« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


jeudi 13 février 2025

Cnews devant la CEDH, encore


La Cour européenne des droits de l'homme (CEDH), dans un arrêt du 16 janvier 2025 Société d'exploitation d'un service d'iformation CNews c. France, déclare irrecevable un recours déposé par la chaine. Elle contestait une mise en demeure qui lui avait été adressée par l'Autorité de régulation de la communication audiovisuelle et numérique (Arcom). 

En l'espèce, la mise en demeure visait des propos tenus par I. R., un éditorialiste de la chaine, très présent dans l'émission "L'heure des pros".  Le 2 février 2022, le débat portait sur le traitement réservé aux personnes non vaccinées contre le Covid. Réagissant au propos d'un épidémiologiste qui comparait ce traitement aux persécutions nazies, I. R. déclarait alors : 

" (...) Il faut faire attention à la ségrégation hygiéniste, parce que (...) on a connu ça sous le nazisme, notamment où ils cherchaient l'homme parfait, l'homme sain, l'homme sans poux et sans contaminant. Rappelez-vous quand même que quand le ghetto de Varsovie a été créé en 1940, c'était un lieu de contaminants (...) un lieu de contaminés. C'était un lieu hygiéniste, (...) c'était un lieu qui était fait pour préserver du typhus. Et donc naturellement, la comparaison s'arrête là, on ne peut pas aller beaucoup plus loin que ça, mais malgré tout, cette ségrégation qui s'est installée, au nom d'un hygiénisme d'État, est tout à fait totalitaire". 

Le scandale médiatique qui a  suivi s'est accompagné de plusieurs saisines de l'Arcom. Le 10 mai 2022, l'autorité indépendante mit CNews en demeure de se conformer à la fois à la convention régissant son autorisation de diffusion et à la délibération du CSA du 18 avril 2018 qui impose à l'éditeur d'un service de communication d'assurer "l'honnêteté de l'information et des programmes qui y concourent" et "de faire preuve de rigueur dans la présentation et le traitement de l'information".


La mise en demeure


La mise en demeure est une procédure prévue par l'article 42 de la loi du 30 septembre 1986 et elle a pour but d'imposer aux éditeurs le respect de leurs obligations. Il ne s'agit pas d'une sanction, mais d'une décision administrative qui impose à l'entreprise destinataire une obligation de comportement. Dans un arrêt du 30 décembre 2002 Société Vortex, le Conseil d'Etat juge ainsi qu'une mise en demeure n'est pas soumise aux procédures liées au respect du droit au juste procès, au sens de l'article 6 § 1 de la Convention européenne des droits de l'homme. En revanche, si la chaîne ne respecte pas l'obligation qui lui est imposée par la mise en demeure, elle risque une sanction qui, elle, sera soumise au contradictoire, qu'il s'agisse d'une sanction pécuniaire, voire, dans les cas extrêmes d'une résiliation de l'autorisation d'exploitation.

Dans le cas présent, l'Arcom dénonce le manque d'honnêteté de l'information, en faisant observer que l'hygiénisme n'a été utilisé que pour regrouper la communauté juive de Varsovie, dans le but de procéder ensuite à sa déportation et à son extermination. Surtout, l'Arcom observe que les propos d'I.R. n'ont suscité aucune réaction de la part de la part des personnes présentes, et notamment de l'animateur, ce qui "caractérisait un défaut de maîtrise de l'antenne". CNews a contesté vainement cette délibération devant le Conseil d'État qui a rejeté son recours le 4 août 2023.

Devant la CEDH, la chaine invoque une atteinte à la liberté d'expression protégée par l'article 10 de la Convention européenne des droits de l'homme. De fait, il n'est pas contesté qu'une telle mise en demeure entraine une ingérence dans cette liberté, principe d'ailleurs mentionné dans un précédent arrêt CNews du 7 novembre 2023.


