« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


jeudi 27 février 2025

Affaire Rémi Fraisse : épilogue devant la CEDH


La Cour européenne des droits de l'homme (CEDH), dans sa décision du 27 février 2025 Fraisse et a. c. France, met fin à une affaire qui a suscité une large controverse sur le maintien de l'ordre dans un contexte de violences graves. Sur le plan juridique, la décision ne présente plus guère d'intérêt, car les autorités françaises ne l'ont pas attendue pour modifier le régime juridique d'emploi de la force.

On se souvient que Rémi Fraisse, militant écologiste français de vingt-et-un an, est décédé le 26 octobre 2014, lors d'une manifestation contre le barrage de Sirvens. Le décès est causé par l'explosion d'une grenade OF-F1 tirée par un gendarme. L'affaire suscite immédiatement une grande agitation politique, centrée sur les méthodes du maintien de l'ordre et dénonçant les violences policières. 

 

Les procédures engagées

 

Deux types de contentieux sont engagés. Les poursuites pénales engagées contre le gendarme auteur du tir s'achèvent en 2018 par un non-lieu, confirmé par un arrêt de la chambre criminelle de la Cour de cassation du 23 mars 2021. Devant la juridiction administrative, la responsabilité pour faute de l'État n'a pas été retenue, précisément en l'absence de faute, même simple, pendant l'opération, non seulement du gendarme mais de sa hiérarchie ayant autorisé l'usage de la grenade. Quant à la responsabilité sans faute, elle a été exclue sur le fondement du risque exceptionnel lié à l'utilisation de cette arme. En revanche, elle a été admise en lien avec le dommage causé par la mesure prise par l'autorité publique pour faire face à ces agissements violents. C'est donc le caractère accidentel qui fonde une indemnisation, d'ailleurs modeste car diminuée de 20 % en raison de l'imprudence de la victime qui s'était avancée très près de la ligne de défense tenue par les gendarmes mobiles, à proximité immédiate des manifestants les plus violents. Cette indemnisation a été acquise par une décision de la Cour administrative d'appel de Toulouse, le 21 février 2023, décision qui n'a pas suscité de pourvoi en cassation de la part de l'État.

Devant la CEDH, la famille de Rémi Fraisse invoque une violation de l'article 2 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme. Celui-ci admet que la mort peut résulter "d'un recours à la force absolument nécessaire", lorsqu'elle répond à l'un des trois objectifs suivants : "assurer la défense de toute personne contre la violence illégale, effectuer une arrestation régulière ou (...) réprimer, conformément à la loi, une émeute ou une insurrection".

La force létale n’est donc pas exclue dans cette dernière hypothèse, et si le recours à la violence apparaît nécessaire et proportionné à la menace pour l’ordre public. Mais l’État doit démontrer qu’il a essayé de mettre en œuvre d’autres moyens de contrôler la situation avant de recourir à cette mesure extrême, et que l’homicide n’est donc pas le résultat d’un acte arbitraire. Ces principes ont été explicités par la CEDH dans son arrêt McCann et a. c. Royaume-Uni du 27 septembre 1995

D'une manière générale, la Cour distingue entre le volet procédural du droit à la vie et son volet matériel. Le volet procédural impose aux autorités internes de faire une enquête approfondie et indépendante sur les évènements litigieux, et, le cas échéant, de se prononcer sur les responsabilités. Le volet matériel, quant à lui, est d'ordre contextuel. Sans entrer dans le détail des responsabilités individuelles, la Cour apprécie si le système juridique et administratif apportait un niveau de protection suffisant dans le cas d'un recours à la force potentiellement létal.

 


 La charge. Felix Vallotton. 1893

 

Le volet procédural

 

La CEDH estime que les autorités françaises ont diligenté une enquête indépendante. Elle écarte ainsi le moyen développé par les requérants qui contestaient le fait que l'enquête de flagrance, effectuée dans les quelques heures qui ont suivi la mort de Rémi Fraisse, ait été confiée à la Gendarmerie locale, avant d'être confiée à la section de recherches et à l'Inspection générale de la Gendarmerie nationale (IGGN). Aux yeux des requérants, l'impartialité de l'enquête devenait suspecte, dès lors que des gendarmes enquêtaient sur des gendarmes. La CEDH juge toutefois, notamment dans un arrêt de Grande Chambre Giuliani et Gaggio c. Italie du 24 mars 2011, que le recours à l'expertise de forces de l'ordre qui possèdent une compétence particulière mais qui appartiennent au même corps que la personne impliquée, n'est pas "inéluctablement incompatible" avec l'exigence d'impartialité.

La Cour note que l'enquête a été menée avec rigueur, que l'autopsie a permis de connaître rapidement la cause du décès de Rémi Fraisse, et que si aucune reconstitution n'a été effectuée, c'est tout simplement parce que les faits avaient été filmés. La procédure pénale ne saurait davantage être contestée. Elle a été confiée à deux juges d'instruction qui n'ont commis aucune faute en refusant d'entendre le préfet et son directeur de cabinet ou en refusant les actes complémentaires demandés par les parties civiles. La "connivence" que celles-ci croyaient déceler entre la justice et la Gendarmerie n'est évidemment pas établie. 

Ces éléments sont évidemment renforcés par les résultats de l'enquête, qui ont suscité une évolution du droit. Depuis l'affaire Fraisse, l'article L 435-1 du code de la sécurité intérieure, issu de la loi du 28 février 2017 relative à la sécurité publique, a précisé les cas dans lesquels les forces de l'ordre peuvent faire usage de leurs armes, en cas d'absolue nécessité et de manière strictement proportionnée. D'autres dispositions, dans l'article R 211-11 du même code, ont précisé les sommations que l'autorité doit énoncera avant de disperser un attroupement par la force. Surtout, dès le 1er décembre 2014, la grenade OF-F1 a été retirée de la liste des armes susceptibles d'être utilisées pour le maintien de l'ordre (art. D 211-17 code de la sécurité intérieure). Enfin, la liste des personnes susceptibles de décider de l'emploi de la force après les sommations d'usage a été précisée, incluant notamment le préfet ou son représentant.

