Existe-t-il une liberté d'appeler au boycott ? Le droit positif l'affirme désormais, et l'arrêt rendu par la chambre criminelle de la Cour de cassation le 4 février 2025 va résolument dans ce sens. Il confirme le non-lieu prononcé par les juges du fond, à la suite d'une plainte déposée par CNews contre Sleeping Giants, un "collectif de lutte contre le financement du discours de haine". En octobre 2019, celui-ci avait appelé les annonceurs à retirer leurs marchés publicitaires à la chaine pour protester contre les propos jugés haineux tenus par Éric Zemmour dans l'émission Face à l'Info.
L'affaire, si on la considère au seul regard des faits de l'espèce, ne présente plus aucun intérêt. Dès le 8 septembre 2021, l'Arcom (à l'époque CSA) a adopté une délibération imposant à CNews de décompter le temps de parole d'Éric Zemmour, désormais considéré, non plus comme un journaliste mais comme un "acteur du débat politique national". Il a donc été contraint de quitter des fonctions d'éditorialiste qui déséquilibraient totalement les temps de parole des personnalités politiques sur la chaîne, temps de parole qui doit être décompté au prisme du principe de pluralisme.
C'est donc sur le plan pénal que l'arrêt du 4 février 2025 suscite l'intérêt, car CNews avait porté plainte pour discrimination fondée sur l'expression d'opinions politiques de nature à entraver l'exercice normal d'une activité économique. L'entreprise requérante invoquait donc l'article 225-1 du code pénal qui sanctionne la discrimination, d'une manière générale. Certes, son alinéa 2 prévoit que des personnes morales peuvent en être victimes, mais aucun motif, parmi ceux énumérés, ne mentionne une discrimination qui serait le résultat d'un appel au boycott.
La règle de l'interprétation étroite qui prévaut dans le droit pénal imposait sans doute le non-lieu. Mais celui-ci était également justifié par une évolution jurisprudentielle qui considère désormais l'appel au boycott comme directement rattaché à la liberté d'expression.
La jurisprudence ancienne
De tout évidence, CNews s'appuyait sur une jurisprudence quelque peu dépassée, même s'il est vrai que l'appel au boycott a longtemps suscité des débats juridiques, d'autant plus âpres qu'il s'agissait généralement d'affaires relatives à l'appel au boycott des produits israéliens pour protester contre l'occupation des territoires palestiniens. En 2015, des militants du mouvement BDS (Boycott, Désinvestissement, Sanctions) étaient intervenus dans des supermarchés alsaciens, pour appeler les consommateurs à boycotter les produits israéliens. Ils avaient été poursuivis, et condamnées, pour "provocation à la discrimination, à la haine ou à la violence envers un groupe de personnes à raison de leur origine ou de leur appartenance à une ethnie, une race, une religion ou une nation déterminée", infraction prévue par l'article 24 de la loi du 29 juillet 1881.
La Chambre criminelle de la Cour de cassation, dans un arrêt du 20 octobre 2015, avait alors confirmé la peine, estimant que l'élément matériel de l'infraction était établi, dès lors que les militants incitaient les consommateurs à ne pas acheter ces marchandises "en raison de l'origine des producteurs et fournisseurs lesquels, constituant un groupe de personnes, appartiennent à une nation déterminée, en l'espèce Israël, qui constitue une nation au sens du droit international". L'appel au boycott était donc analysé comme "un acte positif de rejet, se manifestant par l'incitation à opérer une différence de traitement à l'égard d'une catégorie de personnes, en l'occurrence les producteurs de biens installés en Israël".
De toute évidence, CNews s'appuyait sur cette décision. Dans les années qui l'ont suivie, elle a d'ailleurs reçu un soutien de l'Exécutif. Le 20 octobre 2020, le Garde des Sceaux, Éric Dupond-Moretti, demandait encore aux procureurs et aux présidents de tribunaux de poursuivre et condamner les appels au boycott de l'État d'Israël, qui peuvent être considérés comme "une provocation à la discrimination à l'égard d'une nation".
All the free speech money can buy. Shepard Fairey. 2015
La jurisprudence nouvelle
Hélas, Éric Dupond-Moretti n'avait sans doute pas vu la jurisprudence européenne. Cette même affaire de 2015 a, en effet, donné lieu à un recours devant la Cour européenne des droits de l'homme. Dans sa décision du 11 juin 2020, Baldassi et autres c. France, elle s'oppose frontalement à la jurisprudence de la Cour de cassation, et déclare que ces condamnations emportent une ingérence excessive dans la liberté d'expression.
D'une manière générale, elle refuse de considérer qu'un appel au boycott peut être qualifié, en tant que tel, comme une pratique discriminatoire. Certes, il s'agit d'une démarche protestataire, mais, dans l'affaire Baldassi, les condamnés sont de simples citoyens, nullement astreints à une obligation de réserve. Leur action vers les clients d'un supermarché vise à susciter une réflexion chez les consommateurs, les mettre devant un choix qu'ils maîtrisent totalement. Autrement dit, un appel au boycott n'oblige personne à boycotter. L'action s'inscrit donc dans un "débat d'intérêt général", et plus précisément dans un débat politique que la CEDH protège avec une vigilance particulière.
