« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


vendredi 28 novembre 2025

Mariage homosexuel : Vers la portabilité du statut familial


Dans une décision Cupriak-Trojan et Trojan c Wojewoda Mazowiecki du 25 novembre 2025, la Cour de justice de l'Union européenne (CJUE) réunie en Grande Chambre oblige les autorités polonaises à transcrire sur leur registre d'état civil un mariage homosexuel contracté en Allemagne. Cette décision s'impose alors même que le système juridique polonais ne reconnaît pas le mariage des couples de même sexe.

Deux ressortissants polonais, dont l'un a également la nationalité allemande se sont mariés à Berlin en 2018, conformément au droit allemand. Désireux de s'installer en Pologne, ils demandent que leur mariage y soit reconnu, et puisse produire des effets juridiques dans ce pays. Les autorités polonaises écartent leur demande au motif que le mariage entre couples de même sexe heurte "les principes fondamentaux" de l'ordre juridique national. Aux yeux des juges du fond polonais, l'affaire n'est qu'un simple litige lié au statut personnel des époux, sans lien avec la liberté de circulation qui domine le droit européen. 

La cour de cassation polonaise va cependant éprouver quelques doutes sur ce sujet et saisit la CJUE d'une question préjudicielle sur la conformité de ce refus aux articles 20 et 21 du traité sur le fonctionnement de l'Union européenne (TFUE) portant respectivement sur la citoyenneté de l'Union et la libre circulation, à la lumière des articles 7 et 21 de la Charte des droits fondamentaux protège la vie privée et familiale et interdit la discrimination.


La citoyenneté de l'Union


Si le traité de Maastricht déclare qu'est "citoyen de l'Union européenne toute personne ayant la nationalité d'un État membre", il s'agit d'une citoyenneté de superposition, dépendante de la possession de celle d'un État membre. La liberté de circulation appartient ainsi aux citoyens des États membres. 

Dans sa jurisprudence Relu Andrian Coman du 5 juin 2018  imposait déjà aux États, "aux seules fins du droit au séjour", de reconnaître le conjoint de même sexe ressortissant d'un État tiers. Plus tard, l'arrêt V.M.A. c. Stolichna obstina Pancharevo du 14 décembre 2021 obligeait un État membre à reconnaître une filiation établie à l’étranger avec deux mères,  pour garantir à l’enfant l’exercice de ses droits de citoyen de l’Union. Enfin, la décision Mirin du 4 octobre 2024 avait étendu cette jurisprudence à la reconnaissance des changements d'état civil, nom et genre, réalisés dans un autre État membre.

La décision Cupriak-Trojan et Trojan c Wojewoda Mazowiecki franchit un pas supplémentaire, dans la mesure où il s'agit cette fois de deux citoyens de l'Union, ressortissants de l'État de destination. Il n'est donc plus question d'une reconnaissance purement fonctionnelle destinée à assurer le droit à une vie familiale de deux étrangers. Cette fois, la décision tend à une reconnaissance générale d'un statut marital, dès lors que cette reconnaissance conditionne l'exercice de multiples droits dérivés, comme la protection sociale, les droits successoraux etc. A l'inverse, l'absence de reconnaissance aurait contraint les deux époux à être considérés comme célibataires dans leur propre pays.

Bien entendu, la décision n'impose en aucun cas à la Pologne de faire figurer le mariage des couples de même sexe dans son droit positif. Elle énonce simplement que l'État d'origine ne peut pas refuser de reconnaître un statut familial légalement acquis dans un autre État membre, dès lors que ce refus porte atteinte à la vie familiale et, en l'espèce, au principe de non discrimination. La Pologne ne peut donc refuser la transcription dans ses registres d'état civil des mariages conclus à l'étranger. Que ces unions soient ou non homosexuelles n'est finalement pas pertinent.



Jean Marais et Jean Cocteau sur le tournage d'Orphée. 1948

Photo de Robert Doisneau


Influence de la cour européenne des droits de l'homme


Le dialogue des juges européens n'est pas étranger à cette solution, car la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH) avait déjà rendu plusieurs décisions dans le même sens.

Dans son arrêt Przybyszewska et autres c. Pologne du 12 décembre 2023, la CEDH juge ainsi que l'article 8 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme impose aux États l'obligation positive de définir un cadre juridique protégeant les couples de même sexe, afin qu'ils puissent avoir une vie familiale normale. Elle sanctionne donc le vide juridique opposé à un couple polonais marié à l'étranger. Cette jurisprudence a ensuite été confirmée dans les arrêts Formela et autres c. Pologne du 19 septembre 2024 et Andersen c. Pologne du 24 avril 2025.


Vers la portabilité du statut familial


La décision de la CJUE, comme d'ailleurs la jurisprudence de la CEDH, vise directement la Pologne, pays régulièrement mis en cause pour sa politique discriminatoire envers les couples homosexuels. Indirectement, cette jurisprudence prend aussi l'allure d'un avertissement à d'autres États, notamment d'Europe centrale, dont le droit n'est guère différent de la législation polonaise. Tous devront sans doute, s'ils n'acceptent pas le mariage homosexuel, reconnaître les unions conclues dans un autre État membre.

Plus largement, on peut se demander si l'on n'assiste pas à une sorte de portabilité du statut familial, une unification européenne du droit de la famille. Celle-ci repose sur la citoyenneté européenne, la libre circulation et le principe de non-discrimination. Les choix faits par les États sont ainsi relativisés, car ils ne peuvent refuser le mariage homosexuel qu'à la condition que ce choix ne se traduise pas un vide juridique ou une absence de protection considérée comme discriminatoire. Autant dire que ces États sont grandement incités à finalement accepter le mariage des couples de même sexe. 


Le mariage des couples de même sexe Manuel de Libertés publiques version E-Book et version papier, chapitre 8 section 2 § 1 B

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