Le Schéma national du maintien de l'ordre (SNMO) constitue désormais une doctrine d'emploi commune à l'ensemble des forces de l'ordre. Certaines armes ont été remplacées par d'autres, moins directement dangereuses, et une doctrine propre à l'emploi du lanceur de balles de défense a été établie.

 

Le volet matériel


Si la CEDH ne relève aucun manquement dans la manière dont a été gérée l'enquête sur l'affaire Fraisse, elle sanctionne toutefois la complexité et les lacunes du cadre juridique constatées à cette époque. Elle s'appuie essentiellement sur le rapport commun daté du 13 novembre 2014 par l'IGGN et l'IGPN, ainsi que sur la décision du Défenseur des droits du 26 novembre 2016. Ce dernier a d'ailleurs déposé une tierce intervention devant la Cour européenne. A l'époque, aussi bien la complexité que les lacunes du cadre juridique de l'emploi de la force étaient mis en lumière. Ainsi les cas dans lesquels les représentants de la force publique "ne peuvent défendre autrement le terrain qu'ils occupent" ne sont pas définis. De même, la gradation dans l'emploi des armes n'est pas clairement définie, pas plus que l'usage des sommations, parfois peu audibles et peu compréhensibles. 

Enfin, l'emploi des grenades OF-F1 ne donnait lieu à aucun cadre d'emploi, prévoyant notamment une formation sur la dangerosité de l'arme, l'interdiction du lancer "en cloche", ou le respect d'une distance de sécurité. Sur ce dernier point, on ne peut s'empêcher d'observer que la Cour déduit la "dangerosité exceptionnelle" de cette arme du fait que "l'utilisation de ce type de grenade a été interdite postérieurement aux faits litigieux", en 2021. S'il est vrai que l'arme est dangereuse, il est tout de même un peu délicat de déduire sa dangerosité d'évènements postérieurs aux faits de l'espèce.

Quoi qu'il en soit, la Cour note que les opérations à Sivens se sont déroulées dans des conditions particulièrement difficiles. Les gendarmes ont dû se défendre de nuit, avec un éclairage insuffisant. Quant à la chaine de commandement, elle était défaillante en l'absence de présence sur place de l'autorité préfectorale. Intervenant à distance, elle ne pouvait se rendre compte réellement de la gravité de la situation. De fait, les forces opérationnelles restaient seule sur le terrain pour gérer la situation. Ce n'est donc pas tant l'action des gendarmes qui est sanctionnée par la CEDH que la défaillance de l'encadrement et le défaut de clarté des règles applicables.

La CEDH rend ainsi une décision qui satisfait tout le monde. Les militants toujours prompts à dénoncer les violences policières peuvent affirmer avec satisfaction que la France est condamnée pour la mort de Rémi Fraisse. Mais les autorités françaises, et les gendarmes, peuvent aussi témoigner d'une certaine satisfaction. L'action des seconds n'est pas une seule fois mise en cause dans la décision. Ce sont les insuffisances d'un système juridique ancien qui ont été sanctionnées. Cela signifie que cet arrêt n'aura aucune conséquence sur le schéma actuel de maintien de l'ordre actuel qui, au contraire, semble validé par la Cour.


Le droit à la vie : chapitre 7, section 2 § 1 du manuel de libertés publiques sur Amazon

lundi 24 février 2025

Le mariage sous OQTF


La proposition de loi déposée par le sénateur Stéphane Demailly (Union Centriste, Somme) et visant à interdire le mariage aux étrangers en situation irrégulière a été adoptée par 227 voix contre 110. Elle va maintenant être transmise à l'Assemblée nationale pour y être débattue. 

Le texte est à la fois univoque et laconique. Il propose d'ajouter au code civil un nouvel article 143-1 ainsi rédigé : "Le mariage ne peut être contracté par une personne séjournant de manière irrégulière sur le territoire national. » Derrière la simplicité de la rédaction se cachent de lourdes difficultés. 

Difficultés politiques d'abord, car ce débat intervient au moment précis où Robert Ménard, le maire de Béziers, va passer devant le tribunal correctionnel pour avoir refusé de marier un Algérien sous obligation de quitter le territoire (OQTF) à une Française. Il risque théoriquement cinq ans de prison, une amende de 75 000 € et une peine complémentaire d'inéligibilité. L'agitation médiatique autour de l'élu contribue évidemment à renforcer le débat politique au détriment du débat juridique.

La proposition de loi se heurte en effet à un lourd obstacle juridique. C'est pour cette raison que la commission des lois du Sénat ne l'avait pas adopté, à la suite du rapport du sénateur Stéphane Le Rudulier  (Les Républicains, Bouches du Rhône). Il n'empêche qu'il a été voté en l'état, en séance plénière.

 

L'obstacle de la jurisprudence constitutionnelle

 

Cet obstacle se trouve dans une jurisprudence constitutionnelle très clairement opposée au texte. Dès sa décision du 13 août 1993 sur la loi relative à la maîtrise de l'immigration, le Conseil affirme que "la liberté du mariage est une des composantes de la liberté individuelle". Dès lors, la loi doit "respecter les libertés et droits fondamentaux de valeur constitutionnelle reconnus à tous ceux qui résident sur le territoire de la République", parmi lesquels figure "la liberté du mariage". Encore plus nettement, la décision du 20 novembre 2003, énonce que "le respect de la liberté du mariage s'oppose à ce que le caractère irrégulier du séjour d'un étranger fasse obstacle, par lui-même, au mariage de l'intéressé". Aujourd'hui, le Conseil préfère rattacher la liberté matrimoniale à la "liberté personnelle protégée par les articles 2 et 4 de la Déclaration de 1789". Cette formulation est employée dans la décision du 9 novembre 2006 sur la loi relative au contrôle de la validité des mariages, ou dans la question prioritaire de constitutionnalité (QPC) du 22 juin 2012. Mais le principe demeure identique.

