris du rejet opposé d'abord par le tribunal administratif de Grenoble en décembre 2021 puis par la Cour administrative d'appel de Lyon dans la présente décision. Malgré l'étrangeté de l'affaire, elle pose cependant des questions intéressantes.
Des restes humains, éléments du domaine public
La cour administrative rappelle que l'ordonnance du 21 avril 2006 portant partie législative du code de la propriété des personnes publiques (CG3P), ratifiée par la loi du 12 mai 2009, a largement refondu le droit de la domanialité publique. Elle créé une catégorie nouvelle, celle des biens mobiliers du domaine public, définis par l'article L 2112-1 CG3P comme "ceux présentant un intérêt public du point de vue de l’histoire, de l’art, de l’archéologie, de la science ou de la technique".
Les ossements litigieux ont été exhumés en 1937 lors de fouilles organisées dans l’ancien couvent des Minimes. Déposés en 1966 aux archives départementales de l’Isère, ils sont regardés comme appartenant à la commune de Saint-Martin-d’Hères conservés par les archives « dans l’exercice de leur mission de service public ». De ce double ancrage – propriété communale et affectation au service public archivistique – la cour déduit qu’ils appartenaient déjà au domaine public avant le CG3P, et qu'ils en relèvent encore davantage aujourd’hui en raison de leur intérêt historique et archéologique.
A cet égard, la décision de la CAA s'inscrit dans un mouvement général d'élargissement du domaine public mobilier, en faveur des biens culturels comme les archives, les collections des musées, les vestiges archéologiques etc. A ces biens, la CAA intègre des restes humains, ce qui a pour effet de les rendre inaliénables. Pour la famille, ou prétendue famille, du Chevalier Bayard, ce blocage de leurs revendications par la domanialité peut sembler sans coeur, même si elle est sans reproche juridiquement.
Bayard. Série de Claude Pierson. RTF. 1964
La domanialité, écran à la revendication des familles
Observons d'emblée qu'elle est considérée par la CAA comme un tiers n'ayant pas de droit particulier sur un bien qui appartient à la commune et qui a été déposé aux archives départementales, dépôt qui n'a pas été contesté à l'époque.
Sur le fond, M. G. et ses enfants invoquent une série de droits subjectifs dont l'importance est très loin d'être négligeable. Sont ainsi mentionnés le droit de la famille à honorer le défunt, le droit au respect des dernières volontés, ainsi que la valeur constitutionnelle de la liberté des funérailles issue de la loi du 15 novembre 1887.
Le problème est que ces droits et libertés ne disposent pas de fondement juridique solide. Le droit de la famille à honorer un défunt est un droit "reconstruit", plus ou moins déduit de plusieurs dispositions. L'article 16-1-1 du code civil tout d'abord, affirme que "le respect dû au corps humain ne cesse pas avec la mort. Les restes des personnes décédées (…) doivent être traités avec respect, dignité et décence". Dans la réalité, ce sont les proches qui en assurent le respect. La famille n'a donc pas un droit réel sur le corps du défunt, mais un intérêt à agir pour faire respecter la dignité et l'intégrité de la dépouille. En l'espèce, la famille, si on veut bien la considérer comme telle, ne demande pas le respect de l'intégrité des ossements retrouvés, mais leur restitution.
Quant à la liberté des funérailles, on ne lui trouve pas de fondement constitutionnel, même si elle est mentionnée dans l'article 3 de la loi de 1887. Ces dispositions ne consacrent toutefois que le droit du défunt de fixer les conditions de ses funérailles. Certes, les dernières volontés du Chevalier Bayard n'ont pas traversé les siècles. Tué d'un coup d'escopette dans le dos en 1524 en Italie, il n'avait pas eu le temps de passer chez son notaire. En principe, en absence d'expression de la volonté du défunt, il appartient à la famille de pourvoir aux funérailles. Mais en l'espèce, les obsèques solennelles de Bayard se sont déroulées à la cathédrale de Grenoble, après que son corps ait été ramené en France, en 1524. La liberté des funérailles n'est donc pas réellement en cause.
Le principe de dignité
Le moyen le plus intéressant réside dans le principe de dignité qui exprimé dans l'article 16-1-1 du code civil et que le Conseil constitutionnel a érigé en principe constitutionnel par sa décision du 29 juillet 1994 rendue à propos de la première loi bioéthique. Le Conseil l'appuyait alors, de manière un peu acrobatique, sur le Préambule de 1946 qui s'ouvre par ces mots :" Au lendemain de la victoire remportée par les peuples libres sur les régimes qui ont tenté d'asservir et de dégrader la personne humaine (...)". De cette formule, le Conseil a déduit la valeur constitutionnelle du principe de dignité. Quant au Conseil d'État, on sait qu'il a introduit le principe de dignité dans sa jurisprudence avec le célèbre arrêt commune de Morsang-sur-Orge de 1995 confirmant l'interdiction par un maire d'un spectacle de "lancer de nain".
Mais ce qui intéresse davantage le cas du Chevalier Bayard est le mise en oeuvre du principe de dignité par la Cour de cassation. Elle ne l'utilise que rarement, mais n'hésite pas à s'y référer lorsqu'il s'agit de contourner la règle selon laquelle le droit au respect de la vie privée disparaît avec son titulaire. A propos de la diffusion dans la presse de la photo de François Mitterrand sur son lit de mort, la chambre criminelle a considéré, le 20 octobre 1998, que le droit à la dignité du défunt subsiste après sa mort et que son non-respect peut donner lieu à une sanction pénale.
L'analyse serait convaincante si elle était applicable au cas du Chevalier Bayard. La cour administrative d'appel reconnaît qu'il appartient à la commune de veiller au respect de la dignité de la personne et de ses restes, au-delà de son décès. Mais ces dispositions ne font nullement obstacle à ce que les ossements retrouvés appartiennent au domaine public. Dans le cas présent, les requêtes de M. G. et de sa famille visaient uniquement à la remise de ces derniers aux "descendants" du défunt ou à un collège dédié à la création d'un musée. Aucune demande n'était formulée pour que les conditions de conservation au sein du domaine public de la commune soient modifiées, ni d'ailleurs de leur affectation au sein de ce domaine.
La cour administrative d'appel, sans heurts et sans reproches juridiques, se sort avec les honneurs d'une affaire particulièrement étrange. Elle parvient à écarter la requête sans poser la question qui fâche, celle du lien génétique entre les demandeurs et l'ancêtre qu'ils revendiquent. De fait, il écarte la demande d'expertise qui n'est pas utile à la solution du litige, la domanialité publique faisant obstacle à toute revendication. Il est vrai que cette fois le juge était confronté à une situation étrange. Un "expert" avait déjà conclu que les restes retrouvés étaient ceux du Chevalier Bayard, mais ce même "expert" avait déjà suscité un certain émoi en racontant avoir découvert l'ADN du Christ...
Le principe de dignité : Manuel de Libertés publiques version E-Book et version papier, chapitre 7, introduction

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