« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


vendredi 7 novembre 2025

Obstination déraisonnable : Rendez-vous avec la mort


Le 3 novembre 2025, le juge des référés du Conseil d'État a rendu une ordonnance décidant l'arrêt des traitements d'un patient hospitalisé à l'Institut Gustave Roussy. M. T., âgé de 64 ans, était maintenu en vie par ventilation mécanique et il était victime de lésions cérébrales profondes après plusieurs arrêts cardio-respiratoires. 

Dans un premier temps, la fille de M. T. avait obtenu du juge des référés du tribunal administratif de Melun la suspension de la décision d'arrêt des traitements. Il se fondait sur les rapports de deux experts extérieurs à l'Institut, un neurologue et un anesthésiste, réanimateur qui déclaraient avoir constaté que M. T. tournait la tête quand sa fille le stimulait. Ils en déduisaient une "réactivité minimale" qui avait fondé la décision de suspendre la décision de l'équipe médicale. Le juge des référés du Conseil d'État s'est, quant à lui, fondé sur l'avis de l'équipe médicale augmentée d'un médecin extérieur qui constatait à l'inverse "un coma profond avec absence de réactivité". Ces querelles d'experts sont fréquentes mais le Conseil d'État préfère finalement se fier à l'équipe médicale qui a soigné le patient et connaît parfaitement l'évolution de son état. 

Sur le plan strictement juridique, l'ordonnance de référé repose sur les loi Léonetti du 22 avril 2005 et Léonetti-Claeyss du 2 février 2016. Sur leur fondement, l'article L 110-5 al. 2 du code de la santé publique énonce : "Les actes de prévention, d'investigation ou de soins ne doivent pas être poursuivis par une obstination déraisonnable. Lorsqu'ils apparaissent inutiles, disproportionnés ou n'ayant d'autre effet que le seul maintien artificiel de la vie, ils peuvent être suspendus ou ne pas être entrepris". Dans ce cas, le patient est placé, jusqu'à son décès, dans un état de sédation profonde, c'est à dire une altération de sa conscience associée à une analgésie.


L'obstination déraisonnable


L'ordonnance du 3 novembre 2025 s'appuie évidemment sur l'arrêt Lambert rendu par l'Assemblée du contentieux le 24 juin 2014. Le Conseil d'État affirme alors que l’arrêt d’un traitement de maintien en vie peut être légalement décidé lorsque sa poursuite constituerait une obstination déraisonnable au sens de la loi. Le juge exerce alors un contrôle normal sur la régularité de la procédure collégiale et l'adéquation de la décision aux éléments médicaux du patient.

Chaque affaire est donc unique, et ni l'inconscience du patient ni sa situation de dépendance ne suffisent, par eux-mêmes, à caractériser cette obstination déraisonnable. Dans le cas de M. T. , le Conseil d'État reprend l'ensemble du dossier, et constate que la médecin est désormais impuissante. Il note ainsi que "son état neurologique ne saurait exclure l'absence de toute souffrance et qu'il ne peut plus bénéficier d'un traitement antalgique ou morphinique". Il importe donc peu que M. T. tourne la tête quand il est stimulé par sa fille, dès lors que son maintien en vie par une ventilation prolongée ne peut plus lui apporter autre chose qu'une souffrance accrue.

L'obstination déraisonnable s'apprécie donc au cas par cas, en considérant l'ensemble du dossier. En témoigne la situation, encore plus douloureuse, des enfants. Les juges prennent alors en considération les chances d’amélioration de la situation de l’enfant aussi bien que la capacité des parents à accepter l’arrêt des traitements. Dans une ordonnance de référé du 5 janvier 2018, le juge des référés du Conseil d'État admet l'interruption des traitements dans le cas d'une jeune fille de quatorze ans, en état végétatif depuis plusieurs mois. Par un arrêt Afiri et Biddarri c. France du 23 janvier 2018, la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH) a ensuite déclaré irrecevable l'ultime recours des parents de cette jeune fille, confirmant ainsi la conformité du droit français à la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme. En revanche, le 24 avril 2023 il suspend la décision d’arrêt des traitements pour une enfant de deux ans. Invoquant une possibilité, purement hypothétique, d’amélioration de la santé de la jeune patiente, le juge laisse ainsi aux parents le temps d’accepter une décision douloureuse.  



 What Power are Thou. King Arthur. Acte 3 scène 2

Purcell. 1691

Deller Consort


          Les directives anticipées 

 

A ces conditions de fond, le législateur a ajouté des conditions de procédure. Le consentement du patient à la renonciation aux soins peut être exprimé par tout moyen, dès lors qu'il est conscient. Lorsqu'il n'est pas en état de s'exprimer, il peut avoir pris la précaution de rédiger des « directives anticipées » ou désigné une « personne de confiance » chargée de faire connaître sa volonté. Ces directives anticipées ont été jugées conformes à la Constitution par le Conseil constitutionnel dans une décision QPC Mme Zohra M.,du 10 novembre 2022. 

Dans le cas de l'ordonnance du 3 novembre 2025, la fille de M. T. invoque l'existence de directives anticipées demandant la poursuite des traitements en vue d'un maintien en vie. Mais ce document n'a pas été porté à la connaissance de l'équipe médicale, lors de entretiens avec la famille portant sur l'arrêt des traitements actifs. Elles ne sont mentionnées que dans le rapport des experts mandatés par la requérante. 

Le juge des référés aurait sans doute pu s'appuyer sur l'arrêt de la CEDH Medmoune c. France rendu le 2 décembre 2022.  A propos de directives dans lesquelles le patient demandait de le maintenir en vie à tout prix, la Cour a admis la position des juges français estimant que, dans l'état du patient, le traitement relevait d'une obstination déraisonnable.  

Mais l'ordonnance du 3 novembre 2025 s'appuie plutôt sur la décision du Conseil constitutionnel Mme Zhora M. du 10 novembre 2022. Elle admet que le principe du consentement trouve une limite lorsque ces directives se révèlent "manifestement inappropriées ou non conformes à la situation médicale". Tel est le cas dans la situation de M. T., ses directives anticipées sont inappropriées et largement dépassées par rapport à son état actuel. Il est constant en effet qu'aucun traitement n'est plus en mesure de guérir sa maladie ou d'améliorer son pronostic neurologique. 

On ne doit pas déduire de cette décision que le juge écarte les directives anticipées comme il l'entend. Elles conservent une puissance réelle dans la procédure, mais leur effectivité suppose qu’elles soient connues, accessibles et surtout adaptées à la situation du patient. 

La presse mentionne que la fille de M. T. entend désormais saisir la CEDH d'une demande de mesures provisoires visant à empêcher l'arrêt des traitements. Ses chances de succès sont très limitées dans la mesure où toutes les décisions de la CEDH intervenues dans ce domaine ont déclaré le droit français conforme à la convention. Il s'appuie en effet sur l'idée d'un équilibre entre le refus de l'acharnement thérapeutique, la décision collégiale de suspension des traitements prise par une équipe médicale, et un contrôle juridictionnel qui prend en considération tous les éléments du dossier. Bien entendu, cet équilibre pourrait être modifié sir la loi relative à la fin de vie, encalminée devant la parlement, était finalement votée. Mais la procrastination des autorités compétentes laisse penser que ce n'est pas pour tout de suite.


Le droit de mourir dans la dignité Manuel de Libertés publiques version E-Book et version papier, chapitre 7,  section 2 § 2 A



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