Doit-on en déduire que la loi, si elle est votée en ces termes par l'Assemblée nationale, sera annulée par le Conseil ? C'est probable, mais pas tout-à-fait certain. Celui-ci pourrait peut être élargir sa jurisprudence développée en QPC au contrôle a priori des lois. Dans ce cas, il pourrait considérer que l'accroissement considérable du nombre d'OQTF s'analyse comme un "changement de circonstances de fait" justifiant une évolution jurisprudentielle. C'est néanmoins peu probable, car ce serait réellement un revirement important. 

Une autre solution, défendue par Guillaume Drago dans Le Figaro, consisterait à réviser la Constitution pour y introduire l'interdiction du mariage aux étrangers en situation irrégulière. On croit déceler dans cette suggestion le secret espoir d'un référendum sur l'immigration réclamé par le Rassemblement National, consultation qui, relevant de l'article 89 de la Constitution, ne serait pas soumise aux conditions de l'article 11. Certes, mais rien ne dit que l'Exécutif ne choisirait pas la voie du Congrès et, en tout état de cause, on imagine mal qu'une procédure de révision aussi clivante soit actuellement engagée. In fine, les chances de voir ce texte entrer dans le droit positif sont donc plutôt faibles.

 


 12 novembre 2023

Collection particulière

 

Les restrictions au mariage

 

Il y avait pourtant une autre solution, qui consistait à exploiter les limites actuelles au droit du mariage, et c'est d'ailleurs ce que proposaient les amendements déposés en commission par le rapporteur du texte.

Comme toutes les libertés, celle du mariage s'exerce dans le cadre des lois qui la réglementent. Depuis sa décision du 20 novembre 2003 sur la loi Maîtrise de l'immigration, le Conseil rappelle que les "bornes" à la liberté du mariage "ne peuvent être déterminées que par la loi". Dans la QPC Thierry B. du 22 juin 2012, il rappelle que la liberté du mariage "ne restreint pas la compétence que le législateur tient de l'article 34 de la Constitution pour fixer les conditions du mariage", à la condition toutefois qu'il "ne prive pas de garanties légales des exigences de caractère constitutionnel". De la même manière, l'article 12 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et l'article 9 de la Charte des droits fondamentaux de l'Union européenne laissent aux États le soin d'organiser le droit au mariage.

Pour modifier le droit du mariage, la seule solution possible consiste donc à s'appuyer sur les restrictions existantes. Trois d'entre elles ne sont guère utiles en l'espèce. Elles concernent la polygamie, les mineurs, et la consanguinité, les deux derniers obstacles pouvant être levés par une autorisation exceptionnelle du procureur de la République "pour des motifs graves".

 

La question du consentement

 

La quatrième restriction intéresse davantage la question du mariage des étrangers en situation irrégulière. Il s'agit de l'absence de consentement, figurant à l'article 146 du code civil, qui peut justifier l'opposition du ministère public au mariage, voire son annulation a posteriori. Cette disposition a été renforcée par une procédure plus rigoureuse, dans le but de lutter contre les mariages forcés et les mariages blancs. Une procédure spécifique est organisée par l'article 175-2 du code civil, relatif aux vices du consentement dans ce domaine. 

Cette procédure repose sur l'intervention du procureur. Personne n'ignore en effet, pas même Robert Ménard, que le maire n'est pas une autorité décentralisée en matière d'état civil. Il est une autorité déconcentrée, contrainte d'appliquer la loi, et qui ne dispose pas du pouvoir discrétionnaire de refuser de marier un couple. Cette compétence appartient au procureur de la République, avec un recours possible devant le tribunal judiciaire. Ce point a été rappelé à plusieurs reprises aux élus qui refusaient d'unir les couples homosexuels après la loi de 2013.

Cela ne signifie pas que l'élu n'ait aucune compétence dans ce domaine, car c'est lui qui en a l'initiative. Il saisit le procureur de la République, lorsqu'il a un doute sur la réalité du consentement, lorsqu'il pense que la célébration n'a pas d'autre objet que de permettre à l'un des époux de bénéficier d'un titre de séjour, voire d'acquérir à terme la nationalité française. Dans ce cas, après avoir entendu les deux époux, éventuellement séparément comme l'y autorise la loi séparatisme du 24 août 2021, il transmet le dossier au procureur. Ce dernier peut décider de surseoir au mariage, et sa décision est susceptible de recours devant le tribunal judiciaire. En l'état actuel du droit, le mariage blanc est un délit puni de cinq années d'emprisonnement et de 15 000 € d'amende.

Cette procédure est donc la procédure légale que devait utiliser le maire de Béziers et il est poursuivi pour ne pas avoir suivi la décision du procureur, qui s'était déclaré favorable au mariage. 

Bien entendu, il n'est pas interdit au législateur de faire évoluer cette procédure. Les amendements déposés en commission allaient dans ce sens. L'un d'entre eux en particulier consiste à modifier l'article 175-1 du code civil. Il double le délai de sursis à la célébration, le faisant passer de un à deux mois, ce qui laisse au procureur le temps de faire une véritable enquête, notamment sur l'existence d'une communauté de vie entre les époux. Surtout, l'amendement propose d'adopter le principe selon lequel le silence du procureur pendant deux mois vaut désaccord au mariage. 

Cet amendement figurait déjà dans la loi immigration, mais il avait été déclaré inconstitutionnel par le Conseil constitutionnel. A l'époque, le Conseil l'avait considéré comme un cavalier législatif, dès lors que la disposition ne pouvait trouver place dans le code de l'entrée et du séjour des étrangers mais devait figurer dans le code civil. Aujourd'hui, ce cas d'inconstitutionnalité ne peut plus être relevé, et il est probable que la disposition serait déclarée constitutionnelle.