Calvin et Hobbes. Jim Watterson


Les limites du débat d'intérêt général


L'ingérence est prévue par la loi, puisque la délibération de l'Arcom trouve son fondement dans une délibération du CSA, et donc dans la loi de 1986. Elle poursuit un but légitime, dès lors qu'il s'agit d'empêcher que soient tenus des propos antisémites et discriminatoires. Ces points ne sont pas réellement contestés, et le débat se focalise sur la nécessité de cette mise en demeure, ce qui conduit la Cour à s'interroger sur sa proportionnalité au regard de son but légitime.

CNews fait valoir que les propos de son éditorialiste s'inscrivent un débat d'intérêt général. Sur ce point, l'arrêt N.I.T. srl c. République de Moldavie du 5 avril 2022 exprime clairement les principes gouvernant la jurisprudence de la Cour. Ele affirme que les éventuelles sanctions infligées à la presse ne doivent jamais être de nature à la dissuader d'évoquer un débat d'intérêt général. Sur ce point, il est clair que le débat sur le traitement des personnes non vaccinées durant le Covid relève du débat d'intérêt général.

En revanche, la Cour affirme que cette intégration dans un débat d'intérêt général "ne garantit pas une liberté d'expression sans aucune restriction", principe acquis dès l'arrêt Bladet Tromso et Stensaas c. Norvège du 20 mai 1999. Dans le cas de CNews, les propos tenus par I. R. niaient un fait historique. Leur impact a été accru par l'heure de grande écoute de la diffusion, la notoriété de l'intervenant, et surtout par l'absence totale de réaction de l'animateur du débat. La CEDH estime donc que l'ingérence de l'Arcom dans la liberté d'expression était justifiée, d'autant qu'aucune sanction n'a été prononcée, et que la perspective d'une sanction n'existe qu'en cas de récidive.

Finalement, la CEDH considère la requête comme "mal fondée", ce qui signifie que l'entreprise requérante ne développe aucun moyen sérieux susceptible de faire évoluer une jurisprudence classique. L'irrecevabilité est donc prononcée, sans grande surprise.

On observe tout de même que CNews, habituellement si critique à l'égard de les Cour européenne, n'hésite pas à multiplier les recours devant elle. La chaine est à l'origine de trois décisions en trois ans. La première, du 7 novembre 2023, concernait une mise en demeure pour des propos tenus par Eric Zemmour, alors chroniqueur sur CNews.  La seconde du 19 décembre 2024 portait cette fois sur une vraie sanction, une amende de 200 000 € de nouveau pour des propos du même éditorialiste, la sanction étant considérée comme une récidive après la première mise en demeure. Enfin, l'arrêt du 16 janvier 2025 écarte un recours contre une nouvelle mise en demeure. Dans les trois affaires, les juges déclarent les recours irrecevables car manifestement infondés. On ne peut pas vraiment dire que CNews fait avancer la jurisprudence, mais au moins sa persévérance dans les recours témoigne finalement d'une certaine confiance dans la jurisprudence européenne. 




1 commentaire:

  1. Tout ce qui est excessif est insignifiant. Telle pourrait-être la substantifique moëlle de cet arrêt de la CEDH. Toutefois, il soulève quelques questions.

    - La première concerne l'objectivité de l'ARCOM. Elle semble moins regardante lorsque des propos antisémites sont régulièrement tenus sur des chaînes du service public. Les nominations à la tête de cette Autorité administrative indépendante démontrent qu'elle n'a rien d'indépendante.

    - La deuxième porte sur les limites du débat d'intérêt général. Il s'agit d'un concept à géométrie variable que le Conseil d'Etat et la CEDH interprètent à leur guise sans que nous soyons certains qu'ils en donnent une définition claire et précise. Encore un exemple de droit mou !

    - La troisième concerne les brevets de vertu juridique que se décerne la Cour. L'on pourrait citer moultes exemples où elle a violé les principes de la Convention, en particulier celui du droit à un procès équitable. Un peu plus d'humilité ne nuirait pas à sa crédibilité.

    Le travail/combat du requérant lambda devant la Cour de Strasbourg s'apparente souvent à un travail de Titan, une quête de justice contre la Justice !

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