« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


samedi 15 novembre 2025

Boycott des produits israéliens : la fin de la saga Baldassi


La chambre criminelle de la cour de cassation, dans une décision du 4 novembre 2025, écarte le pourvoi déposé par différentes associations qui contestaient la relaxe prononcée à l'égard de militants ayant appelé au boycott de produits israéliens. 

Il s'agit là de l'ultime développement de l'affaire Baldassi dont les faits remontent en 2009 et 2010. Une campagne initiée par des militants "Boycott, Désinvestissement et Sanctions" (BDS). Ce groupement s'était constitué à la suite de l'avis consultatif de la Cour internationale de justice rendu le 9 juillet 2004, selon lequel « l’édification du mur qu’Israël, puissance occupante, est en train de construire dans le territoire palestinien occupé, y compris à l’intérieur et sur le pourtour de Jérusalem Est, et le régime qui lui est associé, sont contraires au droit international ».

En 2009 et 2010, des membres de ce Collectif organisent différentes actions dans un supermarché de la région de Mulhouse. Ils invitent les clients à signer une pétition et à boycotter les produits en provenance d'Israël. L'action se déroule sans violence ni dégâts et le supermarché ne porte pas plainte. Mais différentes associations comme la Licra, Avocats sans frontières, l'Association France-Israël et le Bureau national de vigilance contre l'antisémitisme portent plainte pour provocation à la discrimination, délit prévu par l'article 24 de la loi du 29 juillet 1881. Dans un premier temps, les militants sont condamnés à une amende de 1000 € avec sursis. La Cour de cassation confirme cette sentence le 20 octobre 2015.



Palestine, terre de mes douleurs. Julio Iglesias


L'appel au boycott, une expression politique fortement protégée


Mais le feuilleton n'est pas fini, car c'était compter sans la Cour européenne des droits de l'homme qui, le 11 juin 2020, condamne la France dans son arrêt Baldassi. Elle estime que la sanction pénale de l'appel au boycott constitue une ingérence excessive dans la liberté d'expression. A la suite de la décision de la cour de révision le 7 avril 2022, l'affaire est renvoyée devant la cour d'appel de Paris qui prononce la relaxe des militants le 14 mars 2024. Elle s'achève le 4 novembre 2025 avec le rejet de l'ultime pourvoi des associations requérantes.

De cette saga contentieuse, on doit déduire que la cour de cassation a pleinement adopté la jurisprudence de la CEDH. L'appel au boycott est désormais considéré comme une expression politique fortement protégée. La chambre criminelle l'avait déjà rattaché à la liberté d'expression dans un arrêt du 7 octobre 2023, à propos d'un appel à boycotter les produits israéliens organisé par des militants du même groupe devant une pharmacie lyonnaise.

Elle le confirme aujourd'hui, et la chambre criminelle reprend, pratiquement mot à mot, l'argumentaire développé par l'arrêt Baldassi de la CEDH. Elle affirme ainsi que "le boycott est une modalité d'expression d'opinions protestataires". Ce mode d'expression est donc protégé par l'article 10 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme. Il ne saurait être poursuivi, en tant que tel, comme une discrimination ou une incitation à la discrimination.

De manière plus générale, cette jurisprudence s'inscrit dans la tendance qui protège l'expression politique avec une attention particulière. La vivacité du débat y est particulièrement tolérée, et l'arrêt de la CEDH Perincek c. Suisse du 15 octobre 2015 affirme que  la liberté d'expression "vaut non seulement pour les « informations » ou « idées » accueillies avec faveur ou considérées comme inoffensives ou indifférentes, mais aussi pour celles qui heurtent, choquent ou inquiètent". La société démocratique impose donc le pluralisme des courants d'opinion, et le respect de l'opinion d'autrui. 


Discrimination et traitement différencié


Il n'empêche qu'il convient tout de même de s'assurer que l'appel au boycott n'est pas susceptible, dans certaines circonstances, de constituer un appel à la discrimination d'autrui. Le juge exerce alors un contrôle approfondi, examinant le contenu du message, le contexte, les modalités de l’action pour déterminer si la ligne rouge de l’appel à la haine ou à la discrimination est franchie.

En l'espèce, il n'en est rien. La chambre criminelle fait observer que les militants poursuivis se bornaient à demander le respect du droit international par l'État d'Israël, et ils dénonçaient la situation des droits de l'homme dans les territoires palestiniens occupés. Leur action s'inscrivait donc dans un débat d'intérêt qui justifie un « niveau élevé de protection de la liberté d’expression".

La décision du 4 novembre 2025 témoigne ainsi d'un resserrement de l'incrimination de provocation à la discrimination, tout traitement différencié ne pouvait être qualifié comme telle. La cour de cassation confirme la décision de la cour d'appel qui avait relevé que les militant n'avaient proféré aucune injure raciste ou antisémite, qu'aucune plainte de clients du supermarché n'avait été déposée, et qu'aucune violence ni menace n'avait accompagné l'action militante.

Si les propos et actions  incitaient toute personne concernée à opérer un traitement différencié au détriment de producteurs installés en Israël », ils "ne renfermaient pas pour autant de provocation à la discrimination, à la haine ou à la violence". Les producteurs visés par l'opération n'étaient pas visés en raison de leur appartenance à la nation israélienne mais en raison de leur soutien supposé aux choix politiques des dirigeants de ce pays. Pour les militants, ce soutien se manifestaient par le fait que les biens vendus étaient produits dans les territoires occupés.

La saga Baldassi n'a donc pas été inutile même si les associations requérantes espéraient sans doute un autre résultat. Elle a permis de réintégrer l'appel au boycott dans ce qu'il n'aurait jamais dû cesser, c'est à dire l'élément d'un débat politique. A cet égard, les propos peuvent être virulents, mais c'est souvent le cas dans le registre de la dénonciation politique. En l'espèce, les militants n'ont jamais visé "les juifs" ni même "les Israéliens", en tant que groupe. Ils se bornent à appeler à un geste de consommation qui consiste à ne pas acheter certains produits, et ne vise pas les personnes. Enfin ils ciblent exclusivement l'État d'Israël et ses dirigeants. Sur ce point, on peut penser que la cour de cassation vient rappeler, fort à propos, que la liberté d'expression autorise chacun à critiquer le gouvernement israélien, sans être immédiatement qualifié d'antisémite. 


Liberté d'expression Manuel de Libertés publiques version E-Book et version papier, chapitre 9

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