Rien n'interdit donc au législateur de se pencher sur le mariage des étrangers sous OQTF et de définir un cadre plus restrictif, sans pour autant porter une atteinte définitive à la liberté du mariage. Sur ce point, on ne peut que s'interroger sur le choix du Sénat qui consiste à écarter la proposition de la Commission pour adopter le texte initial, que tout le monde sait inconstitutionnel. Supposons un instant que la loi soit votée en l'état et soit déférée ensuite au Conseil. Ce sera une belle occasion d'affirmer à l'électorat favorable à la proposition que l'on a fait ce que l'on a pu, mais hélas les méchants juges ont censuré. Rien n'aura changé, mais on aura eu l'occasion de prendre de belles postures à la télévision.

 





jeudi 20 février 2025

Haro sur l'Arcom


Dans un arrêt du 19 février 2025, le Conseil d'État estime que l'Autorité de régulation de la communication audiovisuelle et numérique (Arcom) n'a pas commis d'illégalité en écartant les candidatures de C8 et de NRJ 12 de la Télévision Numérique Terrestre (TNT). Cette décision suscite un tollé et les journalistes du groupe Bolloré dénoncent avec une belle unanimité l'effroyable atteinte à la liberté de communication, s'en prenant d'ailleurs davantage à l'Arcom, dont ils demandent rien moins que la disparition, qu'au Conseil d'État plus modestement accusé de valider une décision scélérate.

Cette agitation a quelque chose de "déjà vu". Le 24 juillet 2024, l'Arcom avait diffusé une Short List des chaînes présélectionnées, excluant déjà C8 et NRJ 12, avec les mêmes conséquences, et les mêmes éléments de langage.


Et toujours la trilogie de Morange


On ne répétera jamais ainsi la célèbre trilogie de Georges Morange qui distingue trois modes d'aménagement des libertés. On peut ici exclure le régime déclaratoire qui impose de faire une déclaration avant d'exercer sa liberté, parce qu'il s'applique à la liberté de créer un journal sur papier ou à la liberté de manifester, mais pas à la liberté de communication audiovisuelle. En revanche, elle est directement concernée par les deux autres régimes.

Le régime répressif, celui, que revendique très fort les journalistes des médias Bolloré, permet de s'exprimer librement, sauf à rendre compte des infractions commises devant le juge pénal. La chaine C8 ne peut ignorer les règles gouvernant la liberté d'expression, d'autant que ses animateurs ou intervenants connaissent bien la justice correctionnelle. La plus récente condamnation est celle de Cyril Hanouna, le 20 février 2025 pour injure publique envers un membre du parlement. Il a alors été condamné à 4000 € d'amende.  On se souvient que durant l'émission Touche pas à mon poste (TPMP), il avait traité Louis Boyard d'"espèce d'abruti", de "tocard", de "bouffon", achevant la tirade par un retentissant "toi, t'es une merde".



Le fantôme de la télévision. Jean Ferrat.


Un régime d'autorisation défini par la loi


L'arrêt du 19 février 2025 ne traite pas du tout de cet aspect de la liberté d'expression. Il traite du mode d'attribution des fréquences de la TNT, qui repose, quant à lui, sur un régime d'autorisation. Personne ne conteste que ce régime est moins libéral, car il suppose que l'on demande une autorisation avant d'exercer sa liberté. L'attribution d'une fréquence relève donc d'un régime d'autorisation. 

Lancée en 2005, la TNT s'est substituée à la télévision analogique en 2011. Le problème est que le système comporte un nombre limité de fréquences, 31 pour être précis, soit 26 chaînes gratuites et 5 payantes, auxquelles il faut ajouter des fréquences réservées pour les chaînes locales. De fait, l'accès à la TNT s'analyse comme une sorte de concours, car il n'y a pas de fréquences disponibles pour tous les candidats. A cela s'ajoutent des considérations purement économiques, car la limitation du nombre de chaînes est aussi la condition de leur viabilité.

La décision du Conseil d'État porte donc sur cette procédure d'attribution de fréquence. Elle n'est pas fixée arbitrairement par l'Arcom mais par la loi du 30 septembre 1986 relative à la liberté de communication. Considérées comme des biens publics, les fréquences sont attribuées à l'issue d'un appel à candidatures. Une fréquence ne peut être reconduite au delà d'une durée de vingt ans sans un nouvel appel, exigence liée aux nécessités d'assurer le respect de la concurrence et du pluralisme, objectifs à valeur constitutionnelle. Sur le fond, l'article 29 de la loi énumère la liste des critères sur lesquels l'Arcom doit s'appuyer pour attribuer ou refuser une autorisation. On y trouve évidemment des éléments reposant sur la viabilité financière de l'entreprise, mais aussi d'autres sur les "dispositions envisagées en vue de garantir le caractère pluraliste des courants de pensée et d'opinion, l'honnêteté de l'information et son indépendance (...)". La compétence de l'Arcom s'exerce ainsi dans un cadre juridique défini par la loi. 


Les critères de sélection


S'agissant de la chaine NRJ 12, le Conseil d'État juge que les motifs d'élimination de cette candidature sont fondés. Ils reposent essentiellement sur l'analyse financière, la chaine n'ayant, depuis sa création, réussi à obtenir des résultats positifs que sur un seul exercice, le déclin de ses parts d'audience n'ayant jamais pu être enrayé. De fait, la chaine arrivait devant l'Arcom avec un projet prévoyant de continuer exactement ce qu'elle faisait auparavant, c'est-à-dire diffusion de fictions et de divertissements déjà largement diffusés, ainsi que des émissions de télé-achat. NRJ n'est donc pas considéré comme un projet financièrement viable par l'Arcom.

C8 n'est pas davantage parvenue à l'équilibre financier, au point que l'Arcom s'est étonnée d'un plan de croissance sans rapport avec ses résultats et les perspectives d'évolution du marché publicitaire. Contrairement à NRJ, la chaîne propose des programmes inédits, mais peu diversifiés au regard des ses concurrents. 

Mais ce qui est reproché à C8, c'est d'abord de ne pas avoir respecté ses obligations contractuelles. Car il ne faut pas oublier que la procédure d'attribution s'accompagne de la négociation d'une convention que la chaîne doit évidemment respecter. Or précisément, C8 n'a pas beaucoup respecté ses obligations conventionnelles, au point qu'elle a été condamnée à plus de 7 600 000 € d'amendes diverses, en particulier liées aux dérapages de Cyril Hanouna. Le Conseil d'État reconnaît, après l'Arcom, que ces manquements de C8  "sont de nature à jeter un doute sur sa capacité à tenir ses engagements".

Le Conseil d'État laisse tout de même un petit espoir aux chaines exclues. En effet, le groupe Canal + a annoncé, 6 jours avant la décision de l'Arcom, qu'elle se retirait de la compétition pour les quatre chaines payantes présentes sur la TNT. Il était évidemment trop tard pour modifier la procédure en cours, mais le Conseil d'État rappelle qu'un nouvel appel à candidatures devra être effectué pour ces quatre fréquences désormais disponibles. En droit, rien n'interdirait à NRJ 12 et C8 d'être de nouveaux candidates, avec des dossiers plus étayés, tant sur le plan financier que sur celui des engagements à respecter la convention. 

Il n'est interdit à personne de souhaiter l'explosion du système et la libre création des chaines de télévision. Il faudrait alors renoncer à la TNT qui repose sur des fréquences de droit public en nombre limité et qui impose donc une procédure de sélection. L'alternative réside dans une privatisation totale reposant sur des chaines payantes diffusées par internet. C'est évidemment ce que souhaite le groupe Bolloré, mais doit-on abroger la loi de 1986 pour lui donner satisfaction ? Voilà une question qui concerne la liberté d'expression...



lundi 17 février 2025

Les droits des animaux en échec devant le Conseil constitutionnel


La décision du Conseil constitutionnel rendue sur question prioritaire de constitutionnalité le 14 février 2025 met un frein à la reconnaissance des droits des animaux. Elle refuse de consacrer un principe fondamental reconnu par la République interdisant globalement les mauvais traitements aux animaux. Elle refuse aussi de consacrer à leur profit un principe de dignité qui aurait fait de la dignité des animaux un élément de celle de la personne humaine. Les animaux restent donc régis par l'article 515-14 du code civil qui énonce qu'"ils sont soumis au régime des biens".

L'association One Voice est bien connue pour son militantisme en faveur des droits animaux, notamment ceux victimes des chasses traditionnelles. En l'espèce, elle conteste des dispositions de la loi du 30 novembre 2021, celles figurant dans son chapitre 3 et relatives à la maltraitance animale. L'articulation des articles L 413- 10 et L 413- 11 du code environnement conduit en effet à une distinction. Il est désormais interdit d'acquérir, de commercialiser et de faire se reproduire des animaux sauvages dans le but de les présenter au public dans des cirques et spectacles itinérants. En revanche, de telles pratiques restent possibles pour les spectacles fixes, qui sont assimilés à des parcs zoologiques.

Pour les requérants, cette distinction n'est pas fondée. Tous les animaux sauvages souffrent de leur exploitation commerciale, que le spectacle soit statique ou itinérant. Ils demandent donc au Conseil constitutionnel de compléter la loi du 30 novembre 2021 qui consacre les animaux comme "des êtres vivants doués de sensibilité". Ils sollicitent donc la reconnaissance d'un nouveau principe fondamental de la République (PFLR) ou, à défaut, l'application du principe de dignité aux animaux. Ces demandes sont rejetées par le Conseil constitutionnel, comme d'ailleurs le moyen tiré d'un manquement au principe d'égalité.


Le principe d'égalité


Sur le principe d'égalité, l'analyse est très brève. Le Conseil se borne, comme l'y invite le Secrétariat général du gouvernement, à affirmer que les animaux exploités dans les cirques itinérants ne sont pas dans la même situation que ceux exploités dans les cirques statiques. L'objet de la loi est alors interprété de manière très étroite, la seule finalité du législateur étant de lutter contre les souffrances liées à l'itinérance. 

Les autres souffrances ne sont pas mentionnées, même si l'on sait que le maintien d'un animal hors de son milieu naturel est, en soi, une souffrance. Sa détention, les séances de dressages, voire l'exposition publique des spectacles eux-mêmes sont aussi des souffrances. Rien de tout cela n'est évoqué, malheureusement.

L'interprétation  étroite du principe d'égalité par le Conseil constitutionnel était déjà dans sa décision du 31 juillet 2015. Il était saisi de l'article 521 du code pénal, qui réprime le fait, "publiquement ou non, d'exercer des sévices graves (...) envers un animal domestique ou apprivoisé". Ce texte introduisait une distinction entre les corridas et les combats de coqs. Etait incriminée la création de nouveaux gallodromes mais pas celle de nouvelles arènes destinées à la tauromachie. Cette distinction était probablement due à l'efficacité bien connue du lobbying de la corrida, mais le Conseil a refusé d'y voir une rupture d'égalité. Il affirme même une volonté des pouvoirs publics de voir s'éteindre les combats de coqs, mais pas les corridas, sans s'interroger plus avant sur les origines de cette étrange distinction.



Mickey's Circus. Walt Disney. 1936


Pas de nouveau PFLR


L'association requérante a l'ambition d'obtenir la consécration d'un nouveau PFLR. Elle appuie sa revendication sur la loi Grammont du 2 juillet 1850. Ce premier texte de protection animale avait été initié par le général Grammont, devenu parlementaire, et très choqué par les mauvais traitements infligés aux chevaux, en particulier en temps de guerre. Il interdisait donc les mauvais traitements infligés aux animaux domestiques.

Certains critères permettant de consacrer un PFLR sont bien présents. Le caractère républicain de la loi du 2 juillet 1850 n'est pas contestable puisqu'elle remonte à la seconde République. Son application n'a jamais été interrompue depuis cette date et Jules Grévy avait même organisé une campagne d'affichage des dispositions de la loi Grammont dans les écoles.

Certes, mais il faut bien reconnaître que cette loi ne visait que les animaux domestiques, et qu'elle n'a jamais été étendue aux animaux sauvages. Les travaux préparatoires montrent que le texte déposé en commission visait à s'appliquer à l'ensemble des espèces animales, quelles qu'elles soient. Mais un député vendéen nommé Desfontaines a déposé un amendement limitant son champ d'application aux animaux domestiques. A l'époque, il s'agissait sans doute de protéger les chasseurs et non pas les cirques, mais le vote de cet amendement constitue aujourd'hui, hélas, la démonstration que le texte de 1850 n'avait pas vocation à concerner les espèces sauvages et, de fait, ne les a jamais concernées. Il est évidemment difficile de fonder un PFLR sur un état préparatoire d'une loi, qui n'a jamais été soumis au vote.

Par voie de conséquence, on ne peut retenir le caractère continu de l'application de l'éventuel PFLR, puisque le législateur ne s'est intéressé aux animaux sauvages exhibés dans les cirques qu'en 2021.


Pas de principe de dignité


Le principe de dignité n'est pas davantage applicable aux animaux, affirme le Conseil constitutionnel. On sait que le fondement constitutionnel du principe de dignité se trouve dans le Préambule de la Constitution de 1946 qui affirme "la victoire remportée par les peuples libres sur les régimes qui ont tenté d'asservir et de dégrader la personne humaine". Dans sa première décision mentionnant ce principe, celle sur la loi bioéthique du 29 juillet 1994, le Conseil déduit de ces dispositions du Préambule "que la sauvegarde de la dignité de la personne humaine contre toute forme d'asservissement et de dégradation est un principe à valeur constitutionnelle". La dignité est donc celle de la personne humaine, pas celle des animaux. 

Là encore, on doit déplorer l'étroitesse du raisonnement. Ne pourrait-on considérer que la dignité de l'animal constitue un devoir de la personne et un élément de la dignité humaine ? La Cour européenne des droits de l'homme s'est déjà engagée dans cette voie, avec son arrêt du 13 février 2024 Exécutief van de Moslims van Belgie et autres c. Belgique. Elle a jugé que l'interdiction l'abattage rituel sans étourdissement préalable ne violait pas l'article 9 de la Convention européenne garantissant la liberté religieuse. Elle était en effet justifiée par rapport à "l'objectif de protection du bien-être animal", qu'elle a rattaché à la notion de "morale publique". Cette morale publique est évidemment celle des hommes qui leur impose de traiter les animaux comme des êtres vivants doués de sensibilité. 

Le Conseil constitutionnel refuse ainsi, avec une grande étroitesse d'esprit, de faire le lien entre le traitement dû aux animaux et la dignité de la personne. Emmanuel Kant était bien plus sages que nos neuf sages, lorsqu'il écrivait en 1797 dans Doctrine de la vertu, élément de sa Métaphysique des moeurs : "Un traitement violent et en même temps cruel envers les animaux est intimement opposé aux devoirs de l'homme envers lui-même".



Les PFLR : chapitre 3, section 2 § 2 A 2 du manuel de libertés publiques sur Amazon








jeudi 13 février 2025

Cnews devant la CEDH, encore


La Cour européenne des droits de l'homme (CEDH), dans un arrêt du 16 janvier 2025 Société d'exploitation d'un service d'iformation CNews c. France, déclare irrecevable un recours déposé par la chaine. Elle contestait une mise en demeure qui lui avait été adressée par l'Autorité de régulation de la communication audiovisuelle et numérique (Arcom). 

En l'espèce, la mise en demeure visait des propos tenus par I. R., un éditorialiste de la chaine, très présent dans l'émission "L'heure des pros".  Le 2 février 2022, le débat portait sur le traitement réservé aux personnes non vaccinées contre le Covid. Réagissant au propos d'un épidémiologiste qui comparait ce traitement aux persécutions nazies, I. R. déclarait alors : 

" (...) Il faut faire attention à la ségrégation hygiéniste, parce que (...) on a connu ça sous le nazisme, notamment où ils cherchaient l'homme parfait, l'homme sain, l'homme sans poux et sans contaminant. Rappelez-vous quand même que quand le ghetto de Varsovie a été créé en 1940, c'était un lieu de contaminants (...) un lieu de contaminés. C'était un lieu hygiéniste, (...) c'était un lieu qui était fait pour préserver du typhus. Et donc naturellement, la comparaison s'arrête là, on ne peut pas aller beaucoup plus loin que ça, mais malgré tout, cette ségrégation qui s'est installée, au nom d'un hygiénisme d'État, est tout à fait totalitaire". 

Le scandale médiatique qui a  suivi s'est accompagné de plusieurs saisines de l'Arcom. Le 10 mai 2022, l'autorité indépendante mit CNews en demeure de se conformer à la fois à la convention régissant son autorisation de diffusion et à la délibération du CSA du 18 avril 2018 qui impose à l'éditeur d'un service de communication d'assurer "l'honnêteté de l'information et des programmes qui y concourent" et "de faire preuve de rigueur dans la présentation et le traitement de l'information".