Dans une décision rendue le 17 octobre 2023, la Chambre criminelle de la Cour de cassation aligne finalement sa jurisprudence sur celle de la CEDH, affirmant clairement que l'appel au boycott s'analyse juridiquement comme "une modalité particulière d'exercice de la liberté d'expression en ce qu'il combine l'expression d'une opinion protestataire et l'incitation à un traitement différencié". Comme dans l'affaire Baldassi, il s'agissait d'un collectif de militants appelant les clients des pharmacies à boycotter les produits issus de laboratoires israéliens. Et comme dans l'affaire Baldassi, cet appel était demeuré sans conséquences au regard des intérêts des entreprises visées.
Le contrôle des juges du fond
Dans l'affaire jugée le 4 février 2025, le "collectif de lutte contre le financement du discours de haine" est également composé de militants appelant des annonceurs à boycotter la chaîne. Mais celle-ci affirme que certains ont retiré leurs budgets publicitaires, causant un préjudice à CNews. La Cour de cassation, alors que rien ne l'y oblige, rappelle la jurisprudence européenne qui impose aux juges internes de s'assurer qu'une ingérence à la liberté d'expression est "nécessaire dans une société démocratique", et constate qu'en l'espèce ce contrôle de proportionnalité n'a pas été mis en oeuvre. Doit-on en déduire qu'un appel au boycott qui aurait de lourdes conséquences financières, c'est-à-dire qui réussirait, pourrait constituer une infraction ? Il faudra attendra la jurisprudence ultérieure sur l'éventuelle violation de l'article 24 de la loi de 1881 pour obtenir des précisions sur ce point.
En l'espèce en effet, cette lacune des juges du fond n'a aucune importance, car CNews s'était fondé, non sur les délits de presse, mais sur la non-discrimination de l'article 225-1 du code pénal. Or celui-ci ne prévoit aucune discrimination liée à un appel au boycott, ce qui signifie qu'aucune qualification pénale n'était susceptible d'être retenue à l'égard de l'activité du collectif contestataire et de ses membres.
On doit en déduire que la plainte n'avait pas fait l'objet d'une étude juridique bien sérieuse, et la Cour de cassation manifeste, fort discrètement, un certain agacement à l'égard de ce qui constitue, in fine, une procédure bâillon. L'affaire est en effet jugée selon la procédure prévue par l'article 567-1-1 du code de procédure pénale. Il énonce que "lorsque la solution d'une affaire soumise à la chambre criminelle lui paraît s'imposer", elle peut être jugée par une formation réduite de trois magistrats. Celle-ci "déclare non admis les pourvois irrecevables ou non fondés sur un moyen sérieux de cassation". Le plus humiliant pour CNews réside dans le fait que sa plainte n'est pas considérée comme sérieuse. Encore un mauvais coup des juges rouges, certainement tous membres du syndicat de la magistrature.
Nous ne vous remercierons jamais assez pour vos analyses de toutes ces jurisprudences contradictoires. Elles appellent un certain nombre de remarques.
RépondreSupprimer- La lisibilité des décisions de justice. Comment un citoyen normal peut-il se retrouver dans ce maquis de décisions. S'en dégage une impression de flou, voire de contradictions dans l'interprétation des normes en fonction du lieu, du temps, du juge. Une sorte de droit mou comme les montres molles de Salvador Dali. Dès lors, l'on comprend mieux la défiance croissance de nos concitoyens à l'égard de la Justice.
- Le primat juridique et moral de la CEDH. Présentée comme le bijou de famille du Conseil de l'Europe auquel elle est rattachée, la Cour n'est en fait qu'un bijou en toc. Ses arrêts respirent de moins en moins la rigueur juridique et de plus en plus le fou impressionniste, pour ne pas dire une approche idéologique. Certains de ses arrêts iniques en témoignent.
- Le doute sur l'intangibilité du principe de la liberté d'expression. Imaginons un boycott de tous les produits importés d'Algérie en raison du sort réservé à Boualem Sansal et à bien d'autres patriotes algériens ! Quelle serait la décision de toutes ces juridictions ?
- La légitimité du syndicat de la magistrature. Ce syndicat à l'approche idéologique remplit-il la condition d'indépendance et d'impartialité que l'on est en droit d'attendre de tout juge (Cf. article 6 de la Convention européenne des droits de l'homme) ? Hier encore, dans Le Monde, deux de ses éminents représentants critiquaient les éventuelles modifications législatives apportées à la loi sur les mineurs. De quel droit des juges se permettent-ils de s'en prendre au pouvoir législatif alors même qu'ils font partie de l'autorité judiciaire ? Une réponse devrait être, un jour prochain, apportée à cette question de principe lancinante.
En conclusion que dire de la patrie autoproclamée des droits de l'homme où (1) un influenceur algérien est remis en liberté blanchi avec un pécule de 1200 euros, (2) un ex-président de la République porte désormais un bracelet électronique et (3) un président de la République va nommer à la tête du Conseil "inconstitutionnel" un de ses copains à la probité douteuse et à l'expertise juridique faible ?