La mise en demeure


La mise en demeure est une procédure prévue par l'article 42 de la loi du 30 septembre 1986 et elle a pour but d'imposer aux éditeurs le respect de leurs obligations. Il ne s'agit pas d'une sanction, mais d'une décision administrative qui impose à l'entreprise destinataire une obligation de comportement. Dans un arrêt du 30 décembre 2002 Société Vortex, le Conseil d'Etat juge ainsi qu'une mise en demeure n'est pas soumise aux procédures liées au respect du droit au juste procès, au sens de l'article 6 § 1 de la Convention européenne des droits de l'homme. En revanche, si la chaîne ne respecte pas l'obligation qui lui est imposée par la mise en demeure, elle risque une sanction qui, elle, sera soumise au contradictoire, qu'il s'agisse d'une sanction pécuniaire, voire, dans les cas extrêmes d'une résiliation de l'autorisation d'exploitation.

Dans le cas présent, l'Arcom dénonce le manque d'honnêteté de l'information, en faisant observer que l'hygiénisme n'a été utilisé que pour regrouper la communauté juive de Varsovie, dans le but de procéder ensuite à sa déportation et à son extermination. Surtout, l'Arcom observe que les propos d'I.R. n'ont suscité aucune réaction de la part de la part des personnes présentes, et notamment de l'animateur, ce qui "caractérisait un défaut de maîtrise de l'antenne". CNews a contesté vainement cette délibération devant le Conseil d'État qui a rejeté son recours le 4 août 2023.

Devant la CEDH, la chaine invoque une atteinte à la liberté d'expression protégée par l'article 10 de la Convention européenne des droits de l'homme. De fait, il n'est pas contesté qu'une telle mise en demeure entraine une ingérence dans cette liberté, principe d'ailleurs mentionné dans un précédent arrêt CNews du 7 novembre 2023.


Calvin et Hobbes. Jim Watterson


Les limites du débat d'intérêt général


L'ingérence est prévue par la loi, puisque la délibération de l'Arcom trouve son fondement dans une délibération du CSA, et donc dans la loi de 1986. Elle poursuit un but légitime, dès lors qu'il s'agit d'empêcher que soient tenus des propos antisémites et discriminatoires. Ces points ne sont pas réellement contestés, et le débat se focalise sur la nécessité de cette mise en demeure, ce qui conduit la Cour à s'interroger sur sa proportionnalité au regard de son but légitime.

CNews fait valoir que les propos de son éditorialiste s'inscrivent un débat d'intérêt général. Sur ce point, l'arrêt N.I.T. srl c. République de Moldavie du 5 avril 2022 exprime clairement les principes gouvernant la jurisprudence de la Cour. Ele affirme que les éventuelles sanctions infligées à la presse ne doivent jamais être de nature à la dissuader d'évoquer un débat d'intérêt général. Sur ce point, il est clair que le débat sur le traitement des personnes non vaccinées durant le Covid relève du débat d'intérêt général.

En revanche, la Cour affirme que cette intégration dans un débat d'intérêt général "ne garantit pas une liberté d'expression sans aucune restriction", principe acquis dès l'arrêt Bladet Tromso et Stensaas c. Norvège du 20 mai 1999. Dans le cas de CNews, les propos tenus par I. R. niaient un fait historique. Leur impact a été accru par l'heure de grande écoute de la diffusion, la notoriété de l'intervenant, et surtout par l'absence totale de réaction de l'animateur du débat. La CEDH estime donc que l'ingérence de l'Arcom dans la liberté d'expression était justifiée, d'autant qu'aucune sanction n'a été prononcée, et que la perspective d'une sanction n'existe qu'en cas de récidive.

Finalement, la CEDH considère la requête comme "mal fondée", ce qui signifie que l'entreprise requérante ne développe aucun moyen sérieux susceptible de faire évoluer une jurisprudence classique. L'irrecevabilité est donc prononcée, sans grande surprise.

On observe tout de même que CNews, habituellement si critique à l'égard de les Cour européenne, n'hésite pas à multiplier les recours devant elle. La chaine est à l'origine de trois décisions en trois ans. La première, du 7 novembre 2023, concernait une mise en demeure pour des propos tenus par Eric Zemmour, alors chroniqueur sur CNews.  La seconde du 19 décembre 2024 portait cette fois sur une vraie sanction, une amende de 200 000 € de nouveau pour des propos du même éditorialiste, la sanction étant considérée comme une récidive après la première mise en demeure. Enfin, l'arrêt du 16 janvier 2025 écarte un recours contre une nouvelle mise en demeure. Dans les trois affaires, les juges déclarent les recours irrecevables car manifestement infondés. On ne peut pas vraiment dire que CNews fait avancer la jurisprudence, mais au moins sa persévérance dans les recours témoigne finalement d'une certaine confiance dans la jurisprudence européenne. 




lundi 10 février 2025

Affaire Doualemn : quand l'Exécutif confond vitesse et précipitation


L'affaire Doualemn agite beaucoup les politiques et les médias. Les juges administratifs sont violemment accusés d'empêcher l'éloignement de cet influenceur qui avait appelé à "tuer" et à "faire souffrir" les opposants au régime algérien. Le ministre de l'Intérieur, Bruno Retailleau,  dans un entretien au JDD, déclare que "la règle de droit ne protège plus la société française, mais désarme l'État régalien", Son collègue de la Justice, Gérald Darmanin, n'hésite pas, quant à lui, à affirmer que "si le droit ne permet pas d'expulser des influenceurs qui appellent au meurtre, qui appellent au viol, qui appellent à la haine de la France, oui il faut changer le droit". Ces graves accusations sont relayées par nombre de journaux et par une multitude de messages sur les réseaux sociaux, particulièrement violents à l'égard de la juridiction administrative.

Laquelle ? De quel juge administratif parle-t-on ? Car tout le monde semble ignorer que l'objet de cette vindicte ne réside pas dans une décision contentieuse mais dans deux jugements bien distincts, rendus par deux tribunaux différents. On observe que les juges, sans doute un peu fatigués par les anathèmes jetés contre leurs décisions, ont pris l'excellente décision de les publier sur le site de chacune des juridictions. C'est une excellente initiative, même si la plupart des politiques et des médias n'ont pas pris la peine de les lire.


1er jugement : l'urgence absolue et la jurisprudence constante


Le premier jugement est une ordonnance du 29 janvier 2025 rendue par le juge des référés du tribunal administratif de Paris. Il se prononce sur deux actes intervenus le 7 janvier 2025 et signés du ministre de l'Intérieur. On se souvient que, avant toute intervention du juge, les autorités françaises avaient mis l'influenceur dans un avion à destination d'Alger dès le 9 janvier, mais que les autorités algériennes avaient refusé le retour de leur ressortissant, le renvoyant immédiatement à Paris. La procédure contentieuse avait donc suivi son cours, pendant que l'intéressé était placé dans un centre de rétention administrative.

Est d'abord envisagé le retrait du titre de séjour de Doualemn, titre de séjour de dix ans qui avait été renouvelé le 26 décembre 2024. Le juge des référés refuse de suspendre cet acte, validant ainsi le principe de l'éloignement de l'intéressé. En revanche, il suspend la seconde décision du même jour, l'arrêté d'expulsion en urgence absolue, au motif que précisément aucune situation d'urgence ne justifiait de priver l'intéressé des droits de la défense qui s'exercent lors de la procédure d'expulsion ordinaire devant une commission composée de magistrats. Si on résume, le juge des référés valide le retrait du titre de séjour et confirme que l'intéressé peut être expulsé, par la procédure d'expulsion ordinaire.

Sur ce point, le juge des référés applique une jurisprudence constante. Le contrôle des motifs est particulièrement approfondi en matière d'expulsion en urgence absolue, dans le but d'éviter qu'elle soit utilisée pour échapper aux droits de la défense qui caractérisent la procédure de droit commun. De fait, pour motiver le choix de la procédure en urgence absolue, l'expulsion doit reposer sur la « nécessité impérieuse pour la sûreté de l’État ou la sécurité publique », ou sur un « comportement de nature à porter atteinte aux intérêts fondamentaux de l’État ». 

En l'espèce, le juge énonce clairement que les propos tenus par M. Doualemn dans trois vidéos diffusées sur Tik-Tok au profit de ses 138 000 abonnés s'analysent comme une incitation à des violences volontaires sur un opposant politique en Algérie. L'expulsion est donc justifiée aux yeux du juge. En revanche, il estime que les motifs invoqués pour justifier la procédure d'urgence absolue ne sont pas convaincants. Les liens avec d'autres influenceurs radicalisés sont "non établis en l'état de l'instruction", les condamnations pénales de l'intéressé existent certainement, mais la plus récente remonte à 23 ans.  En d'autres termes, le danger que représente l'influenceur est une réalité mais ce danger n'est pas "imminent pour l'ordre public". 

La situation est évidemment bien différente de l'expulsion en urgence absolue de l'imam de Pessac qui avait fait l'apologie du terrorisme en déclarant sur Facebook son soutien aux attaques commises le 7 octobre 2023 à Gaza. Le juge des référés du Conseil d'État, dans une ordonnance du 27 septembre 2024, avait alors justifié l'expulsion, en affirmant que les propos de l'imam "portaient atteinte aux intérêts fondamentaux de l'État".

 


 L'hiver en Algérie. Édouard Herzig. 1910

 

Le second jugement : une erreur de droit

 

Le second jugement, cette fois au fond, a été prononcé le 6 février 2025 par le tribunal administratif de Melun. Cette fois, le texte contesté est une obligation de quitter le territoire français (OQTF) prise par un arrêté du préfet de l'Hérault le 30 janvier 2025, et fondée sur le retrait du titre de séjour issu de la décision du 7 janvier 2025. On comprend que le ministre de l'Intérieur, irrité par la décision du 29 janvier 2025, a voulu, dès le lendemain, engager une autre procédure. Cette fois, il ne s'agit plus d'expulsion, mais d'OQTF. Certes, mais précisément, le droit prévoit deux procédures d'éloignement bien distinctes qu'il est impossible de mélanger selon les besoins.

L'étranger résidant régulièrement sur le territoire peut être éloigné selon deux procédures bien distinctes. La première est l'arrêté d'expulsion pris sur le fondement de l'article L 631-1 du code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile (ceseda). L'article R 432- 3 de ce même code prévoit, dans ce cas, le retrait automatique du titre de séjour.  La seconde procédure réside dans le retrait du titre de séjour, prévu par l'article R 432-4, mais alors la conséquence est une OQTF et pas une expulsion, procédure prévue par l'article L 611-1. En l'espèce, le ministre fonde une OQTF sur un retrait automatique de titre de séjour intervenu comme conséquence d'un arrêté d'expulsion qui a été suspendu. Et, dans le cas de l'OQTF, le retrait du titre de séjour est un préalable, pris après examen de la situation personnelle de l'intéressé. 

L'erreur de droit est évidente. Par voie de conséquence, la rétention administrative n'a plus de fondement juridique et le préfet se voit contraint de délivrer à Daoulemn une autorisation provisoire de séjour. Cette situation ne lui interdit cependant pas de recommencer une nouvelle procédure d'éloignement, sur un seul fondement cette fois.

Les juges administratifs n'ont donc fait qu'appliquer le droit en vigueur. Certes, il n'est pas interdit au ministre de s'agiter médiatiquement pour demander à le changer et l'on sait que ce type de discours, appuyé sur un dénigrement des juges, trouve généralement un large écho médiatique. Mais au lieu de changer le droit, peut être serait-il préférable de l'appliquer convenablement ? Car finalement, aucune des deux décisions n'est défavorable à l'éloignement de l'influenceur algérien, mais quel journal, quel ministre a mentionné ce fait ?

 

 

L'expulsion des étrangers : Chapitre 5, section 2 § 2  du manuel de libertés publiques